Sainte Thérèse d’Avila
Docteur de l’Église

Le Château intérieur
OU LES DEMEURES

Ce traité, appelé Le Château Intérieur,
Thérèse de Jésus, moniale de Notre-Dame du Carmel,
l’a écrit pour ses sœurs et filles,
les religieuses Carmélites Déchaussées.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE II

De certains dont use le Seigneur pour éveiller les ânes ; il semble qu’on n’ait rien à redouter, bien que ce soit chose très élevée, et que ces faveurs soient grandes.

1       Nous avons, semble-t-il, bien délaissé le petit papillon, mais il n’en est rien, car ces épreuves tendent à le faire voler plus haut. Commençons donc maintenant à traiter de la façon dont l’époux se comporte à son égard, voyons comment, avant de s’unir tout à fait à l’âme, il le lui fait bien désirer, par des moyens si délicats qu’ils lui sont imperceptibles, et que je me crois incapable d’en parler de manière à me faire comprendre sauf de celles qui sont passées par là ; venues du plus profond de l’âme, ce sont des impulsions si délicates, si subtiles, que je ne puis trouver de comparaison satisfaisante.

2       C’est fort différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas et même des joies intérieures dont il a été parlé, car fréquemment, lorsque la personne est distraite, sans même qu’elle songe à Dieu, il arrive que Sa Majesté l’éveille, brusquement, comme passe une étoile filante, ou comme éclate un coup de tonnerre, mais elle n’entend aucun bruit : l’âme comprend toutefois fort bien que Dieu l’a appelée, elle le comprend même si bien que parfois, surtout au début, elle frémit et gémit, quoique rien lui fasse mal. Elle ressent les effets d’une blessure infiniment savoureuse, sans déceler toutefois comment elle fut blessée, ni par qui ; elle reconnaît bien que c’est chose précieuse et voudrait ne jamais guérir de cette blessure. Elle se plaint à son Époux, parfois même à voix haute, avec des mots d’amour qu’elle ne peut retenir ; elle comprend qu’il est présent, mais qu’il ne veut pas se manifester ni lui permettre de jouir de sa compagnie. C’est une peine bien grande, mais savoureuse et douce ; l’âme ne peut se refuser à la ressentir, jamais même elle n’y consentirait. Elle y puise de bien plus grandes satisfactions que dans le savoureux anéantissement, libre de toute peine, qu’est l’oraison de quiétude.

3       Je me morfonds du désir de vous faire comprendre, mes soeurs, cette opération, et ne sais comment m’exprimer. Il semble contradictoire de dire que l’Aimé fait clairement comprendre qu’il est avec l’âme, et qu’il semble en même temps l’appeler par un signe si réel qu’elle ne peut en douter, un sifflement si pénétrant, si audible, que cette âme ne peut manquer de l’entendre, car il paraît évident que lorsque l’Époux qui est dans la Septième Demeure parle ainsi, sans toutefois qu’il s’agisse de paroles formulées, les gens qui se trouvent dans les autres Demeures n’osent bouger, ni les sens, ni l’imagination, ni les puissances. Ô mon Dieu tout- puissant, que vos secrets sont grands, et que les choses de l’esprit diffèrent de tout ce qu’on peut voir et entendre ici-bas puisqu’il n’y a aucun moyen d’expliquer cette faveur, pourtant si petite, quand on la compare à tout ce que vous opérez de si grand dans les âmes !

4       Son action sur l’âme est si forte qu’elle s’anéantit de désir et ne sait que demander, car elle croit percevoir clairement que son Dieu est avec elle. Vous allez me dire : comprenant cela que peut-elle désirer, qu’est-ce qui peut la peiner ? Quel plus grand bien veut-elle ? Je ne le sais ; je sais que cette peine semble l’atteindre aux entrailles, et que lorsque celui qui la blesse arrache la flèche, il semble vraiment les lui arracher aussi, si vif est l’amoureux regret qu’elle éprouve. Je me demande si on ne pourrait pas dire que de ce brasier ardent, qui est mon Dieu, une étincelle jaillit, touche l’âme, et lui transmet sa flamme ardente ; c’est insuffisant pour la brûler, mais si délectable qu’elle reste tout en peine, et il a suffi d’un contact pour susciter cet effet ; telle est, me semble-t-il, la meilleure comparaison que j’aie trouvée. Car cette douleur savoureuse, qui n’est pas une douleur, ne dure pas ; s’il lui arrive de persister un long moment, elle peut aussi disparaître au plus vite, selon ce que le Seigneur veut lui communiquer, car nul moyen humain ne peut l’obtenir. Aussi, bien qu’elle dure parfois un moment, elle disparaît et revient ; enfin, elle n’est jamais permanente, c’est pourquoi elle n’embrase pas l’âme tout entière ; à peine l’étincelle va-t-elle l’enflammer qu’elle s’éteint ; mais l’âme garde le désir de souffrir à nouveau l’amoureuse douleur qu’elle lui a causée.

5       Il n’y a pas lieu de demander ici si cela provient de notre nature, si la cause en est la mélancolie, ou les tromperies du démon, ou nos imaginations ; on perçoit fort bien que ce mouvement provient du lieu même où se tient le Seigneur, qui est immuable ; ces opérations ne ressemblent pas à d’autres dévotions, où la torpeur des plaisirs spirituels peut susciter le doute. Ici, ni les sens ni les puissances ne sont dans la torpeur, ils considèrent et s’interrogent, impuissants à s’opposer à cette peine délectable comme à l’accroître, incapables d’y échapper, me semble-t-il. Que celui à qui Notre-Seigneur accorderait cette faveur, (il la reconnaîtra lorsqu’il lira ceci) lui rende grâce ardemment, car il n’a pas à craindre d’être abusé ; qu’il ait grand peur de répondre par de l’ingratitude à une si haute faveur, qu’il tâche de servir et d’amender sa vie en toutes choses, il verra ce qui s’ensuit : il recevra de plus en plus. Une personne à qui échut cette faveur vécut ainsi plusieurs années, si satisfaite, que si elle avait dû servir le Seigneur au milieu de grandes épreuves pendant des années infinies, elle se fût jugée bien récompensée. Qu’il soit béni à jamais. Amen.

6       Il se peut que vous objectiez : pourquoi y a-t-il plus de sécurité dans ces choses-là que dans d’autres ? A mon avis, pour plusieurs raisons. Premièrement, jamais le démon ne donne une peine aussi savoureuse que celle-là. Peut-être pourrait-il donner une saveur, des délices, qui semblent spirituels ; mais joindre à la peine, et à une si grande peine, la quiétude et le plaisir de l’âme, n’est pas de son ressort ; tous ses pouvoirs sont extérieurs, et ses peines, quand il en inflige, ne sont, à ce qu’il me semble, jamais savoureuses, ni accompagnées de paix : elles inquiètent et suscitent la guerre. Deuxièmement, parce que cette savoureuse tempête provient d’une région sur laquelle il ne peut exercer son empire. Troisièmement, du fait des grands bienfaits que cette faveur communique à l’âme ; ce sont, à l’ordinaire, le désir de subir de nombreuses épreuves, la détermination accrue de s’éloigner des contentements et conversations de la terre, et autres choses semblables.

7       Il est très clair qu’il ne s’agit pas d’imaginations, car si l’âme recherchait cette faveur, elle ne pourrait la contrefaire. C’est chose si frappante qu’on ne peut s’en faire aucune idée, (je précise, croire qu’on l’a quand on ne l’a point) ni en douter quand on la reçoit ; au cas où quelque doute subsisterait, que l’âme sache alors qu’il ne s’agit pas véritablement de ces élans dont j’ai parlé ; je précise, au cas où elle se demanderait si elle les a éprouvés ou non, que l’âme les perçoit aussi clairement que l’oreille entend un grand cri. Quant à la mélancolie, c’en est fort éloigné ; la mélancolie ne fait et fabrique ses idées que dans l’imagination ; ce dont nous parlons provient de l’intérieur de l’âme. Il se peut que je me trompe, mais tant que je n’entendrai pas quelqu’un qui connaisse cet état me donner d’autres explications, mon opinion ne variera point ; une personne que je connais redoutait fort des illusions, mais jamais elle n’a pu douter de cette forme d’oraison.

8       Notre-Seigneur a aussi d’autres façons d’éveiller l’âme : au moment le plus inattendu, alors qu’on prie vocalement, distrait de toute chose intérieure, une flambée délicieuse vous saisit, comme si un fort parfum se communiquait soudain à tous les sens, (je ne dis pas que ce soit un parfum, ce n’est qu’une comparaison), ou quelque chose de cette sorte, qui fait sentir que l’Époux est présent ; l’âme s’émeut du désir savoureux de jouir de Lui, elle se trouve disposée à accomplir de grandes actions et à louer Notre-Seigneur. Cette faveur naît de ce que je viens d’évoquer ; mais ici rien ne fait de la peine, le désir même de jouir de Dieu n’est pas pénible : voilà ce que l’âme éprouve d’ordinaire. Ici non plus, il n’y a rien à redouter, ce me semble, pour quelques-unes des raisons que j’ai dites ; mais tâcher de recevoir cette faveur avec les actions de grâces.

CHAPITRE III

Suite du même sujet. Comment Dieu parle a l’âme quand il le veut ; ce qu’il faut faire en cette circonstance, et ne pas suivre son propre sentiment. A quels signes l’âme peut constater que ce n’est pas un leurre, et quand c’en est un. Chapitre fort utile.

1       Dieu a une autre manière d’éveiller l’âme ; bien que sous certains aspects cette faveur-ci paraisse supérieure aux précédentes, elle peut être plus dangereuse, c’est pourquoi je m’y arrêterai un peu. Il s’agit de paroles adressées à l’âme, de diverses façons ; certaines semblent venir de l’extérieur, d’autres du plus profond ou du plus haut de l’âme ; d’autres viennent de l’extérieur, et elles sont si nettes que l’ouïe les distingue. Quelquefois, souvent même, ce peut être une idée qu’on se fait, en particulier chez les personnes de faible imagination, ou mélancoliques ; je précise : celles dont la mélancolie est notoire.

2       A mon avis, il ne faut pas faire crédit à ces deux sortes de personnes, même quand elles disent qu’elles voient et qu’elles entendent, ni les inquiéter en leur disant qu’il s’agit du démon, mais les écouter comme des malades ; que la prieure ou le confesseur à qui elles s’en ouvriraient leur disent de ne pas en faire cas, que tel n’est pas le moyen substantiel de servir Dieu, que le démon a trompé nombre de gens par ce moyen, bien que ce ne soit peut-être pas leur cas : cela afin de ne pas ajouter à l’affliction où déjà leur humeur les incline. Si on leur dit que c’est l’effet de la mélancolie, on n’en finira plus ; elles jureront qu’elles voient et entendent, car elles ont cette impression.

3       Il est vrai qu’il faut avoir le soin de les priver de l’oraison, et obtenir autant que possible qu’elles ne tiennent aucun compte de tout cela ; le démon utilise parfois ces âmes malades, il ne leur nuit pas, à elles, mais à d’autres ; malades et bien portantes doivent toujours redouter ces choses-là jusqu’à ce qu’on en connaisse l’esprit. Je dis donc qu’il est préférable de les vaincre au début, car si elles viennent de Dieu, elles n’en progresseront que mieux : l’épreuve les renforce. Il en est ainsi, mais qu’on ne cherche pas à beaucoup opprimer l’âme, ni à l’inquiéter, car, vraiment, elle n’en peut mais.

4       Revenant, donc, à mon premier sujet, celui des paroles dites à l’âme, quelle que soit la façon dont elles se présentent, elles peuvent venir de Dieu, mais aussi du démon ou de notre propre imagination. Je dirai, si cela m’est possible avec la faveur de Dieu, à quels signes on les distingue, et dans quelles circonstances ces paroles sont dangereuses. Car parmi les gens d’oraison, nombreuses sont les âmes qui en entendent, et je voudrais, mes soeurs, que vous ne pensiez mal faire ni en ne leur accordant aucun crédit, ni en leur en accordant ; quand elles ne concernent que vous, soit qu’elles vous flattent, soit qu’elles vous éclairent sur vos fautes, peu importe celui qui les dit, et même si c’est une idée que vous vous faites, cela ne va pas loin. Je vous avertis de ceci : même si elles proviennent de Dieu, ne vous croyez pas meilleurs de ce fait ; il a beaucoup parlé aux pharisiens, et tout dépend du profit qu’on tire de ses paroles ; ne faites pas plus cas de celles qui ne seraient pas très exactement conformes aux Écritures que si vous les teniez du démon en personne ; car même si elles sont nées de votre faible imagination, il faut les considérer comme une tentation contre les choses de la foi, donc toujours y résister, afin de les écarter ; et elles s’écarteront, car elles n’ont pas une grande force.

5       Pour en revenir à ce que je disais au début, soit que les paroles viennent de l’intérieur ou de la partie supérieure de l’âme, soit qu’elles viennent de l’extérieur, cela ne signifie pas qu’elles ne viennent pas de Dieu. Les marques les plus certaines qu’on puisse en avoir sont les suivantes. La première, et la plus sure, c’est la puissance et l’empire qu’elles exercent : ces paroles sont des actes. Je m’explique : l’âme se trouve au milieu des tribulations et de l’agitation intérieures déjà décrites, dans l’obscurité de l’entendement et la sécheresse : il lui suffit d’entendre un mot, rien que " n’aie pas de peine ", pour s’apaiser, libre de tout chagrin, dans une grande lumière ; cette peine s’évanouit, alors qu’il lui semblait que si le monde entier et les hommes doctes tous ensemble lui avaient donné des raisons de s’en délivrer, leurs efforts ne seraient pas parvenus à soulager son affliction. Elle est affligée, pleine de craintes parce que son confesseur, et d’autres personnes avec lui, lui ont dit que son esprit provient du démon ; mais il suffit qu’on lui dise la parole : " C’est moi, n’aie pas peur ", pour que tout se dissipe ; elle est parfaitement consolée, persuadée que personne ne pourrait lui faire croire qu’il en est autrement. De même lorsqu’elle est fort en peine d’affaires graves, dont elle ignore ce qu’il en adviendra, elle entend qu’elle doit se calmer, que tout réussira. Elle se retrouve dans la certitude, sans nulle peine. Et il en est ainsi de beaucoup d’autres choses (voir Autobiographie, chap. 25).

6       Second signe : l’âme se retrouve dans une grande quiétude, dans un recueillement fervent et apaisé, prête à louer Dieu. Ô Seigneur ! Si le mot que vous nous faites dire par l’un de vos pages (puisqu’à ce qu’on dit, du moins dans cette Demeure, ce n’est pas le Seigneur lui-même qui parle, mais un ange), a un tel pouvoir, qu’en sera-t-il pour l’âme liée d’amour avec Vous, et Vous avec elle ?

7       Troisième signe : ces paroles ne s’effacent pas de la mémoire avant fort longtemps, et certaines ne s’effacent jamais, alors que nous oublions celles que nous entendons ici-bas ; je précise : celles que les hommes nous ont dites ; pour graves et doctes qu’ils soient, leurs paroles ne se gravent pas aussi profondément dans la mémoire, et s’il s’agit de choses futures, nous n’y ajoutons pas la même foi ; mais la parole de Dieu nous insuffle une immense certitude, et même lorsqu’il s’agit de choses qui semblent si impossibles que l’âme ne peut s’empêcher d’en douter, de se demander si elles se réaliseront oui ou non, l’entendement hésite un peu, mais l’âme elle-même est pleine d’une certitude invincible, même si tout semble contredire ce qu’elle a entendu ; les années passent, rien ne peut l’empêcher de penser que Dieu usera de moyens incompréhensibles aux hommes, mais que cela s’accomplira enfin ; et cela s’accomplit. Pourtant, comme je l’ai dit, elle n’en souffre pas moins lorsqu’elle voit de nombreux obstacles ; ce qu’elle a entendu est loin dans le temps, l’action de Dieu, la certitude qu’elle eue sur le moment que cela venait de Lui, se sont émoussées, les doutes apparaissent, elle se demande si ce ne fut pas le démon, ou son imagination. Mais sur le moment elle n’a aucun doute, mais elle mourrait pour cette vérité. Toutefois, comme je le dis, que ne fera le démon à l’aide de ces imaginations qu’il suggère pour affliger et effrayer l’âme ! En particulier s’il s’agit d’une affaire dont on présume qu’elle sera pour le grand bien des âmes, une oeuvre pour l’honneur de Dieu, pour son service et qui présente de sérieuses difficultés. Le moins qu’il fasse c’est d’affaiblir la foi, et il est fort nuisible de ne pas croire Dieu assez puissant pour accomplir des oeuvres que notre entendement n’entend pas.

8       Au milieu de tous ces combats, malgré tant de gens qui disent à cette personne elle-même que c’est de l’absurdité, (c’est-à-dire les confesseurs avec qui elle traite de ces choses), malgré tous les revers qui devraient lui faire admettre que ces prédictions sont irréalisables, il lui reste je ne sais où une étincelle d’espérance si vive que même si tous les autres espoirs étaient morts, il lui serait impossible, le voudrait-elle, d’admettre que cette certitude n’est pas vivante. Et enfin, comme je l’ai dit, la parole du Seigneur s’accomplit, la satisfaction et l’allégresse de l’âme sont telles qu’elle ne cesse de louer Sa Majesté d’avoir vu s’accomplir ce qu’Elle lui avait promis, plus encore que de l’oeuvre elle-même, bien qu’elle soit d’une grande importance pour elle.

9       Je ne sais à quoi tient le prix que l’âme accorde à la vérité de ces paroles ; elle regretterait moins d’être prise en flagrant délit de mensonge, comme si elle y pouvait quelque chose, alors qu’elle ne répète que ce qui lui est dit. Certaine personne, à ce sujet, évoquait souvent Jonas, prophète, qui craignait que Ninive ne soit pas détruite. Enfin, puisque l’esprit est de Dieu, il est juste de désirer fidèlement qu’on ne lui attribue aucune fausseté, à Lui qui est là suprême vérité. L’allégresse est donc vive quand, après mille traverses, elle voit s’accomplir des choses d’une extrême difficulté ; même si de grandes épreuves doivent s’ensuivre pour cette personne, elle préfère de beaucoup les subir plutôt que d’admettre que ce que le Seigneur lui a dit, et qu’elle croit vrai, puisse ne pas s’accomplir. Tout le monde n’a peut-être pas cette faiblesse, si c’en est une, car je ne puis y voir du mal et la condamner.

10     Si les paroles entendues naissent de l’imagination, on ne remarque aucun de ces signes : ni certitude, ni paix, ni joie intérieure ; il pourrait advenir, et je connais quelques personnes dans ce cas, qu’étant fort absorbées dans l’oraison de quiétude et le sommeil spirituel (celles qui sont faibles de complexion, ou d’imagination, ou pour je ne sais quelle cause, sont vraiment si hors d’elles, dans ce grand recueillement, qu’elles perdent tout contrôle extérieur, tous les sens sont endormis, comme chez une personne qui dort, et peut-être même sont-elles ainsi, somnolentes), elles croient entendre parler comme en songe, elles croient même voir des choses, et elles pensent que cela vient de Dieu, et elles en négligent les effets, enfin, comme s’il s’agissait d’un songe. Il peut se faire aussi qu’alors qu’elles demandent quelque chose à Notre-Seigneur affectueusement, elles croient qu’on leur répond ce qu’elles voulaient ; cela se produit quelquefois. Quiconque aurait la grande expérience des paroles de Dieu ne pourrait, ce me semble, s’y tromper ; cela provient de l’imagination.

11     Le démon est plus redoutable. Mais les signes exposés peuvent assurer qu’il s’agit de Dieu ; toutefois, si la chose qu’on vous dit est grave et que vous deviez vous-même vous mettre à l’oeuvre, ou si les affaires d’une autre personne sont en cause, ne faites jamais rien sans l’avis d’un confesseur avisé, docte, et serviteur de Dieu ; cela ne doit pas vous effleurer l’esprit, même si de mieux en mieux informée, il vous paraît clair que cela vient de Dieu ; car c’est ce que veut Sa Majesté. Ainsi, vous ne vous refuserez pas à faire ce que Dieu ordonne, puisqu’il nous a dit de considérer le confesseur comme son représentant, et là on ne peut douter que ce soient ses paroles ; elles fortifieront notre courage, si l’affaire est difficile, Notre-Seigneur en donnera au confesseur, il lui fera admettre quand il le voudra que c’est son Esprit, sinon, nous ne sommes obliges à rien. Agir autrement, suivre moindrement notre propre sentiment, j’estime cela très dangereux ; je vous adjure donc, mes soeurs ; au nom du Seigneur : que cela ne vous arrive jamais.

12     Le Seigneur parle encore à l’âme d’une autre façon que j’estime pour ma part fort vraie, dans certaine vision intellectuelle que je décrirai plus loin. C’est au si intime de l’âme, on croit si clairement entendre ces paroles du Seigneur lui-même avec l’ouïe de l’âme, et si secrètement, que les effets mêmes de la vision rassurent, et assurent que le démon ne peut intervenir ici. Les grands effets qui s’ensuivent permettent de le croire ; du moins est-il certain que cela ne procède pas de l’imagination, et puis, tout bien considère, l’âme peut toujours avoir cette certitude, pour plusieurs raisons. La première, la clarté des paroles est bien différente ; elles sont si claires que s’il manquait une syllabe dans ce que l’âme a entendu, elle s’en souviendrait, et avec quel ton ce fut dit, même si la phrase était longue ; l’élocution ne serait pas aussi claire, ni les paroles aussi distinctes si cela venait de l’imagination, mais comme entendues dans une sorte de rêve.

13     La seconde : souvent, on était bien éloigné de penser à ce qu’on a entendu, c’est survenu à l’improviste, et même au milieu une conversation ; toutefois, c’est souvent la réponse à une idée qui traverse soudain notre pensée, ou à laquelle on a pensé naguère ; mais souvent aussi il s’agit de choses dont on ne se rappelle point qu’elles devaient être ni qu’elles seraient, l’imagination ne peut donc pas les avoir fabriquées pour que l’âme commette l’erreur de s’engouer de ce qu’elle n’a pas désiré, ni voulu, ni connu.

14     La troisième : lorsqu’il s’agit de Dieu, on est comme quelqu’un qui entend, et lorsqu’il s’agit de l’imagination, comme quelqu’un qui compose peu à peu ce qu’il veut lui-même qu’on lui dise.

15     La quatrième : les paroles sont fort différentes dans les deux cas ; une seule suffit à faire comprendre beaucoup de choses que notre entendement ne pourrait composer si rapidement.

16     La cinquième : ces paroles, souvent, par des moyens que je ne saurais expliquer, font comprendre beaucoup plus de choses que ne l’implique leur sens exact. Je m’étendrai ailleurs sur cette manière de comprendre, c’est chose très délicate, et qui incite à louer Notre-Seigneur. Cette manière-là, ces différences, ont troublé certaines personnes, (en particulier l’une d’elles qui en a l’expérience, et il doit y en avoir d’autres), elles ne parviennent pas a se ressaisir ; je sais que celle dont je parle a considéré attentivement cette situation, car le Seigneur lui fait très souvent cette faveur ; au début, elle se demandait si elle n’imaginait pas tout cela, et elle doutait. Car on a plus vite fait de déceler l’action du démon, malgré ses ruses qui savent bien contrefaire l’esprit de lumière ; il dit très clairement les paroles, ce me semble, on ne peut douter de les avoir entendues, tout comme lorsque c’est l’esprit de vérité qui intervient ; mais il ne peut contrefaire les effets que j’ai cités, ni laisser l’âme dans une telle paix, dans une telle lumière : il sème l’inquiétude et l’agitation. Il ne peut guère nuire et ne fait même aucun mal si l’âme est humble et si, comme je l’ai dit, elle ne fait pas un geste pour rien exécuter, quoi qu’elle ait entendu.

17     Si elle reçoit des faveurs et des régals du Seigneur, qu’elle observe attentivement si, de ce fait, elle se sent meilleure ; si elle n’est pas d’autant plus confuse que la parole est plus flatteuse, il lui faut croire qu’il ne s’agit pas de l’esprit de Dieu. Lorsque c’est Lui, il est très certain que plus la faveur est grande, plus l’âme se méprise, plus elle se rappelle ses péchés, plus elle oublie ses progrès, plus elle applique sa volonté et sa mémoire à ne vouloir que l’honneur de Dieu, sans songer à son profit personnel, plus elle redoute de se détourner moindrement de Sa volonté, et plus elle est sûre de n’avoir jamais mérité ces faveurs, mais l’enfer. Si toutes les choses et les grâces qu’elle reçoit dans l’oraison produisent ces effets, que l’âme ne s’effraie point, qu’elle ait confiance en la miséricorde du Seigneur, il est fidèle, et il ne permettra pas au démon de la tromper, bien qu’il soit toujours séant de garder des craintes.

18     Il est possible que celles que le Seigneur ne conduit pas par cette voix imaginent que ces âmes pourraient ne pas écouter ces paroles qui leur sont dites, et si les paroles sont intérieures, s’en distraire de manière à ne pas les entendre, dans l’espoir d’éviter ces dangers. Je réponds à cela que c’est impossible. Je ne parle pas des paroles que nous imaginons, le remède est alors de moins désirer certaines choses, et de refuser de tenir compte des idées que nous nous faisons. C’est inutile dans ce cas-ci, car l’esprit qui parle immobilise lui-même toutes les autres pensées, il oblige à prêter attention à ce qu’il dit, il serait plus facile à une personne qui entend fort bien de ne pas comprendre ce que dit quelqu’un qui parlerait à grands cris : elle pourrait ne pas y prendre garde, fixer sa pensée et son entendement sur autre chose, mais dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas faisable. Elle n’a pas d’oreilles à boucher, ni de forces pour penser, sauf à ce qu’on lui dit, et sous aucun prétexte ; car celui qui à la demande de Josué (je crois que c’était lui), immobilisa le soleil, peut immobiliser les puissances et toutes nos facultés intérieures, et l’âme voit bien qu’un Seigneur plus grand qu’elle gouverne son château, et elle lui manifeste sa fort grande dévotion et son humilité. Il n’y a donc aucun moyen de l’éviter. Plaise à la divine Majesté de nous donner le moyen de ne chercher qu’à la contenter, dans l’oublie de nous-même, comme je l’ai dit. Amen. Plaise à Elle que je sois parvenue à faire comprendre ce que je souhaitais, et que cet avis soit utile aux âmes à qui cela arriverait.

CHAPITRE IV

De l’état d’oraison où Dieu suspend l’âme dans le ravissement, ou l’extase, ou le rapt, qui sont, à son avis, une seule et même chose. Du grand courage qui lui est nécessaire pour recevoir de hautes faveurs de Sa Majesté.

1       Au milieu des choses que j’évoque, épreuves et autres, comment le pauvre petit papillon pourrait-il rester en repos ? Tout l’incite à désirer plus vivement jouir de l’époux ; et Sa Majesté, qui connaît notre faiblesse, use de tout cela pour disposer son courage à s’unir à un si grand Seigneur et à le prendre pour Époux.

2       Vous allez rire de ce que je dis, et estimer que c’est folie ; n’importe laquelle d’entre vous jugera que ça n’est pas nécessaire, et qu’il n’est femme de basse origine qui n’ait le courage d’épouser le roi. Je suis de cet avis quant au roi de la terre, mais quant au roi du ciel, il en faut, je le répète, plus que vous ne le pensez ; car notre nature est bien timide et basse devant quelque chose d’aussi grand, et je tiens pour certain que si Dieu n’y pourvoyait, malgré tout ce que vous voyez, ou tous les avantages qui s’ensuivent, ce serait impossible. Vous allez donc voir ce que fait Sa Majesté pour conclure ces fiançailles, et j’entends que c’est dans ce but qu’Elle donne des ravissements qui font perdre le sens ; car sans être hors de sens, si l’âme se voyait si proche de cette haute Majesté, il lui serait d’aventure impossible de continuer à vivre. Cela s’entend des vrais ravissements, et non de ces faiblesses de femmes, comme nous en avons par ici, où tout nous semble ravissement et extase. Comme je crois l’avoir bien dit, il est des natures si faibles qu’elles se meurent d’une heure d’oraison. Je veux exposer ici plusieurs des formes de ravissement dont j’ai été informée, (j’ai eu des rapports avec tant de personnes spirituelles), sans être toutefois certaine d’y réussir, comme ce fut le cas lorsque j’ai écrit ailleurs sur ce sujet (Autobiographie, chap. 20) et pour certaines des choses dont je parle ici ; pour diverses raisons, il semble n’y avoir aucun inconvénient à en reparler, ne serait-ce que pour qu’on trouve ici, ensemble, toutes les Demeures.

3       Dans l’une de ces formes de ravissement, lorsque l’âme qui n’est peut-être pas en oraison, est touchée par une parole de Dieu qu’elle se rappelle ou qu’elle entend, il semble que Sa Majesté, de l’intérieur de l’âme, exalte l’étincelle que nous avons évoquée, émue de pitié d’avoir vu cette âme souffrir si longtemps de désir ; alors, embrasée tout entière comme l’oiseau Phénix elle est renouvelée, et on peut croire pieusement que ses fautes lui sont pardonnées : cela s’entend dans les dispositions voulues et avec les moyens à portée de cette âme, que l’Église enseigne Ainsi purifiée, le Seigneur l’unit à Lui, sans que personne ne s’en avise, sauf eux deux ; l’âme elle-même ne s’en avise point de manière à pouvoir en parler par la suite, bien qu’elle n’ait pas intérieurement perdu le sens ; cela ne saurait se comparer à un évanouissement, ni a une syncope, où tout sentiment intérieur ou extérieur est aboli.

4       Il m’apparaît que dans ces cas l’âme est plus éveillée que jamais aux choses de Dieu, plus éclairée dans la connaissance de Sa Majesté. Cela peut sembler impossible ; alors que les puissances et les sens sont si absorbés qu’on peut les dire morts comment peut-on entendre qu’ils comprennent ce secret ? Nul n’en sait rien, ni moi, ni peut-être aucune créature, le Créateur seul le sait, ainsi que bien d’autres choses qui se manifestent dans cet état, c’est-à-dire dans ces deux Demeures ; car on pourrait bien parler conjointement de ces deux Demeures, il n’y a pas entre l’une et l’autre de porte fermée. Mais puisqu’il se passe dans la dernière des choses qui ne se sont pas manifestées à ceux qui n’y sont pas encore parvenus, j’ai préféré les séparer.

5       Lorsque le Seigneur juge bon de communiquer à l’âme ravie certains secrets, ou certaines choses du ciel, ou des visions imaginaires (sur les vision imaginaire et intellectuelle, voir (Autobiographie, chap. 28), elle peut ensuite en faire le récit ; cela reste gravé dans sa mémoire de telle manière que jamais elle ne l’oublie. Mais quand ce sont des visions intellectuelles, elle est incapable de rien en dire ; à ce degré, certaines doivent être si élevées qu’il ne convient pas que ceux qui vivent sur terre les comprennent et en parlent ; toutefois, une personne qui a le sain usage de ses sens peut décrire ici-bas beaucoup de ces visions intellectuelles. J’en parlerai en temps voulu, puisque l’ordre m’en fut donné par quelqu’un qui a autorité pour cela ; bien qu’il paraisse présomptueux de le croire, ce sera peut-être utile à quelques âmes.

6       Mais, me direz-vous, si ces âmes ne gardent aucun souvenir des si hautes faveurs que le Seigneur leur accorde alors, quel profit y trouvent-elles ? Ô mes filles ! Il est si grand qu’on ne le dira jamais assez ; car bien qu’elles soient indescriptibles, elles se gravent fortement au plus intime de l’âme, on ne les oublie jamais. Mais si aucune image ne les accompagne et si les puissances ne les comprennent point, comment peut-on se les rappeler ? Je ne le comprends pas moi- même ; mais je comprends que certaines vérités sur la grandeur de Dieu sont si fortement fixées dans ces âmes que même si la foi ne leur disait qui il est, avec l’obligation d’y croire pour l’Amour de Dieu, elles adoreraient en lui cette grandeur à partir de cet instant, comme Jacob quand il vit l’échelle ; il dut saisir alors d’autres secrets qu’il ne sut répéter ; la vue d’une échelle par laquelle descendaient et montaient des anges n’eût pas suffi à lui faire comprendre de si grands mystères, sans un surcroît de lumières intérieures.

7       Je ne sais si je m’exprime bien, car bien que j’en aie entendu parler, j’ignore si mes souvenirs sont exacts. Moïse lui non plus n’a pas su dire tout ce qu’il avait vu dans le buisson, mais uniquement ce que Dieu lui permit de révéler. Mais si Dieu n’avait pas communiqué à son âme des secrets, s’il ne lui avait pas octroyé la certitude de voir et de croire que cela venait de Dieu, il n’aurait pas tant entrepris, au prix de si grandes épreuves ; il dut découvrir au milieu des épines de ce buisson de fort grandes choses qui lui donnèrent le courage de faire ce qu’il fit pour le peuple d’Israël. Donc, mes soeurs, nous n’avons pas à chercher des raisons de comprendre les choses cachées de Dieu, mais puisque nous croyons en sa puissance, nous devons croire, c’est clair, que le ver de terre que nous sommes, dont la puissance est si limitée, est incapable de concevoir ses grandeurs. Louons-le vivement de consentir à nous en faire comprendre quelques-unes.

8       Je désirerais trouver une comparaison qui éclaire un peu ce que je dis, je crains qu’il n’y en ait pas de bonne, mais donnons celle-ci : vous pénétrez dans l’appartement d’un roi ou d’un grand Seigneur, ce qu’on appelle, ce me semble, un salon, où on trouve en nombre infini, toutes sortes de verreries, de poteries et beaucoup de choses, disposées en si bel ordre qu’on les voit presque toutes en y entrant. On m’a introduite un jour dans l’une de ces salles chez la Duchesse d’Albe, (où sur les instances de cette dame, l’obéissance m’avait commandé de demeurer au cours d’un voyage) ; ébahie, en y pénétrant, je me demandais a quoi pouvait servir cette foule d’objets, tout en considérant qu’on pouvait louer le Seigneur de voir une telle variété de choses, et il est amusant de constater combien cela m’est utile pour ce que j écris ; j’y passai un moment, mais il y avait tant a voir que j’oubliai tout immédiatement et que je ne gardai le souvenir d’aucune de ces pièces ; je ne saurais pas plus décrire leur facture que si je ne les avais jamais vues. Il en est de même lorsque, introduite dans cet appartement du ciel empyrée que nous devons avoir à l’intérieur de nos âmes, l’âme ne fait qu’un, très intimement, avec Dieu, (puisque Dieu est dans l’âme, il est clair qu’il y a dans l’âme une de ces Demeures). Toutefois lorsque l’âme est ainsi, en extase, le Seigneur ne doit pas toujours lui permettre de pénétrer ces secrets, (elle est d’ailleurs si occupée à jouir de lui que ce bonheur lui suffit), mais il lui permet parfois de se ranimer, et de voir soudain ce qu’il y a dans cet appartement. Revenue à elle, elle garde donc l’image des grandeurs quelle a vues ; elle ne peut néanmoins en décrire aucune, sa nature ne se hausse pas au-delà de ce que Dieu a voulu lui montrer surnaturellement.

9       Suis-je donc en train de confesser ce qui a été vu, et qu’il s agit d’une vision imaginaire ? Je ne veux rien dire de semblable, cela n’est pas mon objet, mais la vision intellectuelle ; je manque d’instruction, mon ignorance est incapable de rien exprimer ; si je me suis bien expliquée à propos de cette oraison, je comprends clairement que ce n’est pas de mon propre chef. Pour moi, je suis d’avis que lorsque l’âme à qui Dieu accorde ces ravissements ne pénètre que certains de ces secrets, ce ne sont pas des ravissements, mais quelque faiblesse naturelle ; car il se peut que des personnes de faible complexion, et c’est notre cas à nous, femmes, surmontent la nature par une certaine force d’esprit, et restent absorbées, comme je crois l’avoir dit à propos de l’oraison de quiétude. Cela n’a rien de commun avec le ravissement ; lorsque c’en est un, croyez-le, Dieu dérobe l’âme tout entière, elle est sa propre chose, et en tant que telle, désormais, son Épouse, il lui montre peu à peu quelque petite parcelle du royaume qu’elle a mérité, en tant qu’épouse ; si petite soit-elle, tout est abondance dans ce grand Dieu, et il ne permet à personne de l’entraver, ni aux puissances, ni aux sens ; il donne l’ordre immédiat de fermer les portes de toutes ces Demeures, celle où il réside reste seule ouverte pour nous y introduire. Bénie soit une si grande miséricorde ; ceux qui ne voudraient pas en profiter, et qui perdraient ce Seigneur, seront maudits à juste titre.

10     Ô mes soeurs ! ce que nous quittons n’est rien, ni tout ce que nous faisons, ni tout ce que nous pourrions faire pour un Dieu qui consent ainsi à se donner à un ver de terre ! Puisque nous espérons jouir de ce bien dès cette vie même, que faisons-nous ? A quoi nous arrêtons-nous ? Est-il rien d’assez grand pour nous distraire un instant de chercher ce Seigneur, comme le faisait l’épouse, dans les rues et sur les places ? Oh ! tout au monde est moquerie qui ne nous rapproche de cela et ne nous aide pas à le rejoindre, même si délices, richesses, joies, tout ce qu’on peut imaginer, devaient durer toujours ! Tout est dégoût, ordure, en comparaison des trésors dont nous devons jouir à jamais ! Et cela même n’est rien, comparé au seul fait de posséder le Seigneur de tous les trésors, ceux du ciel et de la terre.

11     Ô aveuglement humain ! Jusques à quand, jusques à quand, attendrons-nous qu’on retire cette poussière de nos yeux ? Elle ne semble pas abonder parmi nous au point de nous aveugler tout à fait, mais je vois cependant de petits grains, de petits graviers, qui suffiront à nous faire grand tort, si nous les laissons s’accumuler ; pour l’amour de Dieu, mes soeurs, servons-nous de ces fautes pour connaître notre misère, qu’elles épurent notre vue, comme le fit la boue pour l’aveugle qu’a guéri notre Époux (Jn 9,6-7) ; à nous voir, donc, si imparfaites, supplions le d’autant plus vivement d’extraire le bien de nos misères, pour contenter Sa Majesté en toutes choses.

12     Je me suis beaucoup écartée de mon sujet par inadvertance. Pardonnez-moi, mes soeurs, et croyez que lorsque j’approche des grandeurs de Dieu, c’est-à- dire, lorsque j’en parle, je ne puis retenir de vives plaintes : je vois ce que nous perdons par notre faute. Car bien que le Seigneur donne ces choses à qui il veut, si nous aimions Sa Majesté comme Elle nous aime, Elle nous les donnerait à nous tous. C’est son unique désir, trouver à qui donner, et ses richesses ne diminuent pas pour autant.

13     Pour en revenir, donc, à ce que je disais, l’Époux ordonne la fermeture des portes des Demeures, et même celles du château et de l’enceinte ; car lorsqu’il veut enlever cette âme, et la ravir, elle perd la respiration, et même si elle garde un peu plus longtemps l’usage des sens, il lui est totalement impossible de parler ; mais parfois, aussi, tout s’interrompt soudain, les mains et le corps se refroidissent à tel point qu’elle croit être privée d’âme, et qu’il arrive même qu’on ne perçoive plus son souffle. C’est bref, et je le précise : cet état-là est bref ; car dés que ce grand ravissement se relâche, le corps semble se ressaisir un peu, il reprend haleine pour mourir à nouveau et donner à l’âme un supplément de vie ; et pourtant, cette grande extase ne dure pas longtemps.

14     Lorsqu’elle a cessé, il arrive néanmoins que la volonté reste si absorbée et l’entendement si égaré, pendant des jours et encore des jours, que cette âme semble incapable de rien comprendre de ce qui n’éveille pas la volonté et l’incite à aimer ; elle est toutefois fort éveillée à l’amour, mais endormie s’il s’agit d’affronter les créatures et de s’y attacher.

15     Quand l’âme revient tout à fait à elle, oh ! quelle confusion est la sienne, quel immense désir elle a de s’employer au service de Dieu, de quelque façon il veuille l’utiliser ! Si les effets des états d’oraison précédents sont comme je les ai décrits, que peut-il s’ensuivre d’une faveur aussi grande que celle-là ? Je voudrais vivre mille vies pour les vouer toutes au service de Dieu, et que toutes choses sur terre se transforment en langues pour le louer. Le désir de faire pénitence est immense : on n’y a guère de mérite, la force de l’amour est telle que l’âme ne se ressent guère de tout ce qu’elle fait, elle voit clairement que les tourments qu’enduraient les martyrs étaient peu de chose, car avec cette aide de Notre-Seigneur, tout devient facile ; ces âmes, donc, se plaignent à Sa Majesté quand elles n’ont pas l’occasion de souffrir.

16     Quand Sa Majesté leur fait cette faveur en secret, elles l’estiment à sa très haute valeur ; mais quand plusieurs personnes en sont témoin, elles sont si confuses, si honteuses, que leur âme, en quelque sorte, se vide du bonheur dont elle a joui, tant elle est soucieuse, affligée, de ce que les gens penseront de ce qu’ils ont vu. Elles connaissent la malice du monde, et comprennent que d’aventure on ne l’attribuera pas à qui de droit, et au lieu d’y trouver une occasion de louer le Seigneur, ce sera peut-être un sujet de médisances. Sous certains aspects, cette peine et cette confusion me semblent un manque d’humilité, mais cela ne dépend plus de leur volonté ; en effet, si cette personne souhaite le blâme, que lui importe ? Comme l’a dit Notre-Seigneur à quelqu’un qui s’affligeait ainsi : " Ne te mets pas en peine, puisqu’ils doivent soit me louer, Moi, soit médire de toi ; et quoi qu’on dise, tu y gagnes (Autobiographie, chap. 31). " J’ai su plus tard que ces paroles avaient beaucoup encouragé et soutenu cette personne ; je les rapporte ici, au cas où l’une de vous connaîtrait pareille affliction. Notre-Seigneur semble vouloir que tout le monde comprenne que cette âme est déjà sienne, et que personne n’a le droit d’y toucher. Qu’on s’attaque à son corps, à son honneur, à ses biens, à la bonne heure : tout contribuera à honorer Sa Majesté ; mais quant à l’âme, point ; si elle ne s’éloigne pas de son Époux par une outrecuidance fort coupable, il la protégera contre le monde entier, et même contre tout l’enfer.

17     Je ne sais si j’ai réussi à faire comprendre ce qu’est le ravissement ; tout dire est impossible, comme je l’ai signalé, mais je sens qu’on ne perd rien à s’y essayer, pour faire comprendre en quoi il consiste ; car il diffère beaucoup, par ses effets, des ravissements feints. Si j’emploie le mot " feints ", ce n’est pas que la personne qui les a veuille tromper, mais elle est trompée. Et lorsque les signes et les effets ne sont pas conformes à une si haute grâce, on la diffame à tel point qu’en conséquence, et avec juste raison, on ne croira plus celles à qui le Seigneur l’accorde. Qu’il soit à jamais béni et loué. Amen, amen.

CHAPITRE V

Suite du même sujet. Comment Dieu élève l’âme, par un rapt de l’esprit différent de ce qui a été décrit. Pourquoi le courage est nécessaire. De cette savoureuse faveur qu’accorde le Seigneur. Enseignement fort profitable.

1       Il est une autre sorte de ravissement, ou vol de l’esprit dis-Je à ma façon ; car bien qu’en substance ce soit la même chose, le sentiment intérieur est fort différent. Parfois, on sent soudain un mouvement de l’âme si accéléré que l’esprit semble emporté à une vélocité qui fait grand peur, particulièrement dans les débuts ; c’est pourquoi je vous disais que ceux à qui Dieu accorde ces grâces doivent avoir beaucoup de courage, de la foi, de la confiance, et être pleinement résignés à laisser Notre-Seigneur faire de l’âme ce que bon lui semble. Croyez-vous que la personne, qui en pleine possession de ses sens, sent son âme emportée soudain, puisse n’être qu’à peine troublée ? Nous avons même lu que le corps suit parfois, sans savoir où il va, qui l’emporte, ni comment ; car au début de ce mouvement momentané, on n’est pas tellement certain qu’il vienne de Dieu.

2       N’y a-t-il aucun moyen d’y résister ? Aucun ; ce serait même pire. Certaine personne m’a dit que Dieu semble vouloir faire comprendre à l’âme qui s’est remise en ses mains et s’est donnée à Lui si souvent et si sincèrement tout entière avec une volonté totale, qu’elle ne s’appartient plus, et il la ravit dans un élan encore plus impétueux ; cette personne avait décidé d’être comme la paille que l’ambre soulève, comme vous l’aurez remarqué, et de s’abandonner dans les mains de Celui qui, dans sa toute-puissance, sait que la plus grande sagesse est de faire de nécessite vertu. Et parce que j’ai parlé de la paille, la vérité est qu’avec la même facilité qu’un géant peut ravir une paille, notre grand et puissant géant ravit l’esprit.

3       Cela évoque ce bassin dont nous avons parlé, dans la quatrième Demeure, ce me semble (Quatrième Demeures, chap. 2 et 3), qui avec une telle douceur sans aucun frémissement, s’emplissait ; mais ici, ce grand Dieu qui retient les sources des eaux et qui ne permet pas à la mer de sortir de ses limites, déchaîne les sources qui alimentent ce bassin ; dans un élan impétueux, une vague se soulève, si puissante qu’elle élève sur les hauteurs cette nacelle qu’est notre âme. Et de même qu’une nacelle ne peut lutter, que le pilote et tous ceux qui la gouvernent sont impuissants à la maintenir où ils le veulent au milieu des vagues en furie, l’âme peut encore moins arrêter où elle le veut son mouvement intérieur, ni obtenir que ses sens et ses puissances fassent autre chose que ce qui leur est commandé. Quant à l’extérieur, on n’en fait ici aucun cas.

4       Vraiment, mes soeurs, rien que d’écrire cela, je m’émerveille de voir se montrer la grande puissance de ce grand Roi et Empereur : que sera-ce de ceux qui le vivent ! M’est avis que si Sa Majesté se découvrait à ceux qui errent en ce monde et s’y perdent comme elle se découvre à ces âmes, par crainte, à défaut d’amour, elles n’oseraient plus l’offenser. Mais, oh ! que celles qui ont été instruites sur de si hauts chemins ont donc le devoir de chercher de toutes leurs forces à ne pas fâcher ce Seigneur ! Pour l’amour de Lui, je vous supplie, mes soeurs, vous, à qui Sa Majesté aurait accordé cette faveur ou des grâces semblables de veiller à ne pas vous contenter de recevoir. Considérez que quiconque doit beaucoup devra beaucoup payer.

5       Ici encore il faut un grand courage, car cela effraie vivement. L’âme à qui Notre-Seigneur n’en donnerait point vivrait dans une grande affliction ; la vue de ce que Sa Majesté fait d’elle, suivie d’un retour sur elle-même, lui prouverait qu’elle n’est guère capable de faire ce qu’elle doit, le peu qu’elle fait lui paraîtrait plein de fautes, de failles, de faiblesses ; pour ne pas penser aux imperfections de son oeuvre, si tant est qu’elle en fasse, elle préfère tâcher d’oublier, : et se cacher dans la miséricorde de Dieu ; puisqu’elle n’a pas de quoi payer, que Sa pitié et Sa miséricorde à l’égard des pécheurs y suppléent.

6       Peut-être lui répondra-t-il comme à une personne qui se tenait devant un crucifix, fort affliger, considérant qu’elle n’avait jamais rien eu à donner à Dieu, ni quoi que ce soit à quitter pour lui. Pour la consoler, le Crucifié lui-même lui dit qu’il lui donnait toutes les douleurs et toutes les épreuves qu’il avait souffertes dans sa passion ; elle pouvait se les approprier, pour les offrir à son père. (Sainte Thérèse reçut cette faveur à Séville en 1575 ou 76. Vois Faveur de Dieu.) Ce fut pour cette âme un tel réconfort, elle se vit si riche, m’a-t-elle dit, qu’elle n’a jamais pu l’oublier ; elle se le rappelle même chaque fois qu’elle voit sa misère, et se retrouve fortifiée, consoler. Je pourrais évoquer certaines choses comme celle-là, j’ai connu tant de personnes saintes et vouées à l’oraison que j’en sais un grand nombre ; j’y résiste pour que vous ne pensiez pas qu’il s’agit de moi. Ce que je viens de vous dire me semble fort propre à vous faire comprendre combien la connaissance que nous avons de nous-même est agréable à Notre Seigneur, ainsi que l’effort de toujours considérer et reconsidérer notre pauvreté, notre misère, certaines de ne rien posséder que nous n’ayons reçu. Donc, mes soeurs, pour cela et beaucoup d’autres choses qui se présentent à l’âme que le Seigneur a fait accéder à cet état, il faut du courage ; et, ce me semble, plus encore pour la dernière de ces faveurs que pour toutes les autres, si elle est humble. Plaise au Seigneur de nous en donner, il en a le pouvoir.

7       Pour revenir à ce brusque rapt de l’esprit, il est tel que l’esprit semble vraiment quitter le corps, et pourtant, c’est clair, cette personne n’est pas morte ; mais pendant quelques instants, elle ne peut dire si son esprit est dans son corps, oui ou non. Il lui semble avoir été tout entière dans une autre région, bien différente de celle où nous vivons ; là, on lui a montré une autre lumière, si différente de celle d’ici-bas qu’elle aurait pu passer sa vie entière à la fabriquer, ainsi que d’autres choses, sans y parvenir. Et en un instant, on lui montre tant de choses à la fois que si son imagination et sa pensée travaillaient des années à les agencer, elle n’y parviendrait pas pour une sur mille. Ce n’est pas une vision intellectuelle, mais imaginaire, on la voit des yeux de l’âme beaucoup mieux que nous ne voyons ici-bas des yeux du corps, et, sans paroles, on lui fait comprendre certaines choses ; ainsi, si elle voit des saints, elle les reconnaît comme si elle les avait beaucoup fréquentés.

8       D’autres fois, en même temps que les choses qu’elle voit des yeux de l’âme, d’autres lui sont montrées par une vision intellectuelle, en particulier une multitude d’anges, en compagnie de leur Seigneur ; et sans rien voir des yeux du corps ni de l’âme, par une connaissance admirable que je ne saurais expliquer, on lui présente ce que je dis, et beaucoup d’autres choses indicibles. Quelqu’un de plus habile que moi qui en aurait l’expérience pourrait peut-être le faire comprendre, mais cela me semble bien difficile. Je ne saurais dire si l’âme est unie au corps lorsque cela se produit ; du moins je ne jurerais pas qu’elle soit dans le corps, ni que le corps soit sans l’âme.

9       J’ai souvent pensé ceci : de même que le soleil immobile au ciel a des rayons d’une telle puissance qu’ils nous parviennent en un instant sans qu’il bouge de là-haut, l’âme et l’esprit ne font qu’un, comme ne font qu’un le soleil et ses rayons ; et ainsi, tout en restant à sa place, l’âme, par la puissance de la chaleur qui lui vient du vrai Soleil de Justice, peut projeter au-dessus d’elle-même ce qu’il y a de supérieur en elle. Enfin, je ne sais ce que je dis. Ce qui est vrai, c’est qu’à la vitesse d’une balle sortie d’une arquebuse à laquelle on a mis feu, il se produit intérieurement une envolée (je ne sais quel autre nom lui donner), dont le mouvement est si clair, bien que sans bruit, qu’on ne peut l’attribuer à l’imagination ; et voilà l’âme tout hors d’elle-même autant qu’elle peut le comprendre, et de grandes choses lui sont montrées ; quand elle revient à elle, elle a tant gagné, les choses de la terre lui semblent si peu de chose comparées à ce qu’elle a vu, qu’elle n’y voit qu’ordures ; dés lors elle vivra sur terre à dures peines, rien de ce qui lui plaisait naguère n’a pour elle le moindre intérêt. Le Seigneur semble avoir voulu lui faire entrevoir le pays où elle ira un jour, comme les envoyés du peuple d’Israël rapportèrent des signes de la Terre Promise, pour l’aider à supporter les épreuves de cette route si pénible, sachant où elle ira se reposer. Quelque chose qui passe si vite ne vous semblera peut-être pas devoir être très profitable, mais l’âme en tire de si grands bénéfices que nul ne saurait les apprécier à leur valeur, sauf ceux qui en ont fait l’expérience.

10     On voit bien par là que ce n’est pas chose du démon ; l’imagination n’y peut rien, et le démon serait impuissant à représenter des choses si efficaces, qui laissent dans l’âme tant de paix, de calme, et de bienfaits, trois, en particulier, à un très haut degré. Le premier est la connaissance de la grandeur de Dieu, car plus elle se découvre à nous, plus nous sommes admis à la comprendre. Le second : connaissance de soi, humilité de voir comment chose si basse comparée au Créateur de tant de grandeurs a osé l’offenser, et même le regarder. Le troisième ne guère priser toutes les choses de la terre, si ce n’est celles qui peuvent s’employer au service d’un si grand Dieu.

11     Tels sont les premiers joyaux que l’Époux donne ici à son épouse, ils sont d’une telle valeur qu’elle ne s’exposera pas au risque de les perdre ; ce qu’elle a vu reste si gravé dans sa mémoire qu’il lui est impossible, je crois, de l’oublier en attendant d’en jouir pour toujours, sous peine de subir un immense dommage ; mais l’Époux qui lui fait ce don a aussi le pouvoir de lui donner la grâce de ne pas le perdre.

12     Donc, pour en revenir au courage nécessaire, pensez-vous que ce soit peu de chose ? Car l’âme semble vraiment se séparer du corps, elle voit ses sens lui échapper et ne comprend pas pourquoi. Il faut que Celui qui lui donne tout le reste lui donne aussi du courage. Vous direz qu’elle est bien payée de ses craintes ; je suis du même avis. Loué soit à jamais Celui qui peut tant donner. Plaise à Sa Majesté de nous accorder de mériter de la servir. Amen.

CHAPITRE VI

D’un autre effet de l’oraison évoquée dans le chapitre précèdent qui prouve que cet état est véritable, et pas un leurre. D’une autre faveur que le Seigneur accorde à l’âme pour l’inciter à le louer.

1       Ces hautes faveurs communiquent à l’âme un si vif désir de jouir pleinement de Celui qui les accorde qu’elle vit dans un fort grand tourment, savoureux toutefois : elle aspire ardemment à mourir, et toujours avec des larmes, elle demande à Dieu de la sortir de cet exil. Tout ce qu’elle voit ici-bas la fatigue ; la solitude lui apporte certain soulagement, mais le chagrin la reprend, sans lequel elle ne peut vivre. Enfin, ce petit papillon n’arrive pas à se stabiliser ; l’âme est si attendrie par l’amour que la première occasion d’activer cette flamme lui fait prendre son vol. Les ravissements sont donc très fréquents dans cette Demeure, sans qu’il soit possible de s’y dérober, même en public ; persécutions, médisances s’ensuivent, qui ne lui permettent pas de vivre sans crainte, comme elle le voudrait, car de nombreuses personnes l’effraient, en particulier les confesseurs.

2       Bien que la certitude habite une partie de son âme, spécialement quand elle est seule avec Dieu, elle est, d’autre part, fort affligée ; elle redoute que le démon, par ses tromperies, la pousse à offenser Celui qu’elle aime tant, car elle ne se met guère en peine des médisances, sauf lorsque son confesseur lui-même l’accable, comme si elle y pouvait quelque chose. Sans cesse, à tout un chacun, elle demande des prières, elle supplie Sa Majesté de la conduire par une autre voie, selon le conseil de ceux qui lui disent que ce chemin est fort dangereux. Mais elle y a fait de si grands progrès, tout ce qu’elle lit, tout ce qu’elle entend et sait, d’après les commandements de Dieu, montre si bien qu’il conduit au ciel, qu’il lui est impossible de renoncer à son désir de le suivre, malgré sa volonté ; elle s’abandonne donc entre les mains de Dieu. Toutefois, elle s’afflige de ne pouvoir désirer prendre une autre voie, il lui semble ne pas obéir à son confesseur, alors que l’obéissance et le refus d’offenser Notre-Seigneur sont, lui semble-t-il, les seuls remèdes contre l’illusion. Elle se juge incapable de consentir à commettre un péché véniel, dût-on la mettre en pièces, et s’afflige donc immensément de constater qu’elle ne peut éviter d’en commettre beaucoup sans s’en apercevoir.

3       Dieu donne à cette âme un si vif désir de ne le fâcher, si peu que ce soit, en rien, autant que possible, de ne rien faire d’imparfait, que dans ce seul but, sans présumer de tout le reste, elle voudrait fuir les gens, et elle envie beaucoup ceux qui vivent ou ont vécu au désert. Par ailleurs, elle voudrait se jeter au beau milieu du monde pour chercher à amener une seule âme à mieux louer Dieu ; elle s’afflige, si elle est femme, des entraves que lui oppose sa nature qui l’en empêche, et elle envie beaucoup ceux qui sont libres de proclamer à grands cris qui est ce grand Dieu des Chevaleries.

4       Oh ! pauvre petit papillon, lié par tant de chaînes, on ne te permet pas de voler comme tu le voudrais ! Ayez pitié de lui mon Dieu ; autorisez-le à réaliser quelques-uns de ses désirs pour votre honneur et votre gloire. Ne songez pas à son peu de mérite, à sa basse nature. Vous avez la puissance, Vous Seigneur, d’ordonner à la mer et au grand Jourdain de se retirer pour laisser passer les enfants d’Israël. Ne plaignez pas cette âme, puisque avec l’aide de votre force, elle peut supporter bien des peines ; elle y est résolue, et désire les subir. Étendez, Seigneur, votre bras tout-puissant afin qu’elle n’emploie pas sa vie à des choses aussi mesquines. Que votre grandeur se manifeste en un objet si féminin, si méprisé, pour que le monde comprenne qu’elle n’est rien par elle-même, et que Vous, il vous loue ; quoiqu’il puisse lui en coûter, c’est ce qu’elle veut, et eût-elle mille vies, les donner pour qu’une âme vous loue un peu mieux à cause d’elle ; ce sera, estime-t-elle, bien user de ses peines, elle comprend en toute sincérité qu’elle ne mérite pas de souffrir pour vous la moindre des épreuves, et encore moins de mourir.

5       Je ne sais à quel propos ni pourquoi j’ai dit cela, mes soeurs, ce fut par inadvertance. Comprenons que tels sont sans aucun doute les effets de ces suspensions ou extases ; il ne s’agit pas de désirs passagers, mais continuels, et quand se présente l’occasion de le prouver, on voit qu’ils n’étaient pas feints. Pourquoi dis-je qu’ils sont continuels ? L’âme se sent lâche, parfois, devant les choses les plus mesquines elle est craintive et si démunie de courage qu’il lui semble impossible d’en avoir pour quoi que ce soit. J’entends que le Seigneur l’abandonne à sa nature, pour son plus grand bien ; alors, avec une clarté qui l’anéantit, elle voit que le peu de vaillance qu’elle a montré fut un don de Sa Majesté, elle tire de là une plus grande connaissance de la miséricorde de Dieu et de la grandeur qu’il a consenti à montrer en quelqu’un d’aussi bas qu’elle. Mais elle est d’ordinaire dans l’état que nous avons décrit.

6       Mes soeurs, dans ces grands désirs de voir Notre-Seigneur, considérez ceci : ils sont parfois si oppressants qu’il ne vous est pas nécessaire de les exalter, mais de vous en distraire si vous le pouvez, dis-je ; mais c’est complètement impossible dans certains des cas dont je parlerai plus loin, vous le verrez. Vous pourrez parfois résister à ceux dont je parle ici, car la raison se remet tout entière à la volonté de Dieu ; elle dit ce que disait saint Martin (" Seigneur, si je suis nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail ; que votre volonté soit faite. ") ; l’âme pourra revenir à la considération, si ces désirs l’oppressent vivement, car ils sont, semble-t-il, le fait de personnes fort avancées et le démon pourrait les susciter pour nous faire croire que nous sommes dans ce cas ; il est donc toujours bon de garder des craintes. Mais je crois que le démon ne saurait donner à l’âme la quiétude et la paix qui accompagnent cette peine, la passion dont il l’agitera ressemble à la peine que causent les choses du siècle. Mais ceux qui n’auraient pas l’expérience de l’une et de l’autre ne le comprendront pas, ils penseront que c’est quelque chose de très grand, ils la fomenteront autant qu’ils le pourront, ce qui nuira gravement à leur santé ; car cette peine est continuelle, ou du moins très fréquente.

7       Notez aussi qu’une faible constitution peut fomenter ces peines-là, en particulier s’il s’agit de personnes tendres qui pleurent pour des vétilles ; mille fois on leur fera croire qu’elles pleurent pour Dieu, sans qu’il en soit rien. Il peut même leur arriver de verser à certains moments des torrents de larmes sans pouvoir y résister, au moindre mot de Dieu qu’elles entendent ou évoquent, mais certaine humeur rapprochée du coeur peut en être cause plutôt que l’amour de Dieu ; on croirait toutefois que jamais elles ne cesseront de pleurer. Comme elles ont compris que les larmes sont bonnes, elles ne les maîtrisent point, elles voudraient passer leur temps à pleurer, et font tout pour cela. Le démon cherche par ce moyen, à les affaiblir de manière qu’elles ne puissent plus faire oraison ni observer leur Règle.

8       Je crois vous entendre demander ce que vous pouvez faire, puisque je vois du danger partout et que lorsqu’il me semble qu’on peut étre abusé par quelque chose d’aussi bon que les larmes, l’abusée, c’est moi. Cela se peut, mais croyez que je ne parle pas sans l’avoir constaté chez certaines personnes, néanmoins pas en moi, car je ne suis nullement tendre, mon coeur est même si dur que j’en suis parfois peinée ; toutefois, quand la flamme intérieure est vive, pour dur que soit le coeur, il distille comme un alambic ; et vous constaterez bien que les larmes qui viennent de là sont réconfortantes, elles apaisent au lieu d’agiter, et il est rare qu’elles fassent du mal. Ce qu’il y a de bien dans ce leurre lorsque leurre il y a, c’est qu’il nuira au corps, mais pas à l’âme si elle est humble, je le précise ; au cas où l’humilité ferait défaut, il ne sera pas mauvais de garder cette méfiance.

9       Ne pensons pas que tout soit fait en pleurant beaucoup, mettons plutôt activement la main à l’ouvrage, et pratiquons les vertus, voilà ce qui nous convient ; viennent les larmes si Dieu nous les envoie sans que nous cherchions à les provoquer. Elles arroseront cette terre sèche, et aident beaucoup à produire des fruits, d’autant plus que nous y prêtons moins d’attention, car cette eau tombe du ciel ; on ne saurait la comparer avec celle que nous tirons en nous fatiguant à creuser, car nous creuserons souvent jusqu’à être fourbues sans trouver une flaque d’eau, et encore moins un puits ou une source. C’est pourquoi, mes soeurs, j’estime préférable de nous mettre en présence de Dieu, de considérer sa miséricorde, sa grandeur, ainsi que notre bassesse, afin qu’il nous donne ce qu’il veut, que ce soit l’eau, ou la sécheresse : il sait mieux que nous ce qui nous convient. Ainsi, nous vivrons en repos, et le démon aura moins d’occasions de nous attirer dans ses chausse-trappes.

10     En même temps que ces choses pénibles et savoureuses à la fois, il arrive que Notre-Seigneur accorde à l’âme une jubilation, une oraison étrange, que l’âme ne comprend pas. J’en parle ici pour que vous sachiez que cela peut vous arriver ; s’il vous fait cette faveur, rendez-lui d’abondantes grâces. C’est, ce me semble, une union profonde des puissances, mais Notre Seigneur les laisse, avec les sens, libres de jouir de cette joie ; ils ne comprennent toutefois ni ce dont ils jouissent ni comment ils en jouissent. J’ai l’air de parler arabe, mais cela se passe vraiment ainsi ; le bonheur de l’âme est si excessif qu’elle ne voudrait pas être seule à en jouir mais le dire à tout le monde pour qu’on l’aide à louer Notre-Seigneur, elle ne tend qu’à cela. Oh ! que de fêtes elle célébrerait, que de démonstrations, si elle le pouvait, pour que le monde entier conçoive sa joie ! Il lui semble s’être enfin trouvée, et comme le père de l’enfant prodigue, elle voudrait convier tout le monde à de grandes fêtes, pour montrer son âme établie en un lieu où, à n’en pas douter, elle est en sécurité, du moins à ce moment. M’est avis qu’elle a raison ; il est impossible au démon de donner tant de joie intérieure, au plus profond de l’âme, tant de paix, et ce contentement qui ne tend qu’à provoquer la louange de Dieu.

11     Dans cet élan d’allégresse, c’est déjà beaucoup de pouvoir se taire et dissimuler, non sans peine. C’est ce que dut ressentir saint François quand, marchant dans la campagne en poussant des clameurs, il rencontra les voleurs, et leur dit qu’il était le crieur public du grand Roi ; d’autres saints aussi vont au désert pour pouvoir publier, comme saint François, ces louanges de leur Dieu. J’en ai connu un, nommé Fr. Pierre d’Alcantara, je crois qu’il est de ceux-là, si on en juge par sa vie ; il faisait comme eux, et ceux qui eurent l’occasion de l’entendre le prenaient pour un fou. Oh ! la bonne folie, mes soeurs ! Plaise à Dieu de nous la donner à toutes ! Quelle grâce il vous a faite de vous amener en un lieu où même si le Seigneur vous donne cette folie et que vous la manifestiez, vous trouverez de l’aide, et point de médisances, comme ce serait le cas si vous étiez dans le monde où ces cris sont si rares qu’il n’est pas surprenant qu’on en médise.

12     Ô temps infortunés, vie misérable où nous vivons, et heureuses celles qui ont la bonne fortune d’en sortir ! Lorsque nous sommes toutes réunies, il m’arrive parfois d’éprouver une joie particulière à considérer ces soeurs dont la joie intérieure est si grande qu’elles rivalisent de louanges à Notre-Seigneur qui les a conduites dans ce monastère ; on voit très clairement que ces louanges jaillissent du profond de leur âme. Je voudrais, mes soeurs, que vous le fassiez souvent, car la première éveille les autres. Quel meilleur emploi de votre langue, quand vous êtes ensemble, si ce n’est louer Dieu, puisque nous avons tant de raisons de le faire ?

13     Plaise à Sa Majesté de nous accorder souvent cette oraison si sûre, et si avantageuse ; car nous ne pouvons l’acquérir, elle est toute surnaturelle. Il arrive qu’elle dure une journée, l’âme est alors comme quelqu’un qui a beaucoup bu sans toutefois que ses sens soient aliénés, ou comme un mélancolique qui n’a pas tout à fait perdu la tête mais dont l’imagination s’obstine dans une idée fixe que personne ne peut lui ôter. Ce sont des comparaisons bien grossières pour un sujet si précieux, mais je n’ai pas le talent de mieux faire, c’est ainsi ; dans sa joie, cette âme s’oublie si bien elle-même, et toutes choses, qu’elle ne remarque et n’exprime que de ce qui procède de sa joie, la louange de Dieu. Aidons cette âme, nous toutes, mes filles. Pourquoi voudrions-nous avoir plus de cervelle ? Qui pourrait nous donner de plus grandes joies ? Que toutes les créatures nous y aident, dans tous les siècles des siècles ! Amen, amen, amen.

CHAPITRE VII

De la peine que les âmes à qui Dieu accorde lesdites grâces ressentent le leurs péchés. De la grande erreur que ce serait de ne pas chercher à évoquer l’humanité de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, sa Sainte Passion, sa vie, sa glorieuse Mère et ses saints, si grande que soit notre spiritualité. Chapitre fort profitable.

1       Vous allez croire, mes soeurs, - surtout celles d’entre vous qui n’ont pas reçu ces faveurs, car celles qui ont joui de grâces venues de Dieu comprendront ce que je vais dire, - que les âmes à qui le Seigneur se communique si particulièrement sont sans doute tellement certaines de jouir de Lui pour l’éternité qu’elles n’ont plus rien à craindre, ni à pleurer leurs péchés ; ce serait une bien grande erreur, car plus Dieu nous donne, plus s’accroît notre douleur d’avoir péché. Je pense à part moi que tant que nous n’aurons pas atteint le lieu où plus rien ne pourra nous causer de la peine, nous ne serons pas soulagés de celle-là.

2       Il est vrai que, selon les circonstances, elle pèse sur nous plus ou moins, et varie ; l’âme oublie le châtiment qu’elle encourt pour ne considérer que son ingratitude à l’égard de Celui à qui elle doit tant, et qui mérite d’être si bien servi ; l’un des effets des grandeurs qui lui sont communiquées est de mieux lui faire comprendre la grandeur de Dieu. Elle s’épouvante de sa hardiesse ; elle pleure son irrespect ; sa folie lui semble si folle que ses regrets sont sans fin quand elle se souvient de la bassesse des choses pour lesquelles elle a négligé une si grande Majesté. Ils sont plus présents à son souvenir que les faveurs qu’elle reçoit, si grandes que soient celles déjà évoquées et celles dont il reste à parler. Un fleuve tumultueux semble emporter les faveurs et les ramener en temps voulu ; mais les péchés sont comme une boue, ils semblent s’aviver sans cesse dans la mémoire, et c’est une fort grande croix.

3       Je connais une personne qui voulait mourir pour voir Dieu, mais elle le désirait en outre pour ne pas endurer le chagrin constant d’avoir été ingrate envers Celui à qui elle avait dû et devrait toujours tant ; ainsi, elle imaginait que personne ne l’égalait en malignité, puisque à ce qu’elle comprenait, jamais Dieu n’avait accordé plus de faveurs qu’à elle, ni montré plus de clémence envers quiconque. Quant à la peur de l’enfer, ces âmes n’en ont aucune. L’idée de perdre Dieu les oppresse parfois durement, mais rarement. Leur plus grande crainte est d’offenser Dieu au cas où il cesserait de les tenir par la main, et de se retrouver dans le misérable état où elles ont vécu naguère ; mais elles ne se soucient ni de leur propre peine ni de leur propre gloire ; si elles souhaitent ne pas rester longtemps au purgatoire, c’est pour ne pas être privées de Dieu le temps qu’elles y passeraient, bien plus que par crainte des peines qu’elles devront y subir.

4       L’âme la plus favorisée par Dieu ne serait pas, ce me semble, en sûreté, si elle oubliait le temps où elle a vécu dans ce misérable état ; c’est pénible, mais profitable pour beaucoup d’entre elles. J’ai été si vile que telle est peut-être la cause pour laquelle cela me revient sans cesse en mémoire ; celles qui ont bien vécu n’ont sans doute pas de regrets, quoi qu’il y ait toujours des défaillances tant que nous sommes dans notre corps mortel. La pensée que Notre-Seigneur nous a déjà pardonné et qu’il a oublié nos péchés n’allège nullement cette peine ; tant de bonté l’aggrave plutôt, et de le voir accorder des faveurs à quelqu’un qui ne mériterait que l’enfer. Tel fut, ce me semble, le grand martyr de saint Pierre et de la Madeleine ; leur amour était si grand, ils avaient reçu tant de grâces, ils avaient si bien la notion de la grandeur et de la majesté de Dieu, que leur souffrance dut être fort rude, et mêlée de bien tendres regrets.

5       Vous allez croire encore que la personne qui jouit de choses aussi hautes ne méditera pas sur les mystères de l’Humanité très sacrée de Notre-Seigneur Jésus- Christ, puisque tout entière consacrée à l’amour. J’ai longuement écrit ailleurs sur ce sujets (Autobiographie, chp. 22), bien qu’on m’ait opposé que je n’y comprenais rien, que ce sont-là des chemins par lesquels Notre-Seigneur nous conduit, et qu’une fois faits les premiers pas, mieux vaut s’occuper des choses de la Divinité et fuir les choses corporelles, on ne me fera pas confesser que tel soit le bon chemin. Il se peut que je me trompe, et que nous disions tous la même chose ; mais j’ai vu le démon chercher à me tromper par ce moyen, je suis donc si bien échaudée que malgré que j’en aie parlé souvent (Autobiographie, chap. 23 et 24), je crois bon de le répéter ici pour que vous vous teniez sur vos gardes ; et considérez que j’ose vous dire de ne pas croire ceux qui parleraient autrement. Je vais tâcher de me faire mieux comprendre que je ne l’ai fait jusqu’ici, car si quelqu’un, d’aventure, a écrit sur ce sujet, il s’est peut-être d’autant mieux exprimé qu’il l’a fait plus longuement ; tout nous dire à la fois, brièvement, à nous qui ne comprenons pas grand-chose, peut faire grand mal.

6       Certaines âmes croiront peut-être aussi qu’il leur est impossible de penser à la Passion ; dans ce cas, elles pourront moins encore penser à la Très Sainte Vierge, ni à la vie des Saints, dont la mémoire nous est si profitable et si encourageante. Je ne puis imaginer à quoi elles songent, car l’éloignement de toute chose corporelle est le fait d’esprits angéliques toujours enflammés d’amour, alors que nous, qui vivons dans un corps mortel, nous avons besoin du commerce, de la pensée, de la société de ceux qui, dans ce corps, ont réalisé pour Dieu de si hauts faits ; nous devons d’autant moins travailler à nous écarter de notre plus grand bien, de notre remède le plus efficace, qui est l’Humanité sacrée de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J’imagine que ces âmes ne se comportent ainsi que par ignorance, car elles se nuiront et nuiront aux autres. Je leur certifie, du moins, qu’elles ne pénétreront pas dans les deux dernières Demeures, car si elles s’éloignent du guide, qui est le bon Jésus, elles n’en trouveront pas le chemin ; ce sera déjà beaucoup si elles sont assurées de se maintenir dans les Demeures précédentes. Le Seigneur dit lui-même qu’il est " le chemin " (Jn 14,6) ; Il dit aussi qu’il est " la lumière " et que nul ne peut aller au Père que par luit ; et " si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père ". On prétendra qu’on donne un autre sens à ces paroles. J’ignore ces autres sens ; je me suis toujours bien trouver de celui-là, et mon âme sent que telle est la vérité.

7       Certaines âmes – et nombreuses sont celles qui s’en sont ouvertes à moi – dès que Notre-Seigneur leur accorde la contemplation parfaite, voudraient y demeurer toujours, et ce n’est pas possible ; mais cette faveur du Seigneur les rend inaptes à réfléchir aux mystères de la Passion et de la vie du Christ comme elles le faisaient auparavant. J’ignore pourquoi, mais il est très fréquent que l’entendement soit alors moins habile à la méditation. Cela, à ce que je crois, doit venir de ce que l’âme, sachant que la méditation consiste à chercher Dieu, ne veut plus fatiguer son entendement une fois qu’elle l’a trouve, et qu’elle s’est accoutumée, par un acte de volonté, à le chercher à nouveau. Il m’apparaît aussi que lorsque la volonté est ardente, cette puissance généreuse ne veut plus, autant que possible, se servir de l’entendement ; elle n’a pas tort, mais n’y parviendra pas, du moins jusqu’à ce qu’elle ait atteint ces dernières Demeures, et elle perdra du temps ; car l’aide de l’entendement est souvent nécessaire pour enflammer la volonté.

8       Remarquez ce point, mes soeurs, il est d’importance, c’est pourquoi je veux l’expliquer plus à fond. L’âme voudrait se vouer tout entière à l’amour, elle voudrait ne s’occuper de rien d’autre, mais elle a beau le vouloir, elle ne le pourra pas ; car bien que la volonté ne soit pas morte, le feu qui l’enflamme parfois est mourant, il faut que quelqu’un souffle dessus pour qu’il projette sa chaleur. Serait-il bon pour l’âme de rester dans cette sécheresse, en attendant, comme notre P. Élie, que le feu du ciel brûle ce sacrifice qu’elle fait d’elle-même à Dieu ? Non, certes ; il ne sied pas d’attendre des miracles. Le Seigneur en fait pour cette âme quand il veut, comme je l’ai dit et le dirai ; mais Sa Majesté veut que nous nous jugions assez vils pour ne pas les mériter, et que nous nous aidions nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je crois, quant à moi, que cela nous est nécessaire jusqu’à notre mort, si haute que soit notre oraison.

9       A la vérité, l’âme que le Seigneur introduit dans la septième Demeure n’aura besoin que rarement, ou presque jamais, de faire de telles démarches, pour les raisons que je donnerai en temps utile, si j’y pense ; elle se fait une habitude de ne pas s’éloigner du Christ Notre-Seigneur, elle s’attache à ses pas selon un mode admirable par lequel, humain et divin à la fois, il demeure en sa compagnie. Donc, quand le feu dont nous avons parlé n’est pas allumé dans la volonté et qu’on ne sent pas la présence de Dieu, il nous est nécessaire de la chercher ; Sa Majesté veut que nous suivions l’exemple de l’épouse des Cantiques, et, comme le dit saint Augustin dans ses Méditations ou ses Confessions, que nous demandions aux créatures qui les a faites, au lieu de perdre notre temps à attendre, tout hébétés, ce qui nous a été donné une fois. Car, au début, il est possible qu’un an ou même plusieurs années se passent sans que le Seigneur ne nous accorde rien ; Sa Majesté sait pourquoi ; nous n’avons pas à chercher à le savoir, c’est sans objet. Puisque les commandements et les conseils nous montrent par quelles voies nous pouvons contenter Dieu, suivons les fort diligemment, pensons à sa vie, à sa mort, à tout ce que nous lui devons ; et vienne le reste quand le Seigneur le voudra.

10     C’est alors que ces personnes me répondent qu’elles ne peuvent s’arrêter à ces choses-là, et d’après ce que j’ai déjà dit, elles ont peut-être raison sous certains aspects. Vous savez que réfléchir à l’aide de l’entendement est une chose, et que la représentation de vérités que la mémoire fait à l’entendement en est une autre. Vous vous dites, peut-être, que vous ne me comprenez pas, et il est probablement vrai que je ne sais pas m’expliquer, faute de comprendre moi-même ; mais j’en parlerai comme je le pourrai. J’appelle méditation les nombreuses réflexions à l’aide de l’entendement de la manière suivante : nous commençons par penser à la grâce que Dieu nous fit en nous donnant son Fils unique, et nous n’en resterons pas là, nous irons jusqu’aux mystères de toute sa glorieuse vie ; ou commençant par la prière au Jardin des Oliviers, notre entendement ne s’arrêtera point jusqu’à la mise en croix ; ou, choisissant une scène de la passion, disons l’arrestation, nous suivons ce mystère en considérant par le menu tout ce qu’on peut en penser et sentir, la trahison de Judas aussi bien que la fuite des Apôtres, et tout le reste ; c’est une admirable et très méritoire oraison.

11     Telle est celle que l’âme amenée par Dieu aux choses surnaturelles et à la contemplation parfaite prétend impraticable, peut-être avec raison ; j’ignore pourquoi, comme je l’ai dit, mais, d’ordinaire, elle en est incapable. Elle n’a néanmoins pas raison lorsqu’elle dit qu’elle ne s’arrête pas à ces mystères, qu’ils ne sont pas fort souvent présents à son esprit, en particulier lorsque l’Église Catholique les célèbre ; il est également impossible que l’âme qui a tant reçu de Dieu oublie des témoignages d’amour si précieux, ces vives étincelles qui l’enflammeront pour Notre-Seigneur d’un amour grandissant ; elle ne se comprend pas elle- même, mais l’âme comprend plus parfaitement ces mystères. L’entendement les lui montre, et ils se gravent dans la mémoire de telle façon que de voir le Seigneur prostré au Jardin des Oliviers, couvert de cette effroyable sueur, lui suffit non seulement pour une heure de considération, mais pour de longs jours ; l’âme voit, d’un seul regard, qui il est, elle mesure l’ampleur de notre ingratitude devant de si grandes souffrances ; la volonté intervient, et même si elle ne s’attendrit point, elle désire apporter son tribut à une si grande grâce, souffrir pour celui qui a tant souffert, et autres choses semblables, qui occupent la mémoire et l’entendement. Telle est, ce me semble, la raison pour laquelle elle ne peut méditer plus longuement sur la Passion, ce qui l’incline à croire qu’elle ne peut y penser.

12     Mais si elle ne le fait pas, il est bon qu’elle cherche à le faire, et je sais que la très haute oraison ne l’en empêchera pas ; je n’approuve point qu’elle ne s’y applique pas très souvent. Si, partant de là, le Seigneur la ravit en extase, à la bonne heure car, même malgré elle, il l’obligera à abandonner ce qui l’occupait. Je tiens pour certain que ce procédé n’est pas une gêne pour l’âme, il l’aide à atteindre la plénitude de ses biens ; mais l’effort de réflexion dont j’ai parlé au début en serait une ; à mon avis, celle qui a déjà obtenu de plus hautes faveurs en est incapable. C’est pourtant possible, car Dieu conduit les âmes par bien des chemins, mais qu’on ne condamne pas celles qui ne pourraient suivre celui-là, qu’on ne les juge pas inaptes à jouir des si grands bienfaits qu’enferment les mystères de Jésus- Christ, notre bien ; et personne ne me fera admettre, si spirituel soit-il, qu’il avancera bien sur cette voie.

13     Il est des âmes qui ont pour principe, lorsqu’elles arrivent a l’oraison de quiétude et à goûter les régals et délices qu’accorde le Seigneur, de croire que c’est une grande chose que de ne rien faire d’autre que de les savourer, et que c’est même le moyen d’y parvenir. Mais croyez-moi, ne vous laissez pas inhiber à ce point comme je l’ai déjà dit ailleurs, la vie est longue, les épreuves nombreuses, et nous devons considérer comment notre modèle le Christ les a endurées, et même ses Apôtres, ses Saints, afin de les supporter avec perfection. C’est une bonne compagnie que celle du bon Jésus, ne nous en écartons pas, ni de sa très sainte Mère, il aime beaucoup que nous compatissions à ses peines, même si cela nous oblige parfois à renoncer à nos satisfactions et à notre bon plaisir. D’autant plus, mes filles, que les délices dans l’oraison ne sont pas si fréquentes qu’il n’y ait du temps pour tout ; celle qui prétendrait que c’est permanent et qu’elle ne peut jamais faire ce qui fut dit me semblerait suspecte ; faites-le donc, tâchez de ne pas persévérer dans cette erreur, et cherchez de toutes vos forces à sortir de l’inhibition ; si vous n’y arrivez pas de vous-même, il faut le dire à la prieure pour qu’elle vous donne un Office assez absorbant pour écarter ce danger ; car le danger serait grand, du moins pour le cerveau et la tête, si cet état se prolongeait.

14     Je crois avoir fait comprendre combien il importe, si spirituel qu’on soit, de ne pas fuir les choses corporelles au point d’imaginer que la Très Sainte Humanité elle-même nous fait du mal. On allègue que le Seigneur a dit à ses disciples qu’il valait mieux qu’il parte (Jn 16,7). Je ne puis souffrir cela. Tant et si bien qu’il ne l’a pas dit à sa Mère très sainte car elle était ferme dans sa foi, le sachant Dieu et homme ; et quoiqu’elle l’aimât plus qu’eux, cette idée l’y aidait, si parfait était son amour. Les Apôtres n’étaient sans doute pas aussi affermis dans la foi qu’ils le furent plus tard et que nous avons raison de l’être aujourd’hui. Je vous le dis, mes filles, j’estime que c’est un chemin dangereux, le démon pourrait ainsi en arriver à vous faire perdre la dévotion au Très Saint-Sacrement.

15     L’erreur dans laquelle je crois m’être trouvée n’alla pas jusque-là, mais je n’aimais pas à penser longuement à Notre Seigneur, je préférais l’inhibition dans laquelle j’attendais ce régal. Et je vis clairement que j’étais dans la mauvaise voie ; dans l’impossibilité de passer toute ma vie dans ces délices, ma pensée allait de-ci de-là, mon âme, ce me semble, voletait comme un oiseau qui ne sait où se poser et perdait beaucoup de temps, sans progresser dans la vertu ni avancer dans l’oraison. Je n’en voyais pas la cause, et j’eusse été, à ce que je crois, incapable de la comprendre, puisque cela me semblait très juste, jusqu’au jour où je parlai de mon mode d’oraison à une personne servante de Dieu, qui m’avertit. Je vis clairement par la suite combien je me trompais, et je ne regretterai jamais assez qu’il y ait eu un temps où j’ai omis de comprendre ce dont une si grande perte pouvait me priver ; et quand même de grands biens seraient à ma portée, je n’en veux aucun, sauf ceux que je puis acquérir de celui dont nous sont venus tous les biens. Qu’il soit loué à jamais. Amen.

CHAPITRE VIII

Comment Dieu se communique à l’âme par la vision intellectuelle, et donne quelques avis. Des effets de cette vision quand elle est vraie, et du secret qu’il faut garder sur ces faveurs.

1       Pour que vous vous voyez plus clairement, mes soeurs, la vérité de ce que je vous ai dit, et que plus une âme progresse, plus elle vit dans la compagnie de ce bon Jésus, il conviendra de dire comment, lorsque Sa Majesté le veut, il nous est impossible de suivre notre chemin autrement qu’avec Elle : on le voit claire-

ment d’après les façons et manières qu’emploie Sa Majesté pour se communiquer à nous et nous témoigner l’amour qu’Elle nous porte par quelques admirables apparitions et visions. Au cas où Dieu vous accorderait l’une de ces faveurs, n’en soyez pas effrayées ; je vais vous résumer quelques-unes de ces choses, si le Seigneur consent à ce que j’y réussisse, afin que même s’il ne nous les accorde pas personnellement, nous le louions très haut de bien vouloir se communiquer ainsi à l’une de ses créatures, Lui qui a tant de majesté et de puissance.

2       Alors que l’âme ne songe pas qu’on puisse lui accorder cette faveur que jamais elle n’a pensé mériter, il lui arrive de sentir près d’elle Jésus-Christ Notre- Seigneur, sans toutefois le voir ni des yeux du corps ni de ceux de l’âme. On appelle cela une vision intellectuelle, je ne sais pourquoi. La personne à qui Dieu fit cette faveur, ainsi que d’autres dont je parlerai plus avant, je l’ai vue fort ennuyée au début ; elle ne comprenait pas ce qu’il en était parce qu’elle ne voyait rien, mais elle était si certaine que Jésus-Christ Notre-Seigneur se montrait affectueusement à elle de cette façon qu’elle ne pouvait en douter, je dis bien qu’elle ne pouvait douter de cette vision. Elle se demandait si elle venait de Dieu ou non, et malgré les grands effets qui l’accompagnaient et lui faisaient comprendre qu’il s’agissait de Dieu, elle avait encore peur ; jamais elle n’avait entendu parler de vision intellectuelle ni songé que cela existât ; mais il était très clair pour elle que c’est ce Seigneur qui lui parlait fort souvent, de la manière que j’ai dite ; jusqu’au jour où il lui fit cette faveur elle n’avait jamais su qui lui parlait, bien qu’elle comprît les paroles.

3       Je sais qu’effrayée par cette vision (qui se prolonge plusieurs jours, et même parfois pendant plus d’un an, contrairement à la vision imaginaire qui s’évanouit vite), elle alla trouver son confesseur, fort inquiète. Il l’interrogea : puisqu’elle ne voyait rien, comment pouvait-elle savoir que c’était Notre-Seigneur ? Et il lui demanda quel visage il avait. Elle lui dit qu’elle n’en savait rien, qu’elle ne voyait pas de visage, qu’elle ne pouvait rien ajouter, qu’elle savait seulement qu’il lui parlait, et que ce n’était pas une idée qu’elle se faisait. Bien qu’on l’effrayât fort, il était encore très fréquent qu’elle ne puisse avoir de doutes, surtout quand il lui disait : " N’aie pas peur, c’est moi ". Telle était la puissance de ces paroles qu’aucun doute ne pouvait alors subsister, elle restait vaillante et joyeuse, en si bonne compagnie ; elle voyait clairement combien cela l’aidait à vivre dans l’habituelle pensée de Dieu et la grande préoccupation de ne rien faire qui Lui déplaise, car il lui semblait qu’il la regardait sans cesse. Et toujours, quand elle voulait s’adresser à Sa Majesté dans l’oraison, et même sans cela, Dieu lui semblait si proche qu’elle ne pouvait manquer de l’entendre ; toutefois elle n’entendait pas de paroles quand elle le voulait, mais inopinément, quand c’était nécessaire. Elle sentait la présence du Seigneur à sa droite, pas à l’aide des sens qui nous font percevoir quelqu’un à côté de nous, mais par une voie plus subtile, qu’on ne doit pas pouvoir définir, aussi certaine, et qui apporte même une bien plus grande certitude ; car on pourrait, ici-bas, se forger des idées, mais point en ce qui nous apporte des gains et effets intérieurs qui seraient inconcevables s’il s’agissait de mélancolie ; le démon lui non plus ne ferait pas tant de bien, l’âme ne vivrait pas dans une telle paix, dans le si constant désir de contenter Dieu, avec tant de mépris pour tout ce qui ne la rapproche pas de lui. On comprit plus tard qu’il ne s’agissait pas du démon, ce fut démontré de plus en plus clairement.

4       Malgré tout, je sais qu’elle était par moments fort craintive, ou dans une immense confusion, puisqu’elle ne savait pas d’où pouvait lui venir tout ce bien (Autobiographie, chap. 27). Comme nous ne faisons qu’une, elle et moi, rien ne se passait dans son âme que je puisse ignorer, je puis donc être un bon témoin et vous pouvez croire que tout ce que je dis à ce propos est vrai. Cette faveur du Seigneur apporte avec elle une confusion et une humilité infinies. Si elle venait du démon, ce serait tout le contraire. Et comme, notoirement, cela vient de Dieu, nul effort humain ne pourrait nous la faire éprouver ; l’âme qui la reçoit ne peut absolument pas penser que cette faveur lui appartient en propre, mais qu’elle lui est donnée par la main de Dieu. Et bien qu’à mon avis certaines des faveurs dont j’ai parlé soient plus importantes, celle-ci apporte une connaissance particulière de Dieu, il naît de cette compagnie constante un amour infiniment tendre pour Sa Majesté, et, comparé à ce que j’ai déjà dit, le désir encore plus vif de se consacrer tout entière à la servir, joint à une grande limpidité de conscience ; cette présence auprès d’elle rend l’âme attentive. Car bien que nous sachions que Dieu voit tout ce que nous faisons, notre nature est telle que nous négligeons d’y penser : l’âme dont nous parlons ne peut le négliger, le Seigneur qui est auprès d’elle la tient en éveil. Et les faveurs dont nous avons parlé sont même beaucoup plus fréquentes, puisque l’âme vit à peu près constamment dans l’amour actuel de celui qu’elle voit ou sent auprès d’elle.

5       Enfin, l’âme reconnaît aux profits qu’elle obtient l’immensité de cette grâce et son très grand prix, elle est reconnaissante au Seigneur qui la lui accorde alors qu’elle ne la mérite point, et elle ne l’échangerait contre aucun trésor ni délice du monde. Donc, quand il plaît au Seigneur de la lui retirer, elle se sent fort seule, mais toute la diligence qu’elle pourrait déployer pour retrouver cette compagnie ne lui sert guère ; le Seigneur l’accorde quand Il veut, on ne peut l’acquérir. Parfois, aussi, c’est la compagnie d’un saint, qui lui est également fort profitable.

6       Vous demanderez comment on comprend quand c’est le Christ, sa Mère très glorieuse, ou un saint, puisqu’on ne voit rien. L’âme ne saurait le dire, elle ne peut comprendre comment elle le comprend, mais elle en a l’immense certitude. Cela semble déjà plus facile lorsque le Seigneur parle ; mais le saint qui ne parle pas, et qui paraît avoir été placé là par le Seigneur pour aider cette âme, est plus surprenant. Il en est ainsi d’autres choses spirituelles qu’on ne saurait exprimer, mais qui nous montrent combien notre nature est basse quand il s’agit de comprendre les grandes grandeurs de Dieu, puisque ses faveurs mêmes nous sont incompréhensibles ; reste à qui les reçoit de vivre dans l’admiration de Sa Majesté et sa louange ; que cette âme remercie particulièrement Dieu de ces grâces, il ne les accorde pas à tout le monde, elle doit les estimer hautement et chercher à mieux servir Dieu, qui l’y aide de tant de façons. C’est pourquoi cette âme ne s’en prisera pas davantage, elle se jugera même la personne du monde la moins utile au service de Dieu ; il lui semblera toutefois qu’elle y est plus obligée que quiconque, la moindre de ses fautes lui transperce les entrailles, à bien juste titre.

7       Ces effets produits sur l’âme dont je viens de parler pourront aider n’importe laquelle d’entre vous que le Seigneur conduirait par cette voie à comprendre qu’il ne s’agit pas d’un leurre ni d’une idée qu’elle se forgerait ; car, comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il soit possible que cette faveur se prolonge ainsi si elle vient du démon, qu’elle soit si notoirement profitable à l’âme et qu’elle l’amène à vivre dans une telle paix intérieure ; ça n’est pas dans ses habitudes, et même s’il le voulait quelqu’un de si mauvais ne peut faire tant de bien ; il y aurait bientôt des fumées d’amour-propre, cette âme se croirait meilleure que les autres. Tandis que la vue d’une âme toujours si fortement attachée à Dieu qu’il occupe seul sa pensée causerait au démon une telle rage que même s’il essayait, il ne recommencerait pas souvent ; et Dieu est si fidèle qu’il ne lui permettrait pas d’en user si librement avec l’âme qui ne prétend à rien d’autre qu’à plaire à Sa Majesté, à exposer sa vie pour son honneur et sa gloire, mais Elle ordonnerait bientôt de la détromper.

8       Ma marotte est et sera de dire qu’à condition que l’âme, comme je l’ai marqué ici, : se conforme aux effets que ces faveurs de Dieu produisent en elle, même si Sa Majesté permettait parfois au démon de l’assaillir, Elle lui donnera la victoire, et il sera confondu. Donc, mes filles, si l’une d’entre vous suivait ce chemin, ne vivez pas dans l’épouvante. Il est bon d’avoir des craintes, et de mieux nous tenir sur nos gardes ; ne soyez pas trop confiantes, car favorisées comme vous l’êtes, vous risqueriez d’être négligentes : ce serait le signe que les faveurs ne viennent pas de Dieu, si vous ne voyiez pas en vous les effets dont j’ai parlé. Il est bon que vous vous en ouvriez au début en confession à un fort bon théologien, ce sont eux qui doivent nous éclairer, ou, à défaut, à une personne de grande spiritualité ; au cas où elle ne le serait point, le très bon théologien est préférable ; si vous le pouvez, parlez en à l’un et à l’autre. Et s’ils vous disaient que vous vous faites des idées, ne vous inquiétez pas, les idées ne peuvent guère faire de bien ou de mal à votre âme, recommandez-vous à la divine Majesté, demandez-lui de ne pas permettre qu’on vous trompe. S’ils vous disaient que cela vient du démon, votre épreuve sera plus grave ; un bon théologien ne vous le dira pas, si les effets indiqués existent ; s’il le disait, je sais que le Seigneur lui-même, qui vous accompagne, vous consolera et vous rassurera, et il donnera ses lumières au théologien pour qu’il vous les transmette.

9       S’il s’agit de quelqu’un qui, bien qu’homme d’oraison, n’est pas conduit par le Seigneur par la même voie que vous, il s’en étonnera et la condamnera. C’est pourquoi je conseille de le choisir très docte, en même temps, si possible, que d’une grande spiritualité ; la prieure devra vous y autoriser, car bien qu’une vie excellente montre que l’âme est en sûreté, la prieure est obligée de lui permettre de s’ouvrir à quelqu’un, pour qu’elles soient rassurées toutes les deux. Quand elle aura vu ces personnes, qu’elle s’apaise et cesse de faire part de ce qui lui advient ; car il arrive que sans qu’il y ait lieu d’avoir peur, le démon inspire des craintes si excessives que l’âme est persécutée et tourmentée (Autobiographie, chap. 28). Elle croit que tout a été tenu secret, et découvre que c’est public ; il s’ensuit pour elle de pénibles épreuves qui pourraient atteindre l’Ordre, étant donné les temps que nous vivons. Il faut donc être fort avisée, je le recommande vivement aux prieures.

10     Mais la prieure ne doit pas imaginer que la soeur qui reçoit ces choses vaut mieux que les autres : le Seigneur conduit chacune d’elles de la manière qui lui semble utile. Elles la prédisposent à devenir une grande servante de Dieu, si elle s’aide elle-même, mais il arrive que Dieu conduise les plus faibles dans cette voie. Il n’y a donc nul motif d’approuver ni de condamner, mais de considérer les vertus ; la plus sainte de toutes sera celle qui servira Notre-Seigneur avec le plus de pénitence, d’humilité et de pureté de conscience, mais on ne peut guère s’en assurer ici-bas, jusqu’à ce que le véritable Juge donne à chacun selon ses mérites. Nous nous étonnerons alors de voir combien son jugement diffère de nos opinions d’ici-bas. Qu’il soit loué à jamais. Amen.

CHAPITRE IX

De la façon dont le Seigneur se communique à l’âme dans la vision imaginaire. Mise en garde, appuyée de raisons, contre le désir d’emprunter cette voie. Chapitre fort profitable.

1       Venons-en maintenant aux visions imaginaires, dont on dit que le démon peut davantage s’y immiscer que dans celles dont nous avons parlé, ce qui doit être vrai ; mais quand elles viennent de Notre-Seigneur, elles me semblent sous certains aspects plus profitables, parce que plus conformes à notre nature ; à l’exception de celles que le Seigneur nous fait connaître dans la dernière Demeure, aucune ne peut leur être comparer.

2       Considérons donc, comme je vous l’ai dit dans le chapitre précèdent, qu’il en est de ce Seigneur comme d’un objet en or dans lequel nous garderions une pierre précieuse d’immense valeur et douée de toutes sortes de vertus, sans l’avoir jamais vue ; nous avons toutefois l’absolue certitude qu’elle est là, car les vertus de la pierre ne manquent pas d’agir efficacement, si nous la portons sur nous. Sans l’avoir jamais vue, nous ne manquons pas de l’apprécier, l’expérience nous a montré qu’elle a la propriété de nous guérir de certaines maladies. Mais nous n’osons pas la regarder, nous ne pouvons pas non plus ouvrir le reliquaire celui à qui appartient le joyau est seul à savoir comment il s’ouvre, nous l’a prêté pour que nous en usions, mais il en a gardé la clef ; il ouvrira le coffret qui lui appartient quand il voudra nous montrer la pierre, il la reprendra même quand il le jugera bon, es ce qu’il fait.

3       Disons tout de suite qu’il lui plaît parfois de l’ouvrir soudain pour le plus grand bien de la personne à qui il l’a prêté. Il est clair que sa joie sera bien plus grande lorsqu’elle se rappellera la splendeur de la pierre, mieux gravée ainsi dans sa mémoire. Il en est de même ici : quand Notre-Seigneur consent à mieux choyer cette âme, il lui montre clairement son Humanité Sacrée sous un aspect de son choix, soit tel qu’il fut dans le monde, ou après sa résurrection. Et bien que cela se produise à une vitesse que nous pourrions comparer à celle de l’éclair, cette image suprêmement glorieuse se grave si profondément dans l’imagination que j’estime impossible qu’elle s’efface, jusqu’à ce que cette âme la voie dans le séjour où elle pourra en jouir a jamais.

4       Je dis image, mais il s’entend que la personne qui la voit n’a pas le sentiment qu’elle est peinte, mais vraiment vivante ; et parfois, elle parle à l’âme, elle lui révèle même de grands secrets. Mais vous devez comprendre que bien que cela dure quelques instants, on ne peut pas plus regarder cette vision qu’on peut regarder le soleil, elle passe donc très rapidement. Toutefois, son éclat, comme l’éclat du soleil, ne blesse pas la vue intérieure, qui voit tout cela ; (je ne saurais rien dire de la vision perçue par la vue extérieure, la personne que j’évoque et dont je puis parler si particulièrement n’est pas passée par là, et il est difficile de rendre compte exactement de ce dont on n’a pas l’expérience), cet éclat est comme une lumière infuse, celle d’un soleil couvert de quelque chose d’extrêmement subtil, comme un diamant, si on pouvait le tailler. Son vêtement semble de toile de Hollande, et presque toujours, lorsque Dieu fait cette faveur à l’âme, elle tombe en extase, car sa bassesse ne peut souffrir une vision aussi effrayante.

5       Je dis effrayante, car bien qu’elle soit la plus belle et la plus délectable qu’on puisse imaginer, même si on s’employait à y penser pendant mille années d’existence, (elle dépasse de beaucoup tout ce que conçoivent notre imagination et notre entendement), cette présence est d’une majesté si grandiose que l’effroi s’empare de l’âme. Nul besoin n’est de demander ici comment elle sait qui se montre à elle sans qu’on le lui ait dit, elle reconnaît bien Celui qui est le Seigneur du Ciel et de la terre, tandis que les rois de ce monde sembleraient bien peu de chose par eux-mêmes, si leur suite ne les accompagnait, s’ils ne disaient qui ils sont.

6       Ô Seigneur ! comme nous vous méconnaissons, nous, chrétiens ! Que sera-ce le jour où vous viendrez nous juger ; puisque lorsque vous venez avec tant d’amitié visiter votre épouse, votre vue cause tant de crainte ? Ô mes filles, que sera-ce quand d’une voix si rigoureuse il dira :

Allez, maudits de mon Père ! " (Mt 25,41)

7       Gardons dès maintenant en mémoire que cette faveur que Dieu fait à l’âme n’est pas le moindre des bienfaits ; saint Jérôme, si saint qu’il fut, n’en éloignait jamais le souvenir, et si nous faisons de même, tout ce que nous pouvons souffrir ici des rigueurs de notre Ordre ne nous pèsera point ; même si cela dure longtemps, ce n’est qu’un moment, comparé à l’éternité. Je vous dis en vérité que si vile que je sois, je n’ai jamais eu peur des tourments de l’enfer ; songeant que les damnés doivent voir pleins de colère les yeux si beaux, si paisibles, si bénins du Seigneur, il me semblait que mon coeur ne pourrait le supporter, en comparaison les tourments ne m’étaient rien ; il en fut ainsi toute ma vie. Combien plus grande encore doit être la crainte de la personne à qui il s’est montré ainsi, et qui éprouve un sentiment si vif qu’elle en perd le sens ! Telle doit être la cause de la suspension des puissances ; le Seigneur vient en aide à sa faiblesse en l’unissant à Sa grandeur dans cette si haute communication avec Dieu.

8       Lorsque l’âme peut regarder longuement ce Seigneur, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une vision, mais d’une sorte de véhémente considération de certaine figure forgée par l’imagination ; une chose morte, en comparaison avec cette autre vision.

9       Il est des personnes, et je sais que c’est vrai car nombreuses, sont celles qui m’en ont parlé, pas seulement trois ou quatre, dont l’imagination est si faible, l’entendement si efficace, ou je ne sais quoi, qu’elles s’abandonnent totalement à l’imagination, et croient voir clairement tout ce qu’elles pensent ; si elles avaient vu la vraie vision, elles comprendraient, sans aucun doute possible, qu’elles se leurrent ; car elles composent elles-mêmes ce que leur imagination évoque sans que nul effet ne s’ensuive ; elles restent froides, bien plus que si elles voyaient une image pieuse. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas d’en faire cas, on l’oublié donc beaucoup plus vite qu’un rêve.

10     Il n’en est pas ainsi de la vision dont nous parlons, l’âme est trés éloignée de l’idée de voir quelque chose, cela ne lui vient pas à l’esprit, et soudain la vision se présente tout entière, une grande crainte, une grande agitation bouleversent toutes les puissances et les sens mais elle les installe aussitôt dans cette paix bienheureuse. De même que lorsque saint Paul fut terrassé (Ac 9,3-4) il y eut tempête et agitation au ciel, ici, dans le monde intérieur, un grand mouvement se produit ; et immédiatement, comme je l’ai dit, tout s’apaise, et cette âme est instruite de si grandes vérités qu’elle n’a plus besoin d’un autre maître ; la vraie sagesse, sans travail de sa part, l’a tirée de son ignorance ; et l’âme garde un certain temps la certitude que cette faveur vient de Dieu ; plus on lui dirait le contraire, moins on pourrait la persuader de craindre d’avoir été trompée. Plus tard, si le confesseur lui fait peur, Dieu la livre à elle-même et la laisse dans l’hésitation, ce serait possible, vu ses péchés, mais elle ne peut toutefois le croire, comme dans les tentations contre la foi où le démon peut agiter l’âme, qui n’en reste pas moins ferme dans sa croyance. Plus on la combat, donc, plus elle garde la certitude que le démon ne pourrait lui donner tous ces biens : et il en est ainsi, il n’a pas une telle puissance sur l’intérieur de l’âme ; il peut susciter une représentation, mais jamais avec cette vérité, cette majesté, ni ces effets.

11     Comme les confesseurs ne peuvent voir cela, ils ont peur, à juste titre, d’autant plus qu’il se peut, d’aventure, que ceux à qui Dieu accorde cette faveur ne sachent pas en parler. Ils doivent être donc sur leurs gardes jusqu’à ce que, avec le temps, ces apparitions montrent leurs fruits, observer peu à peu ce que l’âme y gagne en humilité et en force dans la vertu ; car s’il s’agit du démon, il se montrera bientôt à des signes évidents, on le surprendra en mille mensonges. Si le confesseur a de l’expérience, s’il est passé par là, il aura tôt fait de tout comprendre ; au récit qu’on lui fera, il comprendra immédiatement si c’est Dieu, ou l’imagination, ou le démon ; en particulier si Sa Majesté lui a accordé de connaître les esprits ; s’il a ce don, et s’il est docte, même s’il n’a pas d’expérience il le verra très bien.

12     Ce qui vous est fort nécessaire, mes soeurs, c’est beaucoup de simplicité et de sincérité envers votre confesseur ; je ne parle pas des péchés, cela va de soi, mais du récit que vous lui faites de votre oraison. A défaut, je n’affirmerais point que vous soyez en bonne voie, ni que c’est Dieu qui vous instruit ; car il aime beaucoup qu’envers celui qui le représente vous soyez aussi franche et aussi claire qu’envers lui-même, que vous ayez le même désir de lui faire comprendre toutes vos pensées, et d’autant plus vos oeuvres, si petites soient-elles ! Cela fait, ne soyez ni troublées, ni inquiètes, car même si ces visions ne venaient pas de Dieu, si vous avez de l’humilité et une bonne conscience, elles ne vous nuiront point ; Sa Majesté sait tirer le bien du mal et les voies par lesquelles le démon voudrait vous perdre aboutirons à vous faire beaucoup gagner. En évoquant les grandes faveurs que Dieu vous accorde, vous chercherez à mieux le contenter et à garder son image présente à votre mémoire ; le démon, comme le disait un homme fort docte, est un grand peintre, s’il lui montrait une image du Seigneur d’une vive ressemblance, au lieu de s’en affliger, il s’en servirait pour aviver sa dévotion et ferait la guerre au démon en retournant contre lui sa propre malignité ; car même si un peintre est un mauvais homme, ça n’est pas une raison pour manquer de révérer l’image qu’il a peinte, si elle représente notre souverain Bien.

13     Il jugeait fort sévèrement le conseil de faire les cornes que donnent certains ; il disait que partout où nous voyons notre Roi, nous devons le révérer (Autobiographie, chap. 29) ; je vois qu’il a raison, nous le regretterions nous-mêmes. Si une personne qui en aime bien une autre savait qu’elle outrage ainsi son portrait, cela ne lui plairait point. A plus forte raison, ne devons-nous pas toujours témoigner notre respect au crucifix quand nous le voyons, ou a n’importe quel portrait de notre Empereur ? Bien que j’aie déjà écrit cela ailleurs, je suis heureuse de le répéter ici, car j’ai été témoin de l’affliction d’une personne à qui on ordonnait d’employer ce moyen. Je ne sais qui l’a inventé pour tourmenter celle qui ne peut qu’obéir si un confesseur lui donne ce conseil, et qui croirait se perdre si elle ne le suivait pas. Si on vous le donnait, le mien serait que vous fassiez humblement part de ces raisons et que vous le repoussiez. Les bonnes raisons que quelqu’un m’a données m’ont parfaitement convenu dans ce cas.

14     L’âme gagne beaucoup à cette faveur du Seigneur ; quand elle pense à lui, ou à sa vie et Passion, elle se rappelle son très paisible et beau visage, c’est une immense consolation ; de même nous aurions ici-bas une plus grande joie à voir une personne qui nous fait bien que si nous ne l’avions jamais connue. Je vous le dis, un si savoureux souvenir est fort consolant et profitable. Il apporte encore d’autres et nombreux bienfaits, mais j’ai déjà tant parlé des effets de ces choses, j’en parlerai encore si souvent, que je ne veux ni me lasser ni vous lasser ; toutefois, si vous savez, ou si vous entendez dire, que Dieu accorde ces faveurs aux âmes, je vous recommande de ne jamais le supplier de vous conduire par ce chemin, et de ne point le désirer, si bon qu’il vous paraisse ; il sied de l’apprécier et de le révérer hautement, mais il ne convient pas de le souhaiter, pour plusieurs raisons.

15     Premièrement, c’est un manque d’humilité de vouloir qu’on vous donne ce que jamais vous n’avez mérité, je crois donc que celle qui le désirerait prouve qu’elle n’en a guère ; l’humilité est aussi éloignée de choses semblables qu’un simple laboureur l’est du désir d’être roi, jugeant que c’est impossible et qu’il ne le mérite point ; je crois que jamais cette âme ne les obtiendrait, car le Seigneur commence par donner une grande connaissance de soi à celle qui reçoit cette faveur. Comprendra-t-elle qu’en vérité, avec de telles pensées, le fait qu’elle ne soit pas en enfer est déjà une très grande faveur ? Deuxièmement, elle est bien certaine d’être leurrée, ou en grand danger de l’être, car il suffit au démon de voir une petite porte ouverte pour nous tendre mille pièges. Troisièmement, lorsqu’une personne a un désir très vif, l’imagination lui suggère qu’elle voit ce qu’elle désire, et elle l’écoute, comme ceux qui ont envie de quelque chose y pensent tellement le jour qu’il leur arrive d’en rêver. Quatrièmement, c’est de ma part une grande témérité que de vouloir choisir moi-même le chemin sans savoir quel est celui qui me convient le mieux, au lieu de laisser le Seigneur, qui me connaît, me conduire par celui qui convient, et où je ferai sa volonté en toutes choses. Cinquièmement, pensez-vous que ceux qui reçoivent ces faveurs du Seigneur n’ont guère à subir d’épreuves ? Non, au contraire, elles sont immenses, et de tous genres. Que savez- vous de votre aptitude à les endurer ? Sixièmement, vous pourriez perdre ainsi ce que vous aviez cru gagner, comme ce fut le cas pour Saül quand il devint roi.

16     Enfin, mes soeurs, il y a d’autres raisons que celles-là ; et croyez-moi, le plus sûr est de ne vouloir que ce que Dieu veut, il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et il nous aime. Remettons-nous entre ses mains pour que sa volonté s’accomplisse en nous ; nous ne pourrons errer, si nous nous en tenons toujours là avec une volonté bien déterminée. Vous devez remarquer que du fait de recevoir un grand nombre de ces faveurs on n’en mérite pas mieux le ciel, on est plutôt obligé à servir d’autant plus qu’on reçoit davantage. Quant à mieux acquérir des mérites, le Seigneur ne nous en empêche point, cela reste en nos mains ; beaucoup de saintes personnes, donc, n’ont jamais su ce que c’est que de recevoir l’une de ces faveurs, et d’autres, qui les reçoivent, ne sont pas des saintes. Ne pensez pas non plus que ces faveurs soient continuelles, mais des épreuves excessives les accompagnent, le Seigneur ne les accorderait-il qu’une seule fois ; l’âme oublie donc qu’elle pourrait en recevoir d’autres pour ne songer qu’à s’acquitter.

17     Il est vrai que ces faveurs doivent aider immensément à rehausser la perfection des vertus ; mais celui qui les a gagnées au prix de son travail acquiert beaucoup plus de mérites. Je connais une personne à qui le Seigneur avait fait quelques-unes de ces faveurs, j’en connais même deux (l’une était un homme) ; elles étaient si désireuses de servir Sa Majesté à leurs dépens, sans ces grands régals, et si avides de souffrir qu’elles se plaignaient à Notre Seigneur qui les leur accordait, et si elles l’avaient pu, elles les auraient refusées. Je précise qu’elles auraient refusé les régals que le Seigneur donne dans la contemplation, mais pas ces visions, dont elles estimaient enfin les grands avantages.

18     Ces désirs, il est vrai, aussi, sont surnaturels, me semble-t-il, et le fait d’âmes trés amoureuses, qui voudraient que le Seigneur voie qu’elles ne le servent pas pour la solde ; et comme je l’ai dit, jamais elles ne songent qu’elles doivent recevoir le ciel en échange de quoi que ce soit, ce n’est pas dans ce but qu’elles s’efforcent de mieux servir, mais pour satisfaire l’amour, dont la nature est d’agir toujours de mille manières. Si elles le pouvaient, elles chercherait à inventer comment y consumer leur âme ; et s’il leur fallait s’anéantir à jamais pour le plus grand honneur de Dieu, elles le feraient de bon coeur. Qu’il soit loué à jamais, amen, Lui, qui en s’abaissant pour communiquer avec de si misérables créatures, veut montrer sa grandeur.

CHAPITRE X

De plusieurs autres faveurs que Dieu accorde à l’âme par des moyens différents des précédents, et des grands avantages qu’elle en retire.

1       Le Seigneur se communique à l’âme de beaucoup de manières dans ces apparitions ; parfois, quand elle est affligée ; d’autres, quand une grande épreuve l’attend ; d’autres, lorsque Sa Majesté veut trouver en elle ses délices, et la choyer. Il n’y a pas lieu de particulariser chaque chose, mon seul but est de faire comprendre les divers aspects de cette voie autant que je puis les connaître, afin que vous compreniez, mes soeurs, comment ils se présentent, et les effets qui s’ensuivent ; cela, pour que nous ne nous forgions pas l’idée que toute imagination est une vision ; et si c’est une vision, vous n’en serez ni agitées, ni affligées, sachant que c’est possible ; le démon gagne gros à ces agitations, il lui est très agréable de voir une âme affligée et inquiète, car cela l’empêche de s’employer tout entière à aimer et louer Dieu. Sa Majesté a d’autres moyens plus élevés de se communiquer aux âmes, et moins dangereux, le démon ne saurait les contrefaire, il est donc difficile d’en parler car c’est chose très occulte, alors qu’il est plus aisé de faire comprendre les vision imaginaires.

2       Quand le Seigneur le veut, il arrive que l’âme, en oraison et en pleine possession de ses sens, soit soudain ravie dans une extase où le Seigneur lui fait comprendre de grands secrets qu’elle croit voir en Dieu lui-même. Ça n’est pas une vision de la très sainte Humanité, et même, bien que je dise qu’elle voit, elle ne voit rien ; ça n’est pas une vision imaginaire, mais tout intellectuelle, où elle découvre comment on voit toutes choses en Dieu, qui les contient toutes en lui. Cette vision est d’un grand profit, car bien qu’elle ne dure qu’un instant, elle se grave profondément, et cause une immense confusion ; on voit clairement qu’il est inique d’offenser Dieu puisque c’est en Dieu même, je dis bien contenus en Lui, que nous commettons nos grandes iniquités. Je vais m’aider d’une comparaison pour vous aider à comprendre, car bien qu’il en soit ainsi, et que nous en entendions souvent parler, nous n’y prenons pas garde, ou nous ne voulons pas comprendre ; car si nous comprenions ce qui en est, il nous serait, semble-t-il, impossible d’être aussi outrecuidants.

3       Considérons donc que Dieu est comme une demeure, ou comme un palais, très grand et très beau, et que ce palais, comme je le dis, est Dieu lui-même. Le pécheur peut-il, d’aventure, pour se livrer à ses malignités, s’éloigner de ce palais ? Non, certes ; c’est-à-dire que dans le palais même, en Dieu lui-même, se donnent cours les abominations, les malhonnêtetés et méchancetés que nous commettons, nous, pécheurs. Ô chose redoutable et digne de grande considération, elle nous est bien utile, à nous qui savons peu de choses et qui n’arrivons pas à comprendre ces vérités, car une folle outrecuidance nous devient impossible ! Considérons, mes soeurs, la grande miséricorde et la patience dont Dieu fait preuve en ne nous confondant pas sur-le-champ ; rendons-lui d’immenses grâces, ayons honte de ressentir ce qu’on peut faire ou dire contre nous ; la plus grande iniquité au monde, c’est de voir tout ce que Dieu Notre Créateur souffre lui-même de la part de ses créatures, alors que souvent nous gardons grief d’un mot dit en notre absence, peut-être même sans mauvaise intention.

4       Ô misère humaine ! Quand donc, mes filles, imiterons-nous un peu ce grand Dieu ? Oh ! ne nous figurons pas que ce soit quelque chose de souffrir les injures, mais passons sur tout cela de bien bon coeur, et aimons celui qui nous insulte ; car ce grand Dieu n’a pas cessé de nous aimer, nous, qui pourtant l’avons beaucoup offense, il a donc bien raison de vouloir que tout le monde pardonne, si grave que soit l’injure ! Je vous le dis, mes filles, bien que cette vision passe vite, l’âme à qui Notre-Seigneur l’accorde reçoit une grande faveur si elle veut en tirer profit et se la rappeler constamment.

5       Il arrive aussi, soudain, par un procédé qu’on ne saurait décrire, que Dieu montre en lui-même une vérité qui semble obscurcir tout ce qu’on trouve de vérités dans les créatures, et qui fait clairement entendre qu’il est, Lui seul, la Vérité qui ne peut mentir ; et l’on comprend ce que dit David dans un psaume, que tout homme est menteurs (Ps 64,11) ; ce qu’on n’admettrait jamais autrement, même si on l’entendait répéter souvent. Il est la vérité infaillible. Je me rappelle Pilate, les nombreuses questions qu’il posait à Notre-Seigneur pendant sa passion, lui demandant ce qu’est la vérité (Jn 18,38), combien nous comprenons mal, ici-bas, cette Vérité suprême.

6       Je voudrais pouvoir mieux vous faire entendre cet aspect, mais on ne peut en parler. Déduisons de cela, mes soeurs, qu’afin d’imiter moindrement notre Dieu et Époux, il sera bon de beaucoup nous exercer à vivre dans cette vérité. Je ne dis pas seulement que nous ne devons pas mentir, car, gloire à Dieu, je sais que dans ces maisons vous vous gardez bien de dire un mensonge pour rien du monde ; mais vivons dans la vérité devant Dieu et les gens, de toutes les façons possibles ; en particulier, en n’admettant pas qu’on nous tienne pour meilleures que nous le sommes, en rendant à Dieu ce qui lui revient de nos oeuvres, en gardant pour nous ce qui est à nous, et en cherchant à toujours faire ressortir la vérité ; ainsi, nous mépriserons ce monde, qui n’est que mensonge et fausseté, et qui, comme tel, ne peut durer.

7       Un jour où je me demandais pour quelle raison Notre-Seigneur aime tant cette vertu d’humilité, sans réflexion préalable ce me semble, ceci, soudain, me parut évident : Dieu est la suprême Vérité, et l’humilité, c’est être dans la vérité ; en voici une fort grande : nous n’avons de nous-mêmes rien de bon, nous ne sommes que misère, et néant ; quiconque ne comprend pas cela vit dans le mensonge. Plus on le comprend, plus on est agréable à la suprême Vérité, car on vit en elle. Plaise à Dieu, mes sœurs, de nous faire la grâce de ne jamais nous écarter de cette connaissance de nous-même. Amen.

8       Ces grâces, Notre-Seigneur les accorde à l’âme comme à sa véritable épouse ; puisqu’elle est déjà décider à accomplir en toutes choses sa volonté, il veut lui donner un aperçu de la manière dont elle doit s’y soumettre, et de ses grandeurs. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus, j’ai parlé de ces deux choses parce que je les crois d’un grand profit ; nous n’avons pas à craindre ces choses-là, mais à louer le Seigneur qui les donne ; ni le démon, à mon avis, ni l’imagination, ne peuvent guère intervenir ici, l’âme reste donc dans une grande satisfaction.

CHAPITRE XI

Du désir que Dieu donne à l’âme de jouir de Lui, désir si puissant, si impétueux, qu’on est en danger de perdre la vie. Du profit que l’âme tire de cette faveur du Seigneur.

1       Toutes ces faveurs accordées à l’âme par l’Époux ont-elles suffi pour que le petit papillon, soit satisfait, (ne croyez pas que je l’ai oublié), et qu’il se pose là où il doit mourir ? Non, certes, il va plutôt beaucoup plus mal. Bien que l’âme reçoive ces faveurs depuis de longues années, elle ne cesse de gémir et de pleurer, chacune d’elles accroît son chagrin. La cause en est qu’à mesure qu’elle connaît mieux les grandeurs de son Dieu, qu’elle se voit séparée de lui, et fort éloignée d’en jouir, son désir s’accroît d’autant ; son amour grandit aussi à mesure qu’on lui découvre combien ce grand Dieu et Seigneur mérite d’être aimé ; au cours des années, ce désir grandit de telle sorte qu’elle en arrive à éprouver la si grande peine dont je vais parler. J’ai dit " des années ", car ce fut le cas pour la personne dont j’ai fait mention, mais j’entends bien qu’on ne saurait imposer un délai à Dieu, il peut en un instant amener une âme au plus haut des états évoqués ici. Sa Majesté a la puissance de faire tout ce qu’Elle veut, et Elle souhaite faire beaucoup pour nous.

2       Il est toutefois des moments où ces violentes aspirations, ces larmes, ces soupirs, les grands élans déjà décrits (ils semblent provenir tous de notre amour accompagné de vifs regrets, mais tout cela n’est rien auprès de l’autre sentiment, ils font songer à un feu qui fume, mais dont on peut s’accommoder, avec un peu de peine), font vivre cette âme dans un état tel qu’elle semble s’embraser elle-même ; et il arrive souvent qu’une rapide pensée, un mot qui lui rappelle que la mort est lointaine, s’accompagne, venu d’ailleurs, (on ne comprend ni d’où, ni comment), d’un choc, ou de l’atteinte d’une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche, mais quoi qu’il en soit, on voit clairement que cela ne nous est pas naturel. Ça n’est pas non plus un choc, bien que je dise choc, cela blesse avec plus d’acuité. On ne sent pas cette blessure là où se sentent les peines d’ici-bas, ce me semble, mais au plus profond et intime de l’âme ; là, cette douleur aiguë, qui passe soudain, réduit en poussière tout ce qu’elle trouve en nous de terrestre et de naturel, et à ce moment il nous est impossible de nous rappeler quoi que ce soit de notre être ; à l’instant, les puissances sont ligotées, elles n’ont plus aucune liberté, sauf celle d’accroître cette douleur.

3       Je ne voudrais pas paraître exagérer alors que je suis vraiment loin de compte, car c’est inexprimable. C’est un ravissement des sens et des puissances, il englobe tout ce qui n’aide pas, comme je l’ai dit, à ressentir cette affliction. L’entendement est très prompt à comprendre les raisons qu’a cette âme de déplorer son éloignement de Dieu ; Sa Majesté y contribue alors par une si vive connaissance de soi, la peine s’en accroît à un tel degré, que la personne qui l’éprouve se met à pousser de grands cris. Bien qu’elle soit dure à la douleur et accoutumée aux plus vives souffrances, elle ne peut plus résister, car elle ne souffre pas dans son corps, comme je l’ai dit, mais à l’intérieur de l’âme. Elle en a déduit que les souffrances de l’âme sont bien plus dures que celles du corps, et il lui est apparu qu’on souffre ainsi au purgatoire ; l’absence d’un corps n’empêche pas ces âmes de souffrir bien davantage que ne souffrent tous ceux d’ici-bas, qui en ont un.

4       J’ai vu une personne dans cet état, et j’ai vraiment cru qu’elle allait mourir ; ça n’était pas étonnant, car, certes, le danger de mort est grand. Cet état, si bref soit-il, désarticule le corps, le pouls est aussi faible que si la personne voulait rendre son âme à Dieu, et elle n’en est pas loin, la chaleur naturelle fait défaut, mais l’embrasement est tel qu’il s’en faut d’un petit peu pour que Dieu accomplisse ce voeu. Elle ne souffre toutefois ni peu ni prou dans son corps, bien qu’il se désarticule, comme je l’ai dit, de telle sorte que deux ou trois jours après elle n’a pas encore la force d’écrire, et elle reste tout endolorie ; il me semble même que le corps demeure fort affaibli. Si elle ne s’en ressent pas, c’est sans doute que la souffrance intérieure de l’âme est si prépondérante qu’elle ne fait aucun cas de son corps ; ainsi, lorsque nous sentons à un point quelconque une douleur très aiguë, les autres, même si elles sont très nombreuses, sont peu sensibles ; je l’ai souvent éprouvé. Dans ce cas-ci, ni peu, ni prou : je crois même qu’elle ne sentirait rien si on la coupait en morceaux.

5       Vous me direz que c’est une imperfection, qu’elle n’a qu’a se conformer à la volonté de Dieu, puisqu’elle lui est si soumise. Elle a pu le faire jusqu’ici, et c’est ce qui l’a aidée à vivre. Mais il n’en est plus de même maintenant ; sa raison est dans un tel état qu’elle n’est plus la maîtresse, elle ne peut penser à rien d’autre qu’à ses raisons de souffrir ; éloignée de son Bien, elle se demande pourquoi elle voudrait vivre. Elle éprouve un étrange sentiment de solitude, aucune des créatures qui sont sur terre ne peut lui tenir compagnie, ni celles du Ciel, à ce que je crois, si ce n’est Celui qu’elle aime, et tout lui est tourment. Elle se figure être comme quelqu’un de suspendu, qui ne peut s’appuyer nulle part sur terre, ni monter au ciel ; la soif l’embrase, et elle ne peut approcher de l’eau. Cette soif n’est pas supportable, mais si excessive qu’il n’est eau pour l’étancher, et elle ne veut pas l’étancher, si ce n’est avec celle dont Notre-Seigneur a parlé à la Samaritaine (Jn 4,7-13) mais on ne la lui donne point.

6       Ô Dieu secourable, Seigneur, comme vous oppressez vos amants ! Mais tout cela n’est rien, en échange de ce que vous leur donnez par la suite. Il est bon que ce qui vaut beaucoup coûte beaucoup. D’autant plus que s’il s’agit de purifier cette âme pour qu’elle entre dans la Septième Demeure de même que ceux qui vont entrer au ciel se lavent au purgatoire, cette souffrance est à peine une goutte d’eau dans la mer. D’autant plus que malgré tout ce tourment et ces afflictions, qui surpassent, à ce que je crois, toutes les souffrances de la terre, (la personne dont je parle en a subi beaucoup, tant corporelles que spirituelles, mais en comparaison tout cela ne lui semble rien), l’âme estime cette peine à un si haut prix qu’elle comprend fort bien ne pouvoir la mériter ; ce sentiment n’est pas de nature à la soulager, mais il l’aide à souffrir de grand coeur, et elle souffrirait toute sa vie, si tel était le bon plaisir de Dieu ; ce ne serait cependant pas mourir une fois, mais toujours vivre en mourant, vraiment, rien de moins.

7       Considérons donc, mes soeurs, ceux qui sont en enfer, privés de cette acceptation, ce contentement, ce plaisir que Dieu donne à l’âme ; ils savent qu’ils ne gagnent rien à leur souffrance, qu’ils souffriront toujours de plus en plus ; je dis de plus en plus, quant aux peines accidentelles. Les tourments de l’âme étant tellement plus durs que ceux du corps, et ceux des damnés bien pires, en comparaison, que le tourment dont nous avons parlé puisqu’ils voient qu’ils dureront toute l’éternité, que peut-il advenir de ces âmes infortunées ? Et au cours de notre vie si brève, que ne pouvons-nous faire, ou souffrir, qui ne soit infime, pour nous épargner ces terribles tourments éternels ? Je vous le dis, il est impossible de faire comprendre combien la souffrance de l’âme est aiguë, combien elle diffère de celle du corps, à ceux qui n’en ont pas l’expérience ; le Seigneur lui-même veut que nous le comprenions pour que nous sachions mieux combien nous lui sommes redevables de nous avoir appelées à un état où nous avons l’espoir qu’il nous délivrera, dans sa miséricorde, et qu’il nous pardonnera nos péchés.

8       Pour en revenir à notre sujet, (nous avons laissé cette âme bien en peine), l’extrême rigueur de sa souffrance est brève ; si elle se prolongeait, la faiblesse naturelle ne pourrait la supporter, sauf par miracle. Il est arrivé à la personne dont je parle d’être réduite en miettes en un peu plus d’un quart d’heure. Il est vrai qu’elle avait complètement perdu les sens cette fois-là, tant le coup avait été rigoureux, (alors qu’elle était en conversation, le dernier jour des fêtes de Pâques, et qu’elle vivait depuis le Samedi Saint dans une telle sécheresse qu’elle comprenait à peine ce qu’il en était) ; il lui avait suffi d’entendre un mot sur la longue durée de la vies (C’est en entendant chanter la soeur Isabelle de Jésus que sainte Thérèse tomba en extase, en 1571, à Salamanque). Comment imaginer qu’on puisse opposer de la résistance ! C’est impossible, de même qu’une personne jetée au feu ne pourrait faire qu’il ne soit pas chaud, et ne la brûle point. Ce n’est pas un sentiment qu’elle puisse dissimuler, ni empêcher les témoins de comprendre qu’elle court un grand danger, bien qu’ils ne puissent juger du mouvement intérieur. Ils lui tiennent toutefois compagnie, comme des ombres ; et c’est ainsi qu’elle voit toutes les choses de la terre.

9       Et pour que vous sachiez qu’il est possible à notre faiblesse et à notre naturel d’intervenir, au cas où vous vous trouviez dans cette situation, il arrive parfois, tandis que l’âme est dans l’état que j’ai décrit, mourant de ne pas mourir, si oppressée qu’il lui semble qu’il s’en faut d’un rien pour qu’elle quitte le corps, elle voudrait, prise vraiment de peur, que la peine se relâche pour ne pas achever de mourir. On voit bien que cette crainte est une faiblesse de la nature puisque d’autre part son désir ne la lâche point, et qu’il lui est impossible d’être délivrée de cette peine tant que le Seigneur ne la lui ôte lui-même, généralement par une haute extase, ou par une vision, où le vrai Consolateur la console et la fortifie pour qu’elle consente à vivre aussi longtemps qu’il le voudra.

10     C’est chose pénible, mais elle produit dans l’âme d’immenses effets ; ainsi l’âme cesse de craindre les épreuves possibles ; comparées à ses vives souffrances, cela ne lui semble plus rien. Elle a tant progressé qu’elle voudrait les subir souvent. Mais là encore elle est absolument sans ressources, il n’existe aucun moyen de retrouver sa peine tant que le Seigneur n’en a pas décidé, de même qu’il n’y en a point pour lui résister ou y échapper quand elle fond sur elle. Il lui reste un plus grand mépris du monde, car rien de terrestre ne l’a secourue dans ce tourment ; elle est d’autant plus détachée des créatures qu’elle voit que son Créateur est seul à pouvoir la consoler et combler son âme ; enfin, elle vit dans une plus grande crainte, un plus grand souci de ne pas l’offenser, sachant qu’il peut aussi bien tourmenter que consoler.

11     Dans cette voie spirituelle, deux choses, me semble-t-il, sont un danger mortel. J’ai dit la première qui est un danger réel, et non des moindres ; l’autre, c’est un bonheur et une délectation si excessifs, poussés à de tels extrêmes, que l’âme en défaille au point qu’il s’en faut un rien pour qu’elle quitte le corps ; à la vérité, ce ne serait pas pour elle une petite joie. Vous jugerez par là, mes soeurs, si j’ai eu raison de vous dire qu’il faut du courage, et si, lorsque vous demandez ces choses-là au Seigneur, il est fondé de vous répondre comme aux fils de Zébédée : " Pouvez-vous boire le calice ? " (Mt 20,22).

12     Nous toutes, mes soeurs, répondrons oui, je le crois, et nous aurons bien raison ; Sa Majesté donne des forces aux âmes qui en ont besoin, Elle les défend toujours, Elle répond d’elles dans les persécutions et les soutient contre la médisance, comme le Seigneur le fit pour Madeleine, si ce n’est en paroles, par des actes ; et enfin, enfin, dès avant la mort, elle paie tout à la fois, comme vous le verrez tout à l’heure. Qu’il soit béni à jamais, et loué par toutes les créatures. Amen.

SEPTIÈMES DEMEURES

CHAPITRE PREMIER

Des grandes faveurs que Dieu accorde aux âmes qui sont entrées dans les Septièmes Demeures. De certaines différences entre l’âme et l’esprit bien que ici deux ne fassent qu’un. Ce chapitre contient des choses dignes de remarque.

1       Peut-être, mes soeurs, ai-je si longuement parlé de cette voie spirituelle qu’il ne semble y avoir rien d’autre à dire. Le croire serait une grande erreur ; puisque la grandeur de Dieu est sans bornes, ses oeuvres ne sauraient en avoir. Cessera-t-on jamais de narrer ses miséricordes et ses grandeurs ? C’est impossible, ne vous étonnez donc point de ce qui fut dit et de ce qui reste à dire, ce n’est qu’un abrégé de tout ce qu’on peut conter de Dieu. Il s’est montré fort miséricordieux en communiquant ces choses à quelqu’un dont nous pouvons les apprendre, afin que nous louions ses grandeurs d’autant plus que nous savons qu’il communique avec les créatures, et nous nous efforcerons de ne pas mésestimer les âmes en qui le Seigneur se complaît. Nous avons tous une âme, mais nous ne l’apprécions pas comme le mérite une créature faite à l’image de Dieu, nous ne comprenons donc pas les grands secrets qui sont en elle. Plaise à Sa Majesté, si Elle le veut, de diriger ma plume, et de m’aider à vous parler un peu de tout ce qu’il y a à dire ; Dieu le fait comprendre à ceux qu’il introduit dans cette Demeure. J’ai vivement supplié Sa Majesté, Elle sait que mon intention est de faire en sorte que ses miséricordes ne restent pas cachées, afin que son nom soit mieux loué et glorifié.

2       J’ai l’espoir que Dieu me fera cette faveur, pour l’amour de vous, mes soeurs, et non pour moi, pour que vous compreniez ce qui vous sera précieux, et que, par votre faute, votre Époux ne manque pas de célébrer ce mariage spirituel avec vos âmes, puisqu’il entraîne tous les bienfaits que nous verrons. Ô grand Dieu ! Une créature aussi misérable que moi peut trembler de parler d’une chose que je suis loin de mériter de comprendre. C’est vrai, j’ai été dans une grande confusion, et je me suis demandé s’il ne serait pas préférable de conclure cette Demeure en quelques mots, on va croire, je le suppose, que je la connais d’expérience, et j’en ai une honte extrême, car me connaissant comme je me connais, c’est chose terrible. D’autre part, il m’est apparu qu’il y a là une tentation, une faiblesse, si mal que vous me jugiez. Mais que Dieu soit un petit peu mieux loué et compris, et que tout le monde me crie après ; d’autant plus qu’il se peut que je sois morte quand ceci verra le jour. Béni soit Celui qui vit et vivra à jamais. Amen.

3       Quand Notre-Seigneur consent à prendre en pitié cette âme qui a souffert et souffre de désir et qu’il a déjà prise spirituellement pour épouse, avant la consommation du mariage spirituel il l’introduit dans sa Demeure qui est cette Septième ; de même qu’il a une demeure au ciel, il doit trouver dans l’âme une chambre où Sa Majesté habite seule : nous pouvons dire un autre ciel. Il est très important pour nous, mes soeurs, de comprendre que l’âme n’est pas quelque chose d’obscur ; car comme nous ne la voyons pas, nous pouvons croire, d’ordinaire, qu’il n’existe pas d’autre lumière intérieure, sauf celle que nous voyons, et qu’il règne dans notre âme une certaine obscurité. Je parle de l’âme qui n’est pas en état de grâce, ce n’est pas la faute du Soleil de Justice qui est en elle et qui lui donne l’être, mais c’est elle qui est incapable de recevoir la lumière, et je crois avoir dit dans la première Demeure ce que certaine personne a compris à ce sujet : ces âmes infortunées sont comme dans une prison obscure, les pieds et les mains liés, aveugles et muettes, pour qu’elles ne puissent faire le bien qui les aiderait à acquérir des mérites. Nous pouvons les plaindre, considérer qu’il fut un temps où nous nous sommes vues dans le même état, et que le Seigneur peut leur faire miséricorde, à elles aussi.

4       Ayons particulièrement soin, mes soeurs, de l’en supplier, ne l’oublions pas, c’est faire une très grande charité que de prier pour ceux qui sont en état de péché mortel ; bien plus grande que celle que nous ferions au chrétien que nous verrions les mains liées derrière le dos par une forte chaîne, attaché à un poteau, et mourant de faim, non par faute de nourriture, car il a auprès de lui des mets d’extrême délicatesse, mais il ne peut les prendre pour les porter à sa bouche ; bien qu’il éprouve un vif dégoût et se voire prés d’expirer, non de la mort d’ici-bas mais de celle qui est éternelle, ne serait-ce pas extrêmement cruel de le regarder sans approcher de sa bouche de quoi manger ? Qu’adviendrait-il si, par vos prières, on lui ôtait ses chaînes ? Vous voyez bien. Je vous le demande pour l’amour de Dieu, ayez toujours un souvenir pour ces âmes-là dans vos prières.

5       Ce n’est pas à elles que nous parlons en ce moment, mais à celles qui, par la miséricorde de Dieu, ont fait pénitence de leurs péchés, et qui sont en état de grâce ; nous ne pouvons la considérer cette âme, comme une chose limitée à un recoin, mais comme un monde intérieur qui contient les belles et nombreuses demeures que vous avez vues ; il est juste qu’il en soit ainsi, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu. Quand il plaît à Sa Majesté de lui accorder la faveur de ce mariage divin, Elle commence par l’introduire dans Sa demeure ; Sa Majesté ne se contente plus des ravissements qu’Elle lui a déjà fait connaître, où elle l’unit à Elle, à ce que je crois, ni de l’oraison d’union dont j’ai parlé où l’âme n’avait pas le sentiment d’être aussi nettement appeler à pénétrer dans son centre qu’elle l’est, ici, dans cette demeure, mais dans sa partie supérieure seulement. Peu importe : d’une manière ou d’une autre, le Seigneur l’unit à lui ; mais c’est en la rendant aveugle et muette, comme ce fut le cas pour saint Paul lors de sa conversion (Ac 9,8), et en lui retirant la faculté de sentir ce qu’est cette faveur, et comment elle en jouit : car la grande délectation de cette âme est de se voir tout près de Dieu. Quand il l’unissait à lui, elle ne comprenait plus rien, puisque toutes ses puissances étaient aliénées.

6       Ici, il en est autrement. Notre bon Dieu, maintenant, veut faire tomber les écailles de ses yeux ; pour lui faire voir et comprendre quelque chose de la faveur qu’il lui fait, il use d’un procédé extraordinaire ; introduite dans cette Demeure par une vision intellectuelle, on lui montre, par une sorte de représentation de la vérité, la Très Sainte Trinité, toutes les trois personnes, dans un embrasement qui s’empare d’abord de son esprit à la manière d’une nuée d’immense clarté ; et de ces personnes distinctes, par une intuition admirable de l’âme, elle comprend l’immense vérité ; toutes les trois personnes sont une substance, un pouvoir, une science, et un seul Dieu. Ce que nous croyons par un acte de foi, l’âme, donc, le saisit ici, on peut le dires de ses yeux, sans qu’il s’agisse toutefois des yeux du corps ni des yeux de l’âme, car ce n’est pas une vision imaginaire. Ici, toutes les trois personnes se communiquent à elle, elles lui parlent, elles lui font comprendre ces paroles du Seigneur que rapporte l’Évangile : qu’il viendrait, Lui, et le Père, et le Saint-Esprit, demeurer avec l’âme qui l’aime et qui observe ses commandements (Jn 14,23).

7       Ô Dieu secourable ! Qu’il est donc différent d’entendre ces paroles, de les croire, ou de comprendre de cette manière-là combien elles sont vraies ! L’âme s’en étonne chaque jour davantage, car il lui semble que les Trois Personnes ne l’ont jamais quittée, elle les voit, manifestement, à l’intérieur de son âme ; au très très intime d’elle-même, dans quelque chose de très profond qu’elle ne saurait décrire car elle n’est point docte, elle sent en elle cette divine compagnie.

8       Il va vous sembler, d’après cela, qu’elle doit être hors de sens, si absorbée qu’elle ne peut plus s’occuper de rien. En fait, bien mieux que naguère, en tout ce qui touche au service de Dieu, ou lorsqu’elle n’a pas d’occupation, elle vit dans cette agréable compagnie ; et si cette âme ne fait pas défaut à Dieu, jamais il ne manquera, ce me semble, de lui faire discerner très clairement sa présence ; elle a la ferme confiance que Dieu ne l’abandonnera point, il ne lui a pas accordé cette faveur pour qu’elle la perde ; et elle est en droit de le penser, sans cesser toutefois d’être plus attentive que jamais à ne lui déplaire en rien.

9       Cette présence dans laquelle elle vit, comprenez-le, n’est pas aussi totalement manifestée, je précise, aussi clairement, que la première fois, et certain nombre d’autres, où Dieu voulut lui faire ce don ; s’il en était ainsi, il lui serait impossible de s’occuper de quoi que ce soit, et même de vivre au milieu des gens ; mais bien que cette présence ne s’accompagne pas d’une lumière aussi claire, elle constate toujours qu’elle se trouve en cette compagnie. On peut la comparer à une personne qui serait avec d’autres dans une pièce très claire, mais on ferme les fenêtres, et elle reste dans l’obscurité : l’absence de lumière l’empêche de les voir, elle ne les verra pas jusqu’à ce que la lumière revienne, elle ne cesse toutefois pas de comprendre qu’elles sont là. On peut demander si lorsque la lumière revient il lui est possible de les revoir à son gré. Ça n’est pas en son pouvoir, il faut que Notre-Seigneur consente à ouvrir la fenêtre de l’entendement ; il témoigne d’une grande miséricorde en lui permettant de comprendre si clairement qu’il ne la quitte jamais.

10     Il semble que la divine Majesté veuille, ici, par cette admirable compagnie, disposer l’âme à recevoir davantage ; il est clair que cela l’aidera fort à avancer dans la perfection en toutes choses et perdre les craintes que lui ont parfois inspirées les autres faveurs que Dieu lui a faites, comme nous l’avons dit. Et il en fut ainsi, elle faisait, en tout, des progrès, il lui semblait que malgré tant d’épreuves et d’affaires, l’essentiel de son âme ne quittait jamais cette Demeure. Comme s’il y avait, en quelque sorte, des compartiments dans son âme, peu après cette faveur que lui accorda Dieu, elle eut à s’occuper de grands travaux, elle s’en plaignit, comme Marthe se plaignit au Seigneur de Marie (Lc 10,40) qui jouissait toujours à son gré de cette quiétude, et qui lui laissait tant de travail, tant d’occupations, qu’elle ne pouvait jouir de sa compagnie.

11     Vous jugerez que c’est de la folie, mes soeurs, mais cela se passe vraiment ainsi, bien qu’on comprenne que l’âme est une ; ce que j’ai dit n’est pas une idée que je me forge, car telle est l’impression qu’on a ordinairement. J’en ai donc déduit qu’on voit des choses intérieures dans lesquelles on distingue vraiment certaines différences, fort visibles, entre l’âme et l’esprit, malgré que tout soit un. La division qu’on perçoit est si subtile que l’âme et l’esprit semblent parfois agir différemment, comme sont différentes les saveurs que le Seigneur veut leur donner. Il me semble aussi que l’âme diffère des puissances, qu’elles ne sont pas une seule chose. Il y a tant de ces différences, et si délicates, dans l’intime de nous-même que je serais bien téméraire si je me mettais à les expliquer. Nous verrons cela là-haut, si, dans sa miséricorde, le Seigneur nous fait la grâce de nous conduire là où nous comprendrons ces secrets.

CHAPITRE II

Suite du même sujet. De subtiles comparaisons aident à comprendre la déférence qu’il y a entre l’union spirituelle et le mariage spirituel.

1       Venons-en donc à parler du mariage spirituel et divin, bien que cette haute faveur ne doive pas atteindre à sa perfection de notre vivant, puisque nous perdrions cet immense bienfait si nous nous écartions de Dieu. La première fois que Sa Majesté accorde cette faveur par une vision imaginaire, Elle veut montrer à l’âme sa très Sainte Humanité pour qu’elle en ait la pleine connaissance et n’ignore rien du don souverain qu’elle reçoit. A d’autres personnes, le Seigneur pourra se présenter sous une autre forme ; à celle dont nous parlons, alors qu’elle venait de communier, il apparut, dans la splendeur, la beauté, la majesté qu’on lui vit après sa résurrection ; Il lui dit qu’il était temps qu’elle s’occupe de ses affaires à lui, qu’il s’occuperait des siennes, et d’autres paroles plus sensibles que communicables (Relations, chap. 35).

2       Il n’y avait là, semblera-t-il, rien de nouveau, puisque le Seigneur s’était déjà manifesté à cette âme de cette manière. Ce fut toutefois si différent qu’elle en fut bien affolée et effrayée ; d’abord, parce que cette vision fut fort intense, ensuite, à cause des paroles que le Seigneur lui dit, enfin, parce qu’il se manifesta à l’intérieur de son âme, ce qui ne s’était jamais produit, sauf dans la vision précédente. Comprenez-le, la différence est immense entre toutes les visions précédentes et celles de cette Demeure ; entre les fiançailles spirituelles et le mariage spirituel il y a la même différence qu’entre l’état de deux fiancés et celui de ceux qui ne pourront désormais se séparer.

3       J’ai déjà dit que malgré ces comparaisons dont j’use à défaut d’en trouver de meilleures, il faut entendre qu’ici il n’est pas plus question du corps que si l’âme ne l’habitait point, et qu’elle ne soit qu’esprit ; son rôle est encore bien moindre dans le mariage spirituel ; cette union secrète s’accomplit au centre le plus profond de l’âme où doit se tenir Dieu lui-même, et, ce me semble, il n’a pas besoin de porte pour y entrer. Je dis qu’il n’a pas besoin de porte, parce que tout ce qui a été dit jusqu’ici semble se réaliser au moyen des sens et des puissances et il doit en être ainsi de cette apparition de l’Humanité du Seigneur ; mais l’union dans le mariage spirituel est bien différente. Le Seigneur apparaît en ce centre de l’âme non pas dans une vision imaginaire, mais intellectuelle, plus subtile toutefois que les précédentes : il apparut ainsi aux Apôtres, sans entrer par la porte, quand il leur dit : " Pax vobis " (Lc 24,35). Ce que Dieu communique alors à l’âme en un instant est un si grand mystère, une faveur si haute, la délectation de l’âme est si immense, que je ne sais à quoi la comparer ; je puis seulement dire que le Seigneur veut lui manifester à ce moment la gloire du ciel avec plus d’élévation que par toutes les visions ou plaisirs spirituels. D’après ce qu’on comprend, et on ne saurait dire plus, l’âme, c’est-à-dire l’esprit de cette âme, ne fait plus qu’une avec Dieu ; Sa Majesté, qui Elle aussi est esprit, pour montrer son amour pour nous, veut faire concevoir à certaines personnes jusqu’où va cet amour, pour que nous louions sa grandeur ; Dieu a tenu à s’unir à la créature si intimement que comme ceux qui ne peuvent désormais se séparer, il ne veut pas se séparer d’elle.

4       Il en est autrement des fiançailles spirituelles, car souvent les fiancés se séparent, et l’union également est différente ; car bien que l’union soit la jonction de deux choses en une, elles peuvent, enfin, se séparer, et chacune d’elles se retrouver seule ; ainsi, à l’ordinaire, cette faveur du Seigneur passe vite, l’âme ensuite est privée de cette compagnie, c’est-à-dire qu’elle ne la perçoit plus. Dans cette autre faveur du Seigneur, non : l’âme demeure en ce centre avec son Dieu. On peut comparer l’union à deux cierges de cire qui s’uniraient si étroitement que leurs lurnières ne feraient qu’une, ou que la mèche, et la lumière, et la cire, ne sont qu’une même chose ; on peut toutefois séparer les cierges l’un de l’autre, et il reste deux cierges, comme on peut séparer la mèche de la cire. Ici encore, il en est comme de l’eau du ciel qui tombe dans une rivière ou dans une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on ne pourra séparer ni trier l’eau de la rivière de l’eau tombée du ciel ; de même, si un petit ruisseau se jette dans la mer, il n’y aura nul moyen de l’en séparer ; et dans une pièce percée de deux fenêtres par où pénètre une vive clarté, les deux clartés, divisées à l’arrivée, se fondent en une seule.

5       C’est peut-être ce que dit saint Paul à propos de ce sublime mariage, supposant que Sa Majesté se rapproche de l’âme par l’union : " Celui qui s’unit au Seigneur ne fait qu’un esprit avec Lui " (Cor 6,17). Il dit aussi : " Mihi vivere Christus est, mori lucrum " (Ph 1,21) ; il me semble que l’âme peut dire la même chose ici, car c’est là que le petit papillon dont nous avons parlé meurt dans une immense joie, puisque sa vie est déjà le Christ.

6       On discerne mieux cette faveur, le temps aidant, par ses effets, car on comprend clairement que c’est Dieu qui donne vie à notre âme par de secrètes aspirations souvent si vives qu’on ne peut aucunement en douter ; l’âme les perçoit clairement, mais elles sont inexprimables ; ce sentiment est si fort qu’il se traduit parfois en paroles caressantes qu’elle ne peut contenir : " Ô vie de ma vie et substance qui me sustente ! " et autres choses de ce genre. Car de ce sein divin, où Dieu semble continuellement nourrir l’âme, jaillissent des rayons de lait qui fortifient tous les habitants du château ; il apparaît que le Seigneur veut qu’ils jouissent un peu de tout ce dont jouit l’âme, de ce fleuve opulent où la petite fontaine s’est perdue, il jaillit parfois un jet de cette eau pour soutenir ceux qui doivent pour le corporel servir ces deux époux. Et comme une personne inattentive sentirait qu’on la baigne soudain dans cette eau et ne pourrait manquer de le sentir, ainsi, et même avec plus de certitude, on perçoit les opérations dont je parle. Car de même qu’un jet d’eau ne pourrait jaillir de rien, comme je l’ai dit, on comprend clairement qu’il y a à l’intérieur quelqu’un qui lance ces flèches et donne vie à cette vie, un soleil d’où provient une grande lumière qui se projette de l’intérieur sur les puissances. L’âme, comme je l’ai dit, ne bouge pas de ce centre, et ne perd point la paix ; car celui qui l’a donnée aux Apôtres (Jn 20,19) quand ils étaient réunis peut la lui donner, à elle aussi.

7       Il me vient à l’idée que cette salutation du Seigneur devait signifier beaucoup plus qu’elle n’en a l’air, ainsi que ce qu’il a dit à la glorieuse Madeleine : " Va en paix " (Lc 7,50), car les paroles du Seigneur ont en nous valeur d’actes, elles devaient donc agir dans ces âmes déjà bien disposées, éloigner de l’âme tout ce qui est corporel afin que, pur esprit, elle puisse s’unir par cette union céleste à l’esprit incréé ; et il est très vrai que lorsque nous nous vidons de toute créature, que nous nous en détachons pour l’amour de Dieu, ce même Dieu doit nous emplir de Lui. Ainsi, un jour où Jésus-Christ Notre-Seigneur priait pour ses Apôtres, je ne sais où on le dit, il demanda que tous soient un avec le Père et avec Lu, comme Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans le Père et le Père en Lui (Jn 17,21). Je ne sais s’il peut exister un plus grand amour que celui-là ! Et ne manquons point d’y pénétrer tous, puisque Sa Majesté a dit : e ne prie pas pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi, qui, grâce à leur parole, croiront en moi (Jn 17,20) et Elle dit aussi : Je suis en eux (Jn 17,23).

8       Ô Dieu secourable, que ces paroles sont vraies, et comme l’âme qui le voit par elle-même dans cette oraison les comprend ! Et comme nous les comprendrions toutes, si nous n’y faisions pas obstacle par notre faute, puisque les paroles de Jésus-Christ notre Roi et Seigneur ne peuvent manquer de s’accomplir ! Mais nous commettons l’erreur de ne pas nous y disposer en nous écartant de tout ce qui peut faire obstacle à cette lumière, nous ne nous voyons donc pas dans ce miroir que nous contemplons, et où notre image est gravée.

9       Pour revenir à ce que nous disions : lorsque le Seigneur a introduit l’âme dans Sa demeure, qui est le centre de l’âme elle-même, de même que le ciel empyrée où se tient Notre-Seigneur ne se meut pas, dit-on, comme les autres, dès que cette âme y pénètre, tout mouvement cesse en elle ; ni les puissances, ni l’imagination, ne peuvent lui porter tort ni lui enlever la paix. J’ai l’air de vouloir dire que lorsque l’âme a obtenu de Dieu cette faveur elle est assurée de son salut et de ne pas retomber, mais je ne dis rien de tel : chaque fois que je parlerai de cette sécurité apparente de l’âme, il s’entend qu’il en est ainsi tant que la Divine Majesté la tient par la main, pour que l’âme ne l’offense point. J’ai du moins la certitude que cette âme, bien qu’elle ait vécu dans cet état, et cela pendant des années, ne s’estime pas en sûreté ; elle craint au contraire bien plus que naguère d’offenser Dieu moindrement, elle a le vif désir de Le servir, comme on le verra plus loin, elle vit dans la peine et la confusion, sachant le peu qu’elle est capable de faire, alors qu’elle lui a tant d’obligation ; ça n’est pas une petite croix, mais une fort sérieuse mortification ; toutefois, plus cette âme se mortifie, plus grandes sont ses délices. Lorsque Dieu lui ôte la santé et les forces dont elle a besoin pour faire pénitence, c’est là sa vraie mortification ; j’ai déjà dit ailleurs le chagrin que cela cause, mais il est bien plus grand ici, et tout doit venir à l’âme du sol où elle plante ses racines ; car de même que l’arbre qui est proche d’une eau courante est le plus frais, celui qui produit plus de fruits, peut-on s’étonner des désirs qu’éprouve cette âme dont l’esprit véritable ne fait qu’un avec l’eau céleste dont nous avons parlé ?

10     Pour en revenir, donc, à ce que je disais, il ne faut pas croire que les puissances, et les sens, et les passions, jouissent toujours de cette paix ; l’âme, oui. Dans les autres Demeures, il est des combats, des moments d’épreuves et de fatigue, mais à l’ordinaire cela ne lui ôte ni sa paix, ni sa place. Ce centre de notre âme, ou cet esprit, est chose si difficile à décrire, il est même si difficile d’y croire, que je crains, mes soeurs, que faute d’avoir su m’exprimer vous ne soyez tentées de ne pas me croire ; car il est difficile de dire qu’il y a là des épreuves et des peines, mais que l’âme reste en paix. Je vais faire une ou deux comparaisons : plaise à Dieu qu’elles m’aident à expliquer quelque chose, mais si je n’y réussissais pas, je sais que je dis la vérité.

11     Le Roi est dans son Palais, la guerre et bien des choses pénibles sévissent dans son royaume, mais il n’en reste pas moins à sa place ; de même, ici ; bien qu’il y ait un grand tumulte, beaucoup de bêtes venimeuses, dans les autres Demeures, et que tout cela fasse grand bruit, rien ne pénètre dans cette Demeure-là, et ne force l’âme à en sortir ; les choses qu’elle entend, qui toutefois lui font un peu de peine, ne parviennent pas à l’agiter et à lui ôter la paix ; les passions, déjà vaincues, ont peur de pénétrer dans cette Demeure, car elles en sortent plus asservies. Le corps tout entier nous fait mal, mais si la tête est saine, nous n’aurons pas mal à la tête du fait que nous avons mal au corps. Je ris toute seule de ces comparaisons dont je ne suis pas satisfaite, mais je n’en trouve pas d’autres ; Pensez ce que vous voudrez : tout ce que j’ai dit est la vérité.

CHAPITRE III

Des grands effets de cette oraison. L’attention et la réflexion sont nécessaires, car elle diffère des états précédents d’une manière admirable.

1       Nous disions donc que ce petit papillon est mort dans l’immense allégresse d’avoir trouvé le repos, et que le Christ vit en lui. Voyons comment il vit, ou comment cette vie diffère de celle qu’il a connue quand il était vivant ; ce sont les effets produits dans l’âme par cette oraison qui nous montreront si ce qui fut dit est vrai. A ce que je puis entendre, ces effets sont les suivants.

2       Le premier, un tel oubli d’elle-même que l’âme semble vraiment n’être plus, comme je l’ai dit ; elle est dans un état où elle ne se connaît plus, elle ne se souvient plus qu’il doive y avoir pour elle ni ciel, ni vie, ni honneur, tout entière occupée de l’honneur de Dieu ; les paroles de Sa Majesté semblent avoir eu force d’acte lorsqu’elle lui a dit de s’inquiéter de Ses affaires, et qu’Elle s’inquiéterait des siennes. Ainsi, l’âme ne se soucie pas de ce qui peut advenir, elle est dans un étrange oubli de toute chose, car, comme je l’ai dit, elle semble n’être plus, et elle voudrait n’être rien en rien, si ce n’est lorsqu’elle comprend qu’elle peut contribuer à accroître d’un point la gloire et l’honneur de Dieu ; elle exposerait alors sa vie de très bon coeur.

3       N’entendez pas par là, mes filles, qu’elle cesse de tenir compte de manger et de dormir, car ce n’est pas le moindre de ses tourments, ainsi que d’accomplir toutes les obligations de son devoir d’état ; nous parlons des choses intérieures, car il n’y a que peu à dire des actions extérieures ; sa peine est plutôt de voir que ses propres forces sont désormais néant. Elle ne renoncerait pour rien au monde à faire tout son possible lorsqu’elle comprend qu’il s’agit du service de Notre- Seigneur.

4       Le second de ces effets est un grand désir de souffrir, mais il n’est plus capable de l’inquiéter, comme naguère ; son désir de voir la volonté de Dieu s’accomplir en elle est si absolu que tout ce que fait Sa Majesté lui semble bon ; s’il veut qu’elle souffre, à la bonne heure ; si non, ce refus ne la tue point, comme avant.

5       Ces âmes éprouvent aussi une grande joie intérieure dans la persécution, et une paix croissante, sans aucune inimitié envers ceux qui leur nuisent ou cherchent à le faire ; elles s’éprennent plutôt pour eux d’un amour particulier, s’affligent tendrement si elles les voient en peine, et endureraient bien des choses pour les en libérer ; elles les recommandent à Dieu de bien bon coeur, et se réjouiraient de perdre les grâces que leur accorde Sa Majesté pour qu’Elle les reverse sur eux, afin qu’ils n’offensent plus Notre-Seigneur.

6       Et voilà surtout ce qui m’ébahit, quand on a vu les peines et afflictions que leur causait leur désir de mourir pour jouir de Notre-Seigneur : elles ont maintenant un si grand désir de le servir, d’obtenir qu’il soit loué, et, si possible, d’aider quelques âmes, que non seulement elles ne désirent plus mourir, mais vivre de très longues années, dans les plus grandes épreuves, au cas où elles mériteraient ainsi que le Seigneur soit loué, ne serait-ce que de bien peu de chose. L’assurance que leur âme jouirait de Dieu dès qu’elle quitterait leur corps ne les influencerait point, pas plus que de songer à la gloire des saints ; elles ne désirent pas y accéder pour le moment. Elle mettent leur gloire dans l’aide qu’elles peuvent apporter au Crucifié, en particulier lorsqu’elles voient combien on l’offense, combien rares sont ceux qui considèrent vraiment son honneur, détachés de tout le reste.

7       Il est vrai que lorsqu’il lui arrive d’oublier cela, ses désirs de jouir de Dieu et de sortir de cet exil la reprennent tendrement, surtout lorsqu’elle voit le peu de services qu’elle lui rend, mais elle se reprend bientôt, elle considère-la continuité de Sa présence en elle, et elle offre à Sa Majesté sa volonté de vivre comme l’offrande la plus coûteuse qu’elle puisse lui faire. La mort, elle ne la craint nullement, pas plus qu’elle ne craindrait un doux ravissement. Le fait est que celui qui lui communiquait ces désirs avec d’excessifs tourments lui donne maintenant ceux dont nous parlons. Qu’il soit à jamais loué et béni.

8       Enfin, le désir de ces âmes n’est plus jamais orienté vers les régals et les plaisirs, car le Seigneur lui-même est avec elles, et c’est Sa Majesté, maintenant, qui vit en elles. Il est clair que sa vie ne fut qu’un tourment continuel, et c’est ce qu’il fait de la notre, du moins en ce qui concerne nos désirs ; quant au reste, il nous dirige en faibles que sommes, quoiqu’il nous emplisse de sa force quand il voit que nous en avons besoin. Un grand détachement de toutes choses, avec le désir constant de vivre dans la solitude, ou occupés à aider une âme. Ni sécheresses, ni épreuves intérieures, mais le souvenir de Notre-Seigneur, dans une telle tendresse que l’âme voudrait ne rien faire d’autre que de le louer ; lorsqu’elle s’en distrait, le Seigneur lui-même la réveille comme je l’ai dit, car on voit très clairement que cette impulsion, - je ne sais quel autre mot employer, - vient de l’intérieur de l’âme comme les transports dont j’ai parlé. Elle se manifeste maintenant avec une grande douceur, mais elle ne procède ni de la pensée ni de la mémoire, ni de rien qui puisse suggérer que l’âme ait agi d’elle-même. Ce réveil se produit si habituellement, et si fréquemment, qu’il a été possible de bien l’examiner ; de même qu’un feu ne projette pas sa flamme vers le bas mais vers le haut, si grand soit le feu qu’on veuille allumer, on constate ici que ce mouvement intérieur vient du centre de l’âme et éveille les puissances.

9       Certes, quand bien même on ne trouverait sur cette voie de l’oraison d’autre bénéfice que celui de comprendre le soin particulier que Dieu a de communiquer avec nous et de nous prier de nous y prêter, car on ne peut y voir autre chose, enfin, de nous garder auprès de lui, j’estime bien employées toutes les peines par lesquelles on passe pour jouir de ces attouchements de son amour, si suaves et si pénétrants. Cela, mes soeurs, vous l’avez sans doute éprouvé ; car lorsqu’on atteint à l’oraison d’union, je pense que le Seigneur y veille, si nous ne négligeons pas d’observer ses commandements. Lorsque cela vous arrivera, rappelez-vous ce qu’il en est de cette Demeure intérieure où Dieu vit en notre âme, et louez-le beaucoup ; car, vraiment, il vient de lui, ce message, ou billet écrit avec tant d’amour, de manière à vous signifier qu’il veut que vous- soyez seule à comprendre cette écriture, et ce qu’il vous demande. Ne manquez sous aucun prétexte de répondre à Sa Majesté, même si vous êtes occupée extérieurement et en conversation avec plusieurs personnes, car il arrivera souvent que Notre-Seigneur veuille vous faire en public cette faveur secrète, et comme votre réponse doit être intérieure, il est très facile d’agir comme je le dis par un acte d’amour, ou en disant comme saint Paul : " Que voulez-vous de moi, Seigneur ? " Il vous enseignera bien des façons de lui être agréable, au moment même où nous croyons comprendre qu’il nous écoute ; et cet attouchement si délicat dispose presque toujours l’âme à accomplir ce qui lui a été demandé avec une ferme volonté.

10     Cette Demeure se différencie donc des autres par ce que je viens de dire : on n’y trouve presque jamais la sécheresse ni les agitations intérieures qu’on a connues par moments dans toutes les autres, mais l’âme y est presque toujours dans la quiétude ; ne craignez pas que le démon puisse contrefaire ce si haut état de grâce, mais soyez intimement persuadée qu’il provient de Dieu seul ; car, comme je l’ai dit, ni les sens ni les puissances n’ont rien à voir ici ; Sa Majesté s’est découverte à l’âme, Elle l’a introduite avec elle là où à mon avis le démon n’oserait entrer et d’ailleurs le Seigneur ne le lui permettrait point ; toutes les grâces qu’il accorde ici ne doivent rien aux efforts de l’âme elle-même, comme je l’ai dit, sauf celui de se livrer tout entière à Dieu.

11     Les progrès que le : Seigneur fait ici accomplir à l’âme, les enseignements qu’il lui donne, tout cela se passe dans un silence qui me rappelle la construction du temple de Salomon, où on ne devait entendre aucun bruit ; ainsi, dans ce temple de Dieu, dans cette sienne demeure, Lui seul et l’âme jouissent l’un de l’autre, dans un immense silence. L’entendement n’a aucune raison de s’agiter ni de chercher ; le Seigneur qui l’a crée veut l’apaiser ici, et qu’il regarde par une étroite rainure ce qui se passe. Il est des moments où il ne voit plus rien, car on ne lui permet plus de regarder, mais ces intervalles sont brefs ; car, ce me semble, on ne perd pas ici l’usage des puissances, mais elles n’agissent pas, et sont comme ébahies.

12     Je le suis de voir que lorsque l’âme elle arrive là, elle cesse d’avoir des ravissements, (j’entends en particulier la perte des sens) si ce n’est de temps en temps, et alors même sans rapts ni envols de l’esprit ; ils sont très rares et n’ont presque jamais lieu en public, comme naguère où c’était fréquemment le cas ; ils ne sont plus provoqués comme alors par ce qui excitait sa dévotion, car lorsqu’elle voyait une image pieuse ou entendait un sermon, ne fût-ce qu’un fragment, ou de la musique, le pauvre petit papillon était si anxieux que tout l’étonnait, et qu’il s’envolait. Maintenant, soit que l’âme ait trouvé son repos, soit qu’elle ait vu tant de choses en cette Demeure elle ne s’estompe plus de rien, elle n’est plus comme naguère, solitaire, puisqu’elle jouit d’une telle compagnie, Enfin, mes soeurs, j’en ignore la cause, mais dés que le Seigneur commence à montrer à l’âme ce qui se trouve en cette Demeure et à l’y introduire, elle est guérie de la grande faiblesse qui lui a causé tant de peines et dont jamais auparavant elle ne s’était libérée. Il se peut que le Seigneur l’ait fortifiée, élargie, et habilitée ; il se peut aussi qu’il veuille montrer publiquement ce qu’il a opéré secrètement dans ces âmes, à des fins que Sa Majesté connaît seule, car Ses jugements dépassent tout ce que nous pouvons imaginer ici-bas.

13     Ces effets, comme tous les autres dont nous avons dit qu’ils sont bons dans les degrés d’oraison déjà décrits, Dieu les suscite lorsqu’il attire l’âme à Lui, et lui donne le baiser que réclamait l’épouse ; car j’entends que ce qu’elle demandait s’accomplit dans cette Demeure. Ici, à cette biche blessée, on donne l’eau en abondance. Ici, elle se délecte dans le tabernacle de Dieu. Ici, la colombe que Dieu envoya voir si la tempête était apaisée trouve l’olive, signe qu’elle a trouves la terre ferme sous les eaux et les tempêtes de ce monde. Ô Jésus ! Que ne puisée connaître tout ce que doivent contenir les Écritures pour décrire cette paix de l’âme ! Mon Dieu, qui en connaissez la valeur, faites que les Chrétiens veuillent bien la chercher, et, dans votre miséricorde, ne la retirez pas à ceux à qui vous l’avez donnée ; car, enfin, jusqu’à ce que vous leur accordiez la véritable paix, et que vous les conduisiez là où elle ne finira jamais, nous devons vivre dans la crainte. Lorsque je parle de la véritable paix, je n’entends pas que celle-ci ne soit point vraie, mais que la guerre pourrait éclater de nouveau si nous nous écartions de Dieu.

14     Qu’éprouvent ces âmes lorsqu’elles voient qu’un si grand bien pourrait leur faire défaut ? Cela les oblige à plus de vigilance, à tirer force de faiblesse pour ne rien négliger par leur faute de ce qui s’offre à elles pour mieux plaire à Dieu. Plus Sa Majesté les favorise, plus elles sont craintives et plus elles ont peur d’elles- mêmes. Et comme au milieu de ces grandeurs elles ont mieux connu leurs misères et que leurs péchés leur semblent d’autant plus graves, souvent, comme le Publicain, elles n’osent plus lever les yeux ; il en est d’autres qui désirent cesser de vivre pour être en sécurité, mais bientôt, pour l’amour de Lui, elles recommencent à vouloir vivre pour le servir, comme je l’ai dit et remettent tout ce qui les concerne à sa miséricorde. Quelquefois, l’excés des faveurs les anéantit à tel point qu’elles craignent quel n’en soit d’elles comme d’un navire si lourdement chargé qu’il coule à pic.

15     Je vous le dis, mes soeurs, elles n’en portent pas moins leur croix, mais cela ne les inquiète point et ne leur ôte pas la paix ; quelques tempêtes passent vite, comme une vague, et le calme revient ; car la présence constante du Seigneur en elles leur fait tout oublier. Qu’il soit toujours béni et loué par toutes ses créatures. Amen.

CHAPITRE IV

Des buts que poursuit Notre-Seigneur quand il accorde à l’âme de si hautes faveurs, et de la nécessité pour Marthe et Marie de vivre unies. Chapitre fort profitable.

1       N’allez pas croire, mes soeurs, que ces effets dont j’ai parlé soient immuables dans ces âmes ; c’est pourquoi, lorsque j’y pense, je précise que tel est, à l’ordinaire, leur état ; car Notre-Seigneur les abandonne parfois à leur naturel et on dirait alors que toutes les bêtes venimeuses des faubourgs et premières Demeures de ce château se conjurent pour se venger du temps où elles ne les ont pas elles à leur portée.

2       Il est vrai que cet état dure peu ; souvent un jour, ou un peu plus. Et dans ce grand tumulte, suscité d’ordinaire par une circonstance quelconque, on voit ce que l’âme gagne à vivre en si bonne compagnie ; le Seigneur lui donne une grande fermeté pour qu’elle ne se détourne jamais de le servir et tienne ses bonnes résolutions ; ces résolutions semblent plutôt se fortifier, elle ne s’en écarte même pas d’un infime premier mouvement. Comme je le dis, les écarts sont rares, mais Notre-Seigneur veut que l’âme ne perde pas le souvenir de ce qu’elle est, d’abord pour qu’elle soit toujours humble, ensuite pour qu’elle comprenne mieux ce qu’elle doit à Sa Majesté, la grandeur de la faveur qu’elle reçoit, et qu’elle l’en loue.

3       Il ne doit pas non plus vous passer par l’esprit que du fait que ces âmes ont le si vif désir et la si ferme détermination de ne faire pour rien au monde quoi que ce soit d’imparfait, elles ne succombent jamais et ne commettent aucun péché. Volontairement, non, et le Seigneur doit leur accorder pour cela une aide toute particulière. Je parle de péchés véniels, car, autant qu’elles puissent le déceler, elles sont affranchies des mortels ; ce n’est toutefois pas une certitude, le moindre de leurs tourments n’est pas de se demander si elles n’en ont pas commis qu’elles ignorent. Un autre de leurs tourments, ce sont les âmes qui se perdent ; bien qu’elles aient en quelque sorte grand espoir de ne pas être dans ce cas, quand elles se souviennent de certains personnages dont il est dit dans l’Écriture qu’ils semblaient favorisés de Dieu, tel un Salomon, qui eut des rapports si étroits avec Sa Majesté, elles ne peuvent manquer d’avoir des craintes, comme je l’ai dit. Que celle d’entre vous qui serait le plus sure d’elle soit la plus craintive ; car Heureux l’homme qui craint Dieu dit David (Ps 61,1). Plaise à Sa Majesté de nous garder toujours ; la plus grande assurance que nous pussions avoir est de toujours supplier Dieu de ne pas nous permettre de l’offenser. Qu’il soit loué à jamais. Amen.

4       Il sera bon, mes soeurs, de vous dire dans quel but le Seigneur accorde tant de faveurs en ce monde. Les effets ont du vous le faire comprendre, si vous avez été attentives, mais je veux toutefois vous en reparler ici, pour qu’aucune d’entre vous n’imagine qu’il ne cherche qu’à choyer ces âmes, ce serait une grave erreur ; Sa Majesté ne peut nous accorder une plus grande faveur que de nous faire vivre dans l’imitation de la vie de son Fils tant aimé ; j’ai donc la certitude que ces faveurs tendent à fortifier notre faiblesse, comme je l’ai parfois dit ici, afin que nous sachions, à son exemple, beaucoup souffrir.

5       Nous avons toujours vu ceux qui ont vécu le plus près du Christ Notre-Seigneur subir les plus grandes épreuves. Considérons celles de sa glorieuse Mère et des glorieux Apôtres. Par quel moyen supposez-vous que saint Paul ait pu supporter ses immenses épreuves ? Nous pouvons juger d’après lui des effets des vraies visions et de la contemplation quand elles émanent de Notre-Seigneur et qu’il ne s’agit pas de nos imaginations ou d’une tromperie du démon. Est-il allé se cacher, d’aventure pour jouir de ces délices, sans s’occuper de rien d’autre ? Vous le voyez, jamais il n’eut de répit le jour, à notre connaissance ; et il ne dut pas non plus en avoir la nuit, puisqu’il l’employait à gagner de quoi manger (1Th 2,9). J’aime beaucoup saint Pierre, qui, lorsque Notre-Seigneur lui apparut alors qu’il s’enfuyait de prison lui dit qu’il allait à Rome pour être crucifié à nouveau. Jamais nous ne célébrons la fête où ce fait est conté sans que ce me soit un réconfort tout particulier. Qu’en fut-il de saint Pierre après cette faveur du Seigneur, ou que fit-il ? Marcher immédiatement à la mort ; et qu’il trouve quelqu’un pour la lui donner ne fut pas la moindre des miséricordes du Seigneur.

6       Ô mes soeurs, quel oubli de son repos, quel mépris de son honneur, quel éloignement de toute recherche d’estime, chez l’âme qu’habite si particulièrement le Seigneur ! Comme elle vit beaucoup avec Lui, il est juste qu’elle ne pense guère à elle-même ; sa mémoire s’emploie toute à chercher le meilleur moyen de le contenter, que faire dans ce but, et comment lui montrer son amour. Tel est le but de l’oraison, mes filles ; voilà à quoi sert ce mariage spirituel : donner toujours naissance à des oeuvres, des oeuvres.

7       C’est à cela qu’on reconnaît vraiment que cette faveur est octroyée par Dieu, comme je vous l’ai déjà dit ; car il ne m’est guère utile de vivre très recueillie dans la solitude, d’agir avec Notre-Seigneur, de proposer et promettre de réaliser des merveilles à son service si, aussitôt sortie de là, à la moindre occasion, je fais tout le contraire. En disant que ça n’est guère utile, je me suis mal exprimée, car tout le temps qu’on passe avec Dieu est fort utile, et ces résolutions, même si nous sommes ensuite trop faibles pour les accomplir, Sa Majesté nous donnera un jour ou l’autre le moyen de les respecter, même malgré nous, comme c’est souvent le cas ; car lorsque le Seigneur voit qu’une âme est fort lâche, il lui impose une très lourde épreuve, contre sa volonté, mais dont elle tire grand avantage ; par la suite, l’âme qui a compris cela perd toute crainte de s’offrir à Lui plus généreusement. J’ai voulu dire que c’est peu de chose, en comparaison de ce qu’on obtient quand les oeuvres sont conformes aux actes et aux paroles ; et celle qui n’y parviendrait pas d’un seul coup doit chercher à y arriver peu à peu. Qu’elle travaille à fléchir sa volonté, si elle veut que l’oraison lui soit profitable ; de nombreuses occasions de le faire ne lui manqueront pas, dans le petit recoin où vous vivez.

8       Considérez que c’est beaucoup plus important que je ne saurais dire. Fixez votre regard sur le Crucifix, et tout vous semblera facile. Alors que Sa Majesté nous a manifesté son amour par tant d’actes et d’épouvantables tourments, comment voulez-vous ne le satisfaire qu’avec des mots ? Être un vrai spirituel, savez- vous ce que cela signifie ? C’est se faire les esclaves de Dieu ; ceux-là sont marqués, au fer, du signe de la croix, car ils lui ont déjà aliéné leur liberté pour qu’il puisse les vendre comme esclaves à tout le monde, comme il le fut lui-même ; il ne leur fait ainsi nulle injure, mais une grande faveur. Que ceux qui ne se résoudraient pas à cela n’aient crainte, ils ne feront pas de grands progrès, car, comme je l’ai dit, l’humilité est le fondement de tout cet édifice ; le Seigneur ne voudra pas les élever très haut, si elle n’est pas très sincère ; cela, pour votre bien, afin de leur éviter de s’effondrer. Donc, mes soeurs, pour que cet édifice ait de bonnes fondations, tâchez d’être la plus petite de toutes, l’esclave de toutes vos soeurs, cherchez comment et en quoi vous pouvez leur être agréable et les servir ; ce que vous ferez ainsi, vous le ferez pour vous plus que pour elles, car vous poserez des pierres si solides que votre château ne pourra s’écrouler.

9       Je répète qu’il faut pour cela que vos fondations ne portent pas seulement sur la prière et la contemplation, car si vous ne recherchez pas les vertus, si vous ne vous exercez pas à les pratiquer, vous ne serez jamais que des naines ; et même plaise à Dieu qu’il ne s’agisse que de ne pas grandir, vous savez que celui qui ne croît pas décroît ; et j’estime impossible que l’amour là où il est, se contente d’être toujours le même.

10     Il vous semblera que je parle à ceux qui, ayant débuté, peuvent désormais se reposer. Je vous ai déjà dit que le repos intérieur dont jouissent ces âmes aboutit à leur retirer en partie leur repos extérieur, et à leur faire désirer de n’en avoir aucun. A quoi tendent, selon vous, ces inspirations dont j’ai parlé, ou pour mieux dire, ces aspirations, ces messages que l’âme envoie du centre intérieur aux gens du sommet du château et aux demeures situées à l’extérieur de celle où elle se trouve ? Sont-ce des invitations à se coucher pour dormir ? Non, non, non ; pour que les puissances, les sens, et tout ce qui est corporel ne restent pas oisifs, elle leur fait bien plus rudement la guerre qu’elle ne la leur a jamais faite quand elle souffrait avec eux ; car alors elle ne comprenait pas le si grand bienfait que sont les épreuves dont Dieu s’est servi, d’aventure, pour l’amener où elle est, et la compagnie qu’elle trouve ici lui donne plus de force qu’elle n’en a jamais eu. David dit que nous serons saints avec les saints (Ps 17,26), nous ne pouvons donc pas en douter : lorsque l’âme ne fait plus qu’une avec Celui qui est fort par l’union si souveraine de l’esprit avec l’esprit, la force est contagieuse, et nous verrons ainsi celle dont les saints ont fait preuve pour souffrir et mourir.

11     Il est absolument vrai que l’âme communique la contagion de cette force à tous ceux qui sont dans le château et au corps lui-même, qu’elle semble souvent ignorer ; sa vigueur, soutenue par le vin qu’elle boit dans cette cave où son Époux l’a amenée et d’où il ne la laisse pas sortir, retentit sur le faible corps, comme ici-bas la nourriture qu’on met dans l’estomac donne des forces à la tête et à tout le corps. Le corps est donc bien infortuné, tant qu’il vit : il a beau faire, la force intérieure surpasse de beaucoup la sienne, l’âme lui fait la guerre et estime que ça n’est rien. De là, sans doute, les grandes pénitences auxquelles se sont livrés de nombreux saints, en particulier la glorieuse Madeleine, qui avait été élevée dans un tel bien-être ; et la faim de l’honneur de Dieu qu’éprouva notre Père Élie (1R 19,10), celle que saint Dominique, saint François, ont eue d’inciter les âmes à le louer ! Je vous le dis, oublieux d’eux-mêmes, ils n’ont guère du s’épargner.

12     Voilà, mes soeurs, ce que je veux que nous tâchions d’atteindre ; et pas pour jouir, mais pour servir, désirons ces forces, et occupons-nous, par l’oraison, de les obtenir. Ne cherchons pas à suivre un chemin non frayé, nous nous y perdrions au meilleur moment, et il serait inouï de croire obtenir ces faveurs de Dieu sur une voie autre que celle qu’il a suivie, et qu’ont parcourue tous ses saints ; que cela ne nous passe pas par l’esprit ; croyez-moi, Marthe et Marie doivent offrir ensemble l’hospitalité au Seigneur, le retenir toujours auprès d’elles, et ne pas lui faire mauvais accueil en ne lui donnant pas à manger. Comment Marie, toujours assise à ses pieds, le nourrirait-elle, si sa soeur ne l’aidait point ? Sa nourriture, c’est l’effort que nous faisons de rapprocher les âmes de Lui par tous les moyens possibles, pour qu’elles se sauvent et ne cessent de le louer.

13     Vous allez me dire deux choses : d’abord, Il a dit que Marie a choisi la meilleure part (Lc 10,42). Mais elle avait déjà rempli l’office de Marthe et choyé le Seigneur en lui lavant les pieds, en les essuyant de ses cheveux (Lc 7,37-38). Pensez-vous qu’une dame comme elle ne fut guère mortifiée d’aller par les rues, peut-être même seule, car son ardeur était telle qu’elle ne savait ce qu’elle faisait d’entrer là où jamais elle n’était entrée, d’être ensuite en butte aux médisances du pharisien, suivies de bien d’autres dont elle eut a souffrir ? Voir dans la ville une femme comme elle manifester un tel changement, aux yeux, comme nous le savons, de si méchantes gens qui haïssaient le Seigneur à tel point qu’il leur suffisait de voir qu’elle était liée d’amitié avec Lui pour qu’ils évoquent la vie qu’elle avait menée, et disent qu’elle voulait maintenant faire la sainte ; car il est clair qu’elle changea immédiatement ses vêtements et tout le reste. Il en est bien ainsi de nos jours, à propos de personnes qui ont moins de renom : que put-il en être alors ? Je vous le dis, mes soeurs, la meilleure part venait après beaucoup d’épreuves et de mortifications ; voir qu’on haïssait son Maître fut déjà pour elle une épreuve intolérable. Et que n’a-t-elle souffert lors de la mort du Seigneur ? Je crois, à part moi, que si elle n’a pas subi le martyre, c’est que voir mourir le Seigneur fut un martyre pour elle, et les années qu’elle a vécu sans lui furent sans doute aussi un terrible tourment ; on voit donc bien qu’elle n’a pas toujours vécu dans les régals de la contemplation, aux pieds du Seigneur.

14     Vous direz encore que vous ne pouvez pas, faute de moyen, rapprocher des âmes du Seigneur ; vous le feriez de grand coeur, mais sans pouvoir ni enseigner, ni prêcher comme les Apôtres, vous ne savez comment vous y prendre. J’ai répondu plusieurs fois par écrit à cette question, et peut-être même dans ce Château (Le Chemin de la Perfection, chap 1 et 3) ; Pensées, chap. 2 et 7). Toutefois je ne manquerai pas de le marquer ici, car vu le désir que vous insuffle le Seigneur, je crois que cela vous préoccupe. Je vous ai d’ailleurs dit que le démon, parfois, nous inspire de grands désirs qui nous empêchent de mettre en oeuvre ce qui est à portée de notre main pour servir Notre-Seigneur dans les choses possibles, et que nous nous contentions d’avoir désiré faire l’impossible. Sans parler de l’aide que vous apportez avec l’oraison, ne cherchez pas à être utiles au monde entier, mais a celles qui vivent en votre compagnie ; votre action, ainsi, sera plus efficace, et c’est à leur égard que vous avez le plus d’obligations. Pensez-vous n’avoir guère à gagner si, du fait de votre grande humilité ainsi que de votre mortification, serviables envers toutes vos soeurs, débordantes d’une charité jointe à un amour du Seigneur tel que ce feu les embrase toutes, vous les tenez constamment en éveil par tout cela et vos autres vertus ? Ainsi, vous servirez le Seigneur non seulement abondamment, mais d’une manière qui lui sera très agréable, c’est dans vos moyens, et ce que vous accomplirez ainsi montrera à Sa Majesté que vous pourriez faire beaucoup plus ; il vous récompensera donc autant que si vous lui gagniez beaucoup d’âmes.

15     Vous direz que ce n’est convertir personne, puisque toutes vos soeurs sont excellentes. De quoi vous mêlez-vous ? Leurs louanges seront d’autant plus agréables au Seigneur qu’elles sont meilleures, et leurs prières pour le prochain d’autant plus profitables. Enfin, mes soeurs, voici ma conclusion : ne construisons pas de tour sans fondement, car le Seigneur considère moins la grandeur des oeuvres que l’amour avec lequel on les fait ; et si nous faisons ce que nous pouvons, Sa Majesté nous aidera à faire chaque jour davantage si nous ne nous lassons pas bientôt ; le peu de temps que dure cette vie, et elle sera peut-être plus brève que chacune de nous ne l’imagine, offrons intérieurement et extérieurement au Seigneur le sacrifice qui est à notre portée, Sa Majesté l’unira à celui qu’Elle offrit pour nous au Père sur la croix, lui conférant ainsi la valeur que mérite notre amour, même si nos oeuvres sont petites.

16     Plaise à Sa Majesté, mes soeurs et mes filles, de nous réunir toutes là où nous le louerons à jamais, et qu’Elle m’accorde la grâce d’accomplir un peu de ce que je vous recommande, par les mérites de son Fils, qui vit et règne à jamais, amen ; car je vous le dis, ma confusion est grande, je vous demande donc, par ce même Seigneur, de ne pas oublier dans vos prières cette pauvre misérable.

JHS

1       Lorsque j’ai du commencer à écrire ce qui précède, je fus bien contrariée, comme je l’ai dit au début ; mais depuis que j’ai terminé, ma joie est vive, et je tiens pour bien employée ma peine, qui, d’ailleurs, je le confesse, fut fort légère. Considérant l’étroite clôture dans laquelle vous vivez, et vos rares distractions, mes soeurs, cela joint au fait que vous n’êtes pas assez largement logées dans certains monastères, vous trouverez, je le crois, de la consolation, à vous délecter dans ce château intérieur ; là, sans autorisation des supérieures, vous pouvez entrer et vous promener à n’importe quelle heure.

2       Il est vrai que vous ne pouvez pénétrer dans toutes les Demeures par vos propres forces, si grandes qu’elles vous paraissent, à moins que le Seigneur du château lui-même ne vous y installe. C’est pourquoi je vous recommande de ne pas insister si vous trouvez la moindre résistance : ce serait tellement le mécontenter que jamais il ne vous laisserait y pénétrer. Il aime beaucoup l’humilité. Si vous vous jugez même incapables de mériter de pénétrer dans les troisièmes Demeures, vous obtiendrez de Lui d’atteindre les cinquièmes beaucoup plus promptement ; et de là, vous pourrez le servir de telle façon que vous y retournerez souvent, et qu’il vous introduira dans la Demeure même qu’il se réserve, à Lui, pour n’en jamais plus sortir, sauf à l’appel de la Prieure, à qui ce grand Seigneur veut que vous obéissiez comme à lui-même. Aussi souvent que vous vous absentiez, vous trouverez la porte ouverte au retour. Et une fois habituée à jouir de ce château, vous trouverez votre repos en toutes choses, si pénibles soient-elles, du seul fait de votre espoir d’y revenir, sachant que nul ne peut vous en empêcher.

3       Bien que je ne parle que de sept Demeures, elles sont nombreuses dans chacune d’elles, en bas, en haut, sur les côtés, avec de beaux jardins, des fontaines, et des choses si délicieuses que vous souhaiterez vous anéantir dans la louange du grand Dieu qui a créé ce château à son image et ressemblance. Si vous trouvez quelque chose de bien dans ces nouvelles de Dieu que, par ordre, je vous ai données, croyez vraiment que Sa Majesté les a dites pour votre joie ; ce que vous jugerez mal dit est de moi.

4       Dans mon grand désir de contribuer un peu à vous aider à servir mon Dieu et mon Seigneur, je vous demande, chaque fois que vous lirez ceci, de beaucoup louer Sa Majesté en mon nom, de lui demander l’exaltation de son Église, et la lumière pour les luthériens ; quant à moi, qu’Elle me pardonne mes péchés et me sorte du purgatoire ; j’y serai peut-être, par la miséricorde de Dieu, quand on vous donnera à lire cet écrit, si on estime bon de le faire après que de doctes hommes l’auront examiné. Si J’ai erré en certaines choses, ce sera faute d’avoir compris, puisque je me soumets en toute chose à ce qu’enseigne la sainte Église Catholique Romaine, en qui je vis, et je proteste, et je promets de vivre et mourir. Que Dieu Notre-Seigneur soit à jamais loué et béni. Amen. Amen.

5       Cet écrit fut achevé dans le Monastère de Saint Joseph d’Avila, année 1627, vigile de la Saint-André, à la gloire de Dieu, qui vit et règne à jamais. Amen.

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