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La spiritualité d'Élisabeth de la Trinité

Au cours de son homélie prononcée le 25 novembre 1984, lors de la béatification d'Élisabeth de la Trinité, le pape Jean–Paul II déclara, entre autres: "Élisabeth de la Trinité fait une expérience profonde de la présence de Dieu, qu'elle mûrit de manière impressionnante en quelques années de vie au Carmel. Accomplie, appréciée de ses amis, délicate dans l'affection des siens, voici qu'elle s'épanouit dans le silence de la contemplation, rayonne du bonheur d'un total oubli de soi; sans réserve, elle accueille le don de Dieu, la grâce du baptême et de la réconciliation; elle reçoit admirablement la présence eucharistique du Christ. À un degré exceptionnel, elle prend conscience de la communion offerte à toute créature par le Seigneur... Elle se sait habitée au plus intime d'elle-même par la présence du Père, du Fils et de l'Esprit en qui elle reconnaît la réalité de l'amour infiniment vivant. Élisabeth a connu elle aussi la souffrance physique et morale. Unie au Christ crucifié, elle s'est totalement offerte, achevant dans sa chair la Passion du Seigneur (cf. Col 1, 24), toujours assurée d'être aimée et de pouvoir aimer. Elle fait dans la paix le don de sa vie blessée. Et cette contemplative, loin de s'isoler, a su communiquer à ses sœurs et à ses proches la richesse de son expérience mystique. Son message se répand aujourd'hui avec une force prophétique..."

Le lendemain de la béatification d'Élisabeth de la Trinité, le pape dit encore: "Il est saisissant que, très jeune, dans une vie laïque semblable à celle de ses nombreux amis, elle a connu une expérience très forte de la présence de Dieu en elle, de la grandeur de l'amour de Dieu. Au Carmel, elle a offert sa vie totalement, jusque dans de dures épreuves, en rayonnant autour d'elle le bonheur d'être aimée de Dieu et d'être habitée par les personnes divines qu'elle aimait appeler familièrement 'mes Trois'. Témoin admirable de la grâce du baptême épanouie dans un être qui l'accueille sans réserve, elle nous aide à trouver à notre tour les voies de la prière et du don de nous-mêmes."

7-1-Orientations générales

Élisabeth de la Trinité, contrairement à Dina Bélanger que nous étudierons plus loin, n'a pas écrit une œuvre suivie; c'est essentiellement dans sa correspondance, dans quelques notes intimes et quatre petits traités, qui sont comme son testament, qu'on découvre sa charité. Mais Élisabeth ne parle jamais d'elle ni de ses souffrances physiques, et encore moins de ses épreuves intérieures. Elle ne parle, dans ses lettres, que de son bonheur d'être carmélite et de son amour pour le Christ, amour qu'elle cherche à faire découvrir, et à partager. Il est donc difficile de "toucher" et de révéler l'étonnante profondeur de sa vie mystique.

On peut cependant dégager les points fondamentaux de sa vie spirituelle:

            – elle avait une foi profonde en la présence de l'Amour en elle;

            – son oraison était continuelle;

            – elle voulait devenir une humanité de surcroît, pour le Christ et être crucifiée avec Lui;

            – elle voulait se prodiguer pour le salut des âmes;

            – elle vivait la louange du Père, du Verbe et de l'Esprit-Saint; elle voulait aussi vivre dans la Communauté de l'Amour trinitaire, dans l'union des Trois Personnes divines, union qui dépasse toute intelligence humaine.

L'amour de Dieu est infini. Dans sa miséricorde pour les hommes, "le Père envoie son Fils parmi nous. Jésus perpétue son œuvre, sa présence, son amour humain dans l'Église, en particulier dans l'Eucharistie. Ils nous envoient l'Esprit."[1] Il est remarquable que, le plus souvent, Élisabeth aborde la Très Sainte Trinité via Jésus-Christ, qu'elle aime particulièrement, et à qui elle se livre dès l'adolescence.

Élisabeth a soif de Dieu, soif d'être conformée au Christ crucifié pour le salut des hommes, soif de se donner aux autres et de travailler à leur salut. Elle écrira au Chanoine Anglès,  à la fin du mois d'août 1903: "C'est si bon de donner quand on aime, et je L'aime tant ce Dieu qui est jaloux de m'avoir toute pour Lui. Je sens tant d'amour sur mon âme, c'est comme un Océan en lequel je me plonge, je me perds... Il est en moi, je suis en Lui, je n'ai qu'à L'aimer, qu'à me laisser aimer, et cela tout le temps, à travers toutes choses: s'éveiller dans l'Amour, se mouvoir dans l'Amour, s'endormir dans l'Amour, l'âme en son Âme, le cœur en son Cœur, les yeux en ses yeux, afin que par son contact Il me purifie, Il me délivre de ma misère..."

Le Père dominicain, Michel-Marie Philipon, qui travailla beaucoup sur les écrits d'Élisabeth de la Trinité, qualifie sa spiritualité "d'essentiellement doctrinale." Il écrit dans une lettre du 24 décembre 1909: "Le plus remarquable dans la vie de sœur Élisabeth de la Trinité, c'est l'exacte conformité de ses vues, de ses attraits, de sa vie intérieure, de ses paroles, avec les principes le plus sûrs de la théologie mystique."

7-2-L'amour de la Croix

7-2-1-Élisabeth et son désir de la Croix

Élisabeth de la Trinité, dans sa vie spirituelle, utilisa les expressions et les dévotions de son temps. Certaines expressions concernant son désir de souffrir peuvent nous paraître excessives. Mais peut-il en être autrement pour celui, ou celle, qui veut "consoler" Jésus au tabernacle et vouloir vivre la vie de Jésus crucifié pour le salut des âmes? Élisabeth comprit vite, dès son adolescence, la valeur rédemptrice de la souffrance et elle la désira. Elle écrit dans ses notes, avant son entrée au Carmel: "Mon Dieu, en union avec Jésus crucifié, je m'offre comme victime. Je veux la croix pour force et pour soutien ; je veux vivre avec elle ; je la veux pour trésor, puisque Jésus l'a choisie aussi pour moi ; je le remercie de cette marque de prédestination... Mon Sauveur, je vous rendrai amour pour amour, sang pour sang ; vous êtes mort pour moi, eh bien ! chaque jour, j'endurerai de nouvelles souffrances; chaque jour, je supporterai un nouveau martyre, et cela pour vous que j'aime tant."

Mêmes désirs le 15 mars 1899, au cours de la mission prêchée par les Pères Rédemptoristes: "... J'ai offert ma vie en réparation de tant d'injures qui Lui sont faites[2]. Je Lui ai demandé la Croix, toujours la Croix; je ne puis vivre sans elle, qui adoucit un peu mon exil... Ô Jésus, venez avec votre Croix, je la demande depuis si longtemps. Quand je souffre, je crois que vous m'aimez davantage, puis je vous sens aussi plus près de moi..." Mais, en ce moment, la croix d'Élisabeth c'est de rester dans le monde; elle se soumet: "Et moi aussi, bon Maître, je vis dans le monde, mais je ne vois que vous, je ne veux que vous. Vous et votre Croix. Ce monde ne peut me satisfaire, je languis, je souffre, je pleure, car je vous cherche..."

Vers la fin de sa vie douloureuse, en janvier 1906,  elle n'hésitera pas à dire à ses tantes: "Le Bon Dieu a tant besoin de sacrifices pour compenser tout le mal qui se fait... et cela est une chose si peu comprise dans le monde..."

De nos jours, on entend souvent dire que l'esprit de sacrifice et la souffrance, c'est du masochisme. Élisabeth quoique encore jeune (dix-neuf ans) avait bien compris la vraie valeur de la souffrance: "Jésus, si je désire tant souffrir, ce n'est pas en pensant à moi, mais seulement en espérant Te consoler en T'amenant des âmes. Je T'aime tant, mon cœur brûle d'un tel amour pour Toi, que je ne puis vivre tranquille et heureuse, alors que Toi, mon Époux Bien-Aimé, tu souffres. Partager tes douleurs, les adoucir, porter une croix bien lourde, bien pesante après Toi, voilà tout ce que j'envie. Car je T'aime, ô ma vie, je T'aime à en mourir. Oh! Tu as blessé mon cœur du trait de ton amour, et il ne peut plus être heureux ici-bas. Toi seul peux lui donner le bonheur en partageant tes douleurs... Oh! merci pour m'avoir appelée, moi la plus misérable des créatures, à une vocation[3] si belle!"

Le 27 mars 1899, Élisabeth ajoutera: "Ô Jésus, je ne puis entendre dire que vous souffrez, que votre Cœur saigne en voyant tous ces hommes s'éloigner de vous... Ah! cela me torture. Quoi, vous souffrez, vous mon bien-Aimé, vous mon amour et ma vie, oui, vous pleurez, et vous demandez que je vous console?... Est-ce possible, mon Jésus?... Oh! fais-moi souffrir, je veux partager tes douleurs..." La mission s'achève, et un sentiment de tristesse entre dans le cœur d'Élisabeth. Pourtant sa maman lui a donné son consentement: elle pourra être carmélite, mais seulement dans deux ans: "Ah! Pendant ces deux années que je vais employer à me préparer à la vie religieuse, fais-moi beaucoup souffrir. Détache mon cœur de tout, qu'il soit bien libre pour que rien ne l'empêche de Te voir. Brise ma volonté, abaisse mon orgueil, ô toi si humble de cœur... Que mon pauvre cœur ne fasse plus qu'un avec ton Cœur divin..."

Le Vendredi-Saint 31 mars 1899, alors qu'on parle d'un mariage pour elle, "un parti superbe", Élisabeth confie à son journal: "Ah! mon cœur n'est point libre, je l'ai donné au roi des rois, je n'en puis plus disposer. Ah! J'entends la voix de mon Bien-Aimé au fond de mon cœur:

— Mon épouse, me dit-il, tu refuses donc tout bonheur ici-bas pour me suivre. À ma suite tu passeras par la douleur et par la Croix, tu auras beaucoup de souffrances à endurer. Si je n'étais là pour te soutenir tu ne pourrais les supporter. Même ces consolations spirituelles si douces à l'âme te seront enlevées. Que d'épreuves, ma bien-aimée quand on marche à ma suite, mais aussi que de joies, que de douceurs je te ferai goûter dans ces tribulations... Te sens-tu assez d'amour pour ton Jésus, acceptes-tu ces souffrances? Veux-tu me consoler? Ah! Je suis si abandonné...

— Oui, mon Amour, ma Vie, l'Époux Bien-Aimé que j'adore, oui, sois tranquille, je suis prête à Te suivre dans cette voie de sacrifices...

Le soir de ce même Vendredi-Saint elle complète sa pensée:

— Ô mon Dieu, en union avec Jésus crucifié, je m'offre comme victime. Je vous en conjure, laissez-vous toucher. Je vous fais le sacrifice de ma vie, donnez-moi cette âme[4] pour laquelle je prie tant, donnez-la moi au prix de n'importe quelle souffrance. Ah! Je veux la Croix, je veux vivre avec elle pour force et pour soutien, avec elle pour trésor, puisque Jésus l'a choisie pour Lui, puisqu'Il l'a choisie aussi pour moi...

Cette âme ne se convertira pas, du moins visiblement; mais le jour de Pâques, Jésus Lui-même vint consoler son Épouse qui écrit: "Bon Jésus... J'ai entendu ta voix au fond de mon cœur ce matin; Tu m'as dit de ne point me désoler, que si mes prières semblaient n'être point exaucées, du moins toutes ces supplications, toutes ces souffrances avaient fait du bien à ton cœur..."

7-2-2-L'amour de la Croix pour les amis d'Élisabeth

L'amour de la Croix, Élisabeth le souhaitait à ses amies. Ainsi, à Marguerite Gollot, qui attendait, elle aussi de pouvoir entrer au Carmel, elle écrit le 30 mars 1901: "... à une heure, je vous retrouve au pied de la Croix où nous nous sommes donné notre pieux rendez-vous. Oh! ma sœur, laissons-nous crucifier avec notre Bien-Aimé, c'est si bon de souffrir pour Lui! Par cette souffrance, nous Lui ressemblons davantage et nous pouvons Lui rendre un peu d'amour; c'est si bon de donner quelque chose à Celui qu'on aime... Maintenant Il ne vous traite plus comme un petit enfant qui a besoin de gâteries, mais comme une épouse bien-aimée sur l'amour de laquelle Il peut compter et qu'Il veut unir à Lui d'une façon si intime... Il faut que nous mourions avec Lui, oui, n'est-ce pas, mourir à tout, pour ne plus vivre que de Lui..."

Le 7 avril 1901, elle écrit à la même Marguerite: "Oh! que c'est bon d'unir, d'identifier notre volonté à la sienne, alors, on est toujours heureuse, toujours contente... Oh! n'est-ce pas que c'est bon de souffrir pour Lui... Oh! ne plus voir que Lui toujours, quand même cette main pleine d'amour semble faire saigner le cœur..." Et toujours à la même, le 18 avril 1901: "Que c'est bon de souffrir, de donner quelque chose à Celui qu'on aime!... C'est au pied de la Croix que l'on se sent sa fiancée; toutes ces obscurités, ces souffrances la détachent pour l'attacher à notre Unique tout, elles la purifient aussi pour arriver à l'union... Ah! Que c'est bon cette présence de Dieu au-dedans de nous!..."

Et le 8 mai 1901, alors que Marguerite Gollot attendait toujours de pouvoir entrer au Carmel, Élisabeth ajoute: "Ah! qu'Il vous aime, qu'Il vous unit intimement à Lui ! Chère petite sœur, Jésus vous traite en épouse, Il veut que vous portiez sa Croix, que vous partagiez son agonie, que vous buviez avec Lui l'amer calice, mais tout cela c'est de l'amour... Ah! Aimons, chérissons la volonté toute d'amour qui nous envoie ces souffrances!"

Et, curieusement, toujours à Marguerite Gollot, elle dévoile ce qu'elle pressent être sa vocation:"... vivons déjà dans le ciel avec notre Bien-Aimé... Oh! voyez-vous, je sens qu'Il m'appelle à vivre dans ces régions infinies, où l'UN avec Lui se consomme!"

7-2-3-Les grandes souffrances d'Élisabeth

Peu de personnes savent qu'Élisabeth, non seulement ne craignait pas de s'imposer de nombreuses mortifications, mais que, "dans la soif de ressembler au divin Maître, elle alla jusqu'à lui demander l'impression de sa couronne d'épines, et fut exaucée. Des maux de tête inaccoutumés l'éprouvèrent continuellement, sans qu'il parût autre chose au dehors que l'expression du bonheur. Ce secret, longtemps et délicatement gardé, fut enfin découvert ; on lui enjoignit alors de solliciter la fin de son épreuve, qui cessa sous la grâce de l'obéissance : elle avait duré deux ans."

Le soir du 22 octobre 1906,  elle écrivait à sa prieure, une dernière fois du Palais de la douleur : "Mon prêtre aimé[5], votre petite hostie souffre beaucoup, beaucoup, c'est une sorte d'agonie physique ; elle se sent si lâche ! lâche à crier ! Mais l'Être qui est la plénitude d'amour la visite, lui tient compagnie, la fait entrer en société avec Lui, tandis qu'Il lui fait comprendre que tant qu'Il la laissera sur la terre, Il lui dispensera la douleur. Ma mère, j'ai le mouvement, si vous permettez, pour vous préparer une belle fête de la Toussaint, de commencer pour vous une neuvaine de souffrance, pendant laquelle chaque nuit, tandis que vous reposerez, nous irons vous visiter avec la plénitude d'amour."

Madame Catez dévoilera: "À cette époque, une grande inflammation intérieure accroissait encore ses souffrances elle était littéralement calcinée et ne pouvait parler qu'avec peine ; mais la plus grande joie rayonnait sur son visage. 'Dieu est un feu consumant, disait-elle ; c'est son action que je subis'."

7-3-Relations intimes avec Dieu

Mère Germaine écrit dans ses Souvenirs: "Nul ne saura jamais en quelle profondeur habitait cet ange qui disait avec une candeur d'enfant les choses les plus sublimes, comme si elles fussent toutes naturelles. Ensevelie en la divinité, elle pourra, l'heure venue, gravir son Calvaire avec une force de martyre : l'héroïcité de sa volonté révèlera bien alors à quel degré avait été vraie son oraison, qu'aucune douleur, si intense fût-elle, ne pourra plus interrompre. 'Ce qu'Il m'enseigne sans parole au fond de l'âme est ineffable, disait-elle, Il éclaire tout, Il répond à tous les besoins'."

Élisabeth connut aussi de longues périodes d'aridité, mais "Sœur Élisabeth de la Trinité restait inébranlable en sa foi comme en son espérance... À voir son attitude calme et reposée près du trône eucharistique, qui aurait supposé qu'en certains dimanches et jours de fête passés à l'oratoire sans dérober un seul moment au divin Maître, elle eût pu souffrir jusqu'à 'la tentation de fuir' ?... L'amour : il était sa lumière, l'éclairant au milieu de ses nuits ; aussi bénissait-elle en tous temps le Seigneur."

Un jour elle dit à sa supérieure:

— Il me communique la vie éternelle. Mais dans le silence.

Et aussi, à un jeune séminariste:

— N'avez-vous pas la passion de L'écouter ?... Parfois c'est si fort ce besoin de se taire, qu'on voudrait ne plus faire autre chose que de demeurer comme Madeleine aux pieds du Sauveur, avide de tout entendre, de pénétrer toujours plus loin en ce mystère de charité qu'Il est venu nous révéler. Ne trouvez-vous pas que dans l'action, alors qu'en apparence on remplit l'office de Marthe, l'âme peut toujours demeurer ensevelie comme Madeleine en sa contemplation, se tenant à cette source comme une affamée ? C'est ainsi que je comprends l'apostolat pour la Carmélite comme pour le prêtre ; l'un et l'autre peuvent rayonner Dieu, le donner aux âmes, s'ils se tiennent sans cesse à ces sources divines. Il me semble qu'il faudrait s'approcher bien près du Maître, communier à son âme, s'identifier à tous ses mouvements, puis s'en aller comme Lui en la volonté de son Père...

Il y a deux mots qui, pour moi, résument toute sainteté, tout apostolat: 'Union, amour', demandez que j'en vive pleinement, et pour cela que je demeure tout ensevelie en la Sainte Trinité... Lorsque je songe à mon nom, écrit-elle au même séminariste auquel des liens de grâce l'unissaient plus intimement que les liens de famille, mon âme est emportée sous la grande vision du mystère des mystères, en cette Trinité, qui, dès ici-bas, est notre cloître, notre demeure, l'infini en lequel nous pouvons nous mouvoir à travers tout. Je lis en ce moment les belles pages de notre Père saint Jean de la Croix sur la transformation de l'âme en les trois Personnes divines. Monsieur l'abbé, à quel abîme de gloire nous sommes appelés ! Oh ! je comprends les silences, les recueillements des saints qui ne pouvaient plus sortir de leur contemplation : aussi Dieu pouvait-Il les emmener sur les sommets divins où l'union se consomme entre Lui et l'âme devenue épouse dans le sens mystique du mot... Je voudrais y répondre en passant sur la terre comme la Sainte Vierge, gardant toutes ces choses en mon cœur, m'ensevelissant pour ainsi dire dans le fond de mon âme afin de me perdre, de me transformer en la Trinité qui y demeure ; alors ma devise, 'mon idéal lumineux', comme vous me le dîtes, se trouverait réalisé, je serais bien : Élisabeth de la Trinité.

Sa prieure rapporte encore: "Son attrait exceptionnel pour cet auguste mystère la portait à faire de chaque dimanche de l'année, une fête de la Sainte Trinité. Lorsque nous récitions dans l'office de ce jour le symbole de saint Athanase, son âme, en le psalmodiant, était emportée au point de pressentir les joies béatifiques... Élisabeth disait aussi: 'Puisque Notre-Seigneur demeure en nos âmes, sa prière est à nous et je voudrais y communier sans cesse, me tenant comme un petit vase à la source, afin de pouvoir ensuite communiquer la vie, laissant déborder ces flots de charité infinie'..."

Le 24 février 1903, elle pouvait écrire à l'abbé Chevignard[6]:

"... Qu'importe ce qui passe sur l'âme puisqu'elle a foi en Celui qu'elle aime et qui demeure en elle. Pendant ce carême, je voudrais, comme dit saint Paul 'm'ensevelir en Dieu avec le Christ', me perdre en cette Trinité qui sera un jour notre vision, et sous ces clartés divines, m'enfoncer dans la profondeur du mystère..."

7-3-1-Les notes intimes

On a retrouvé des notes personnelles d'Élisabeth de la Trinité, notes très intimes qui révèlent son intimité exceptionnelle avec le Seigneur, et cela bien avant son entrée au Carmel. Ainsi, vers le 16 novembre 1899 elle écrivait: "... victime d'holocauste! Oh! fais-moi martyre de ton Amour et que ce martyre me fasse mourir. Ôte-moi la liberté de Te déplaire, que jamais je ne fasse la plus légère offense. Brise, arrache de mon cœur tout ce qui Te déplaît. Je veux accomplit toujours ta volonté, répondre toujours à ta grâce. Ô Maître, je veux être sainte pour Toi, sois ma sainteté, car je connais ma faiblesse. Oh! Jésus, merci pour toutes les grâces que Tu m'as accordées, merci surtout de m'avoir éprouvée. C'est si bon de souffrir pour Toi. Que chaque battement de mon cœur soit un cri de reconnaissance et d'amour."

Puis, le 23 janvier 1900: "Ah! maintenant que Tu viens chaque jour en mon cœur, que notre union, soit encore plus intime. Que ma vie soit une oraison continuelle, un long acte d'amour. Que rien ne puisse me distraire de Toi, ni les bruits ni les distractions, rien, n'est-ce pas? J'aimerais tant, ô mon Maître, vivre avec toi dans le silence. Mais ce que j'aime par-dessus tout c'est faire ta volonté, et puisque Tu me veux encore dans le monde, je me soumets de tout mon cœur pour l'amour de Toi... Je voudrais Te consoler et je m'offre à Toi comme victime, ô Maître, pour Toi, avec Toi.... Je veux accomplir parfaitement ta volonté... Je veux accomplir parfaitement ta volonté, répondre toujours à ta grâce; je désire être sainte avec Toi et pour Toi, mais je sens mon impuissance: oh! sois ma sainteté! Si jamais je me reprends, oh! je t'en conjure, je t'en supplie: pendant que je suis tout à Toi, emmène-moi, fais-moi mourir... que tout en moi T'appartienne; brise, arrache tout ce qui Te déplaît afin que je sois tout à Toi. Oh! chaque battement de mon cœur est un acte d'amour. Mon Jésus, mon Dieu, qu'il est bon de T'aimer, d'être tienne tout entière!"

Et le 27 janvier 1900 elle ajoute: "Je promets à mon Jésus de m'humilier et de me renoncer chaque fois que j'en aurai l'occasion par amour pour Lui... Que je vive dans le monde sans être du monde: je puis être carmélite en dedans et je veux l'être... Ah! qu'Élisabeth disparaisse, qu'il ne reste que son Jésus!"

Le 16 juillet 1900, Élisabeth renouvelle son vœu de chasteté en le complétant: "Je m'offre à ton amour comme victime d'holocauste pour le salut des pauvres pécheurs et je Te demande de me faire martyre de cet amour... Ô mon Amour, que chaque battement de mon cœur Te redise cette offrande. Je suis à Toi, je T'appartiens, fais de moi ce qu'il Te plaira; je suis ta victime, je veux Te consoler et pour cela je veux bien endurer toutes les souffrances avec le secours de ta grâce, sans laquelle je ne puis rien..."

Enfin Élisabeth put entrer au carmel; ses réponses au questionnaire-jeu qui lui fut proposé, le 9 août 1901, huit jours après son admission, éclairent parfaitement ce qui déjà faisait l'essentiel de sa vie. Nous donnons ci-dessous quelques exemples:

            – Quel est selon vous l'idéal de la sainteté? Vivre d'amour

            – Quel est le moyen le plus rapide pour y arriver? Se faire toute petite, se livrer sans retour.

            – Quel est le saint que vous aimez le mieux? Le disciple bien-aimé qui reposa sur le Cœur de son Maître.

            – Votre vertu de prédilection? La pureté: "bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu."

            – Quel livre préférez-vous? L'âme du Christ; elle me livre tous les secrets du Père qui est aux Cieux.

            – Quel genre de martyre vous plairait-il davantage? Je les aime tous, surtout celui de l'amour.

Un an plus tard, Élisabeth précisera les qualités de l'épouse du Christ. Elle dit, entre autres: "Il faut vivre sa vie d'épouse! Épouse, tout ce que ce nom fait pressentir d'amour donné et reçu, d'intimité, de fidélité, de dévouement absolu!... Être épouse, c'est être livrée comme Lui s'est livré; c'est être immolée comme Lui, par Lui, pour Lui... C'est avoir tous les droits sur son Cœur... C'est ne plus savoir qu'aimer... c'est avoir les yeux dans les siens, la pensée hantée par Lui... c'est entrer dans toutes ses joies, partager toutes ses tristesses. C'est être féconde, corédemptrice, enfanter les âmes à la grâce, multiplier les adoptés du Père...

Enfin être prise pour épouse, épouse mystique, c'est avoir ravi son Cœur au point qu'oubliant toute distance, le Verbe s'épanche dans l'âme comme au sein du Père avec la même extase d'infini amour! C'est le Père, le Verbe et l'Esprit envahissant l'âme, la déifiant, la consommant en l'Un par l'amour. C'est le mariage, l'état fixe, parce que c'est l'union indissoluble des volontés et des cœurs...

Dès lors, Élisabeth de la Trinité pourra écrire, en octobre 1905: "Il me semble que tout est perte depuis que je sais ce qu'a de transcendant la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur. Pour son amour j'ai tout perdu, tenant toutes choses pour du fumier afin de gagner le Christ et d'être trouvé en Lui. (Ph 3, 8-10, 12-14)

7-3-2-Le journal

Vers l'âge de 18 ans, Élisabeth Catez, très sensible et fougueuse, commença à exposer ses joies, ses peines et ses luttes dans un "journal" dont il ne reste, hélas! que peu de choses, l'auteur en ayant détruit la plus grande partie au moment de son entrée au carmel. Jésus avait déjà blessé le cœur de celle qui, dès l'âge de 18 ans, pouvait écrire: "Jésus, je vous aime tant que par moments je crois en mourir."

Mais, Madame Catez refusant le départ de sa fille pour le Carmel, Élisabeth confie à son cahier non seulement son amour pour Jésus, mais également sa douleur d'être obligée de rester dans le monde; et elle offre à Dieu cette douleur en esprit de réparation pour les offenses du monde.

Élisabeth connaît bien son pricipal défaut, sa tendance à la colère, et, sans l'avoir voulu, elle nous donne de bons conseils pour vaincre nos propres défauts. Ainsi, le 30 janvier 1899, elle écrit: "J'ai eu aujourd'hui la joie d'offrir à mon Jésus plusieurs sacrifices sur mon défaut dominant, mais comme ils m'ont coûté!...  Il me semble, lorsque je reçois une observation injuste, que je sens bouillir mon sang dans mes veines, tout mon être se révolte!... Mais Jésus était avec moi, j'entendais sa voix au fond de mon cœur, et alors j'étais prête à tout supporter pour l'amour de Lui..."

Et trois jours plus tard: "Je suis l'épouse de Jésus; nous sommes unis si intimement... Rien ne peut nous séparer..." Et encore: "Pauvre Jésus! Je voudrais passer ces journées auprès de Lui afin de Le consoler de l'oubli, de l'ingratitude des hommes..."

7-3-3-La vie d'oraison

Après une petite retraite de trois jours, Élisabeth avoue le 12 février 1899: "Qui pourrait dire la douceur de ces 'Cœur à cœur' pendant lesquels on ne se croit plus sur terre... On n'entend plus que Dieu, Dieu qui parle à l'âme, Dieu qui lui dit des choses si douces, Dieu qui lui demande de souffrir! Jésus, enfin, qui désire un peu d'amour pour Le consoler... Ah! Pendant ces entretiens divins, ces extases sublimes, comme je demande à Jésus sa Croix. Cette Croix, mon soutien, mon espérance. Cette Croix que je veux partager avec le Maître... Je veux L'aimer pour tous ceux qui ne L'aiment pas, et je veux Lui ramener ces âmes qu'Il a tant aimées!... Ah! Que je Lui ramène des âmes, pour Lui prouver mon amour, car je L'aime tant... Oh! oui, je L'aime à en mourir. Hélas! je le Lui prouve bien peu!"

Pour Élisabeth de la Trinité, grande amoureuse de Dieu, le lien est quasi constant entre son oraison et son désir intense de sauver des âmes. Carmélite, elle connaît la façon dont Thérèse d'Avila parlait de l'oraison, de la contemplation, "ce degré d'oraison dans lequel c'est Dieu qui fait tout et où nous ne faisons rien, où Il unit notre âme si intimement à Lui que ce n'est plus nous qui vivons mais Dieu qui vit en nous, etc, etc..." Et Élisabeth de poursuivre, toujours le 20 février 1899: "Oh! j'ai reconnu là les moments d'extase sublimes où le Maître daigna m'élever souvent pendant cette retraite et depuis encore! Que Lui rendre pour tant de bienfaits... Après ces extases, ces ravissements sublimes pendant lesquels l'âme oublie tout et ne voit que son Dieu, ah! comme l'oraison ordinaire paraît dure et pénible, avec quelle peine il faut travailler à réunir toutes ses puissances, comme cela coûte et paraît difficile!"

Le 5 avril 1899, Élisabeth confie à son "Journal": "Ces jours-ci, je vais, le soir, faire une petite visite au Saint-Sacrement. Quel instant délicieux je passe près de mon bien-Aimé! Je laisse aller mon cœur aux plus doux épanchements, je me surprends à dire mille folies à cet Époux divin, mais Il aime cet abandon, ce Cœur à cœur. Puis, j'écoute sa voix si douce qui parle au fond de mon âme, qui me donne d'attentifs conseils, qui me prépare à la vie que bientôt je suivrai. Il m'en montre les sacrifices et les douleurs... Je dis mille folies au Bien-Aimé pour Le remercier de cette part si belle qu'Il m'a choisie. Il m'a dit:

— Je ne puis te donner une plus grande marque d'amour; cette vocation est réservée aux âmes privilégiées de mon Cœur."

Un an plus tard, en janvier 1900, ne pouvant quitter le monde, Élisabeth s'efforce de vivre une certaine solitude du cœur et elle écrit, s'adressant à Jésus: "Que je vive dans votre union intime, que rien, n'est-ce pas, rien ne puisse me distraire de Vous, que ma vie soit une oraison continuelle! Vous le savez, bon Maître, ma consolation quand j'assiste à ces réunions, à ces fêtes[7], ma consolation est de me recueillir et de jouir de votre présence, car je vous sens si bien en moi, ô mon Bien suprême... Je veux devenir une sainte... Je veux non seulement sauver mon âme, mais je désire vous en ramener d'autres aussi..."

Et Jésus la comble après la sainte communion. Ainsi, Élisabeth peut écrire, le 27 janvier 1900: "Après avoir reçu Jésus dans mon cœur, comme j'étais heureuse, de quelles douces consolations Il m'a comblée. Je ne puis tout dire, il est des choses qui perdent leur parfum dès qu'elles sont à l'air, il est des pensées intimes qui ne peuvent se traduire dans le langage de la terre sans perdre aussitôt leur sens profond et céleste..."

Quinze mois plus tard, le 18 avril 1901, elle indiquera, entre autres, à Marguerite Gollot, que dans le sanctuaire intime de nos âmes, nous trouvons toujours Dieu, même si, par le sentiment nous ne sentons pas sa présence, "mais, dit-elle, Il est là tout de même... C'est là que j'aime Le chercher. Oh! tâchons de ne le laisser jamais solitaire, que nos vies soient une oraison continuelle. Oh! qui peut nous le ravir, qui peut même nous distraire de Celui qui nous a toutes prises, qui nous a faites toutes siennes.... Livrons-nous à l'amour. Oui, soyons victimes d'amour, martyres d'amour..."

Vers juin 1901 elle ajoutera: "Chère Marguerite, il n'y a que Lui! Oh! Faisons bien le vide, détachons-nous de tout, qu'il n'y ait plus que Lui, Lui seul... que nous ne vivions plus, mais qu'Il vive en nous! Au pied de la Croix on sent si bien ce vide des créatures, cette soif infinie de Lui..."

Le 25 janvier 1904, elle demandera à l'abbé Chevignard, beau-frère de sa sœur Guite: "Union, Amour! Demandez que j'en vive pleinement et pour cela que je demeure tout ensevelie en la Sainte Trinité..." En mars 1904, à sa sœur Guite, après la naissance de son premier enfant: "Et puis, vois-tu, je me sens toute pénétrée de respect en face de ce petit temple de la Sainte Trinité..."

Et à ses tantes, en avril 1904, parlant de ce petit bébé: "Je me réjouis d'adorer la Sainte Trinité en cette petite âme devenue son temple par le baptême. Quel mystère!"


[1] Conrad de Meester.
[2] à Jésus.
[3] l'appel du Carmel.
[4] celle d'un voisin pour laquelle Élisabeth priait beaucoup.
[5] En ces derniers temps, Laudem gloriœ, devenue « hostie de louange », se plaisait à nommer "son prêtre", celle entre les mains de laquelle s'était accomplie son oblation et se consommait le sacrifice suprême.
[6] Beau-frère de sa sœur Marguerite.
[7] Auxquelles Élisabeth et sa famille étaient conviées.

    

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