12. Voilà comment dans le pays de Lesmor, le Seigneur préparait
son bien-aimé fils Malachie à travailler un jour à
sa gloire; mais bientôt ceux qui l'avaient envoyé dans cette
contrée, ne pouvant supporter plus longtemps son absence, lui écrivirent
pour le rappeler parmi eux. Quand il fut retenu au milieu des siens, avec
une connaissance plus approfondie de tout ce qu'il lui importait de savoir,
voici quelle entreprise le Seigneur lui ménagea. Un homme riche
et puissant , qui possédait Benchor et ses dépendances, fut
inspiré de Dieu de remettre sa personne et tous ses biens entre
les mains de Malachie; cet homme était son oncle. Mais pour Malachie,
la parenté des âmes l'emportait de beaucoup sur celle du sang.
Ce prince lui remit le lieu même appelé Benchor (a) dont il
portait le nom, pour qu'il y construisit un monastère ou plutôt
pour qu'il relevât de ses ruines celui qui y avait existé.
En effet, sous le premier abbé Conge, il y avait eu en cet endroit
un monastère très-célèbre, d'où étaient
sortis des milliers de religieux et qui avait été la maison mère d'une multitude d'autres
monastères. C'était un endroit si saint et si fertile en
saints qu'il en produisit à Dieu une admirable moisson; il y eut
même un religieux de ce monastère nommé Luan, qui fonda
à lui seul, dit-on, une centaine d'autres monastères de cette
sainte congrégation. Tout cela peut faire comprendre au lecteur
quelles ruines étaient à relever. Les rejetons de ce monastère
remplirent si bien l'Irlande et l’Ecosse qu'il semble que David avait en
vue ces temps admirables quand il disait : « Vous avez visité
cette contrée, Seigneur, vous l'avez comme enivrée de vos
grâces, et vous l'avez comblée de toutes sortes de richesses.
Le grand fleuve qui l'arrose a été rempli d'eau et vous avez
préparé à ses habitants de quoi les nourrir abondamment,
car c'est ainsi que vous préparez cette terre pour fournir tout
ce qui est nécessaire à leur nourriture. Faites couler une
eau abondante dans ses sillons, et multipliez ses produits, elle se réjouira
des pluies que vous lui enverrez et montrera sa joie par les fruits abondants
qu'elle produira (Ps., LXIV, 10 et seq.), » et le reste. Mais
le flot de ses saints, non content de se répandre drus ce pays déborda
aussi sur les contrées étrangères, car c'est de là
qu'est venu dans les nôtres, saint Colomban, qui fonda le monastère
de Luxeuil, où il devint le père de tout un peuple de moines.
Le nombre de ses religieux était si considérable qu'on dit
qu'ils formaient des chœurs qui se succédaient sans cesse pour
célébrer le saint office, en sorte qu'on ne cessait ni le
jour ni la nuit, de chanter les louanges de Dieu dans ce monastère.
13. Mais toute cette gloire de l'ancien monastère de Benchor
s'était éteinte; car il avait été détruit
un jour par une troupe de pirates; ce qu'il en restait s'offrit à
Malachie avec le prestige de son antique réputation, et des saints
sans nombre qui dormaient sous ses ruines, comme un paradis terrestre à
planter de nouveau. Sans parler de tous ceux qui s'étaient endormis
en paix dans cette maison, on rapporte qu'il y périt, en un seul
jour, neuf cents religieux. de la main des pirates. Les dépendances
de ce monastère étaient considérables, mais Malachie
se contenta du lieu saint où s'était élevé
le monastère et donna le reste des terres et des propriétés
à d'autres; car il n'avait pas manqué de gens pour s'en mettre
en possession après la destruction du monastère. Ces nouveaux
propriétaires étaient nommés à l'élection,
et prenaient même le nom d'abbés, conservant ainsi le titre,
mais non la chose, tel qu'il avait existé autrefois. On lui conseillait
fort de ne point aliéner ces biens et de les conserver tous, mais
il était trop amateur de la pauvreté pour goûter un
semblable conseil; il fit donc procéder, selon l'usage, à
l'élection d'un autre propriétaire, et ne conserva pour lui
que l'emplacement même du monastère. Peut-être aurait-il
mieux fait, comme la suite le prouva, de conserver toutes ces propriétés,
s'il n'avait pris conseil en les abandonnant beaucoup plus de son humilité
que du bien de la paix.
14. Il partit donc, sur l'ordre de son père Imar, avec une dizaine
de religieux et lorsqu'il fut arrivé sur les lieux où s'était
élevé l'ancien monastère, il se mit à le reconstruire.
Mais là, un jour que la hache à la main, il la brandissait
en l'air pour frapper, un des ouvriers se plaça, par inadvertance,
à l'endroit où le coup devait porter, et fut atteint à
l'épine dorsale de toute la force qu'il avait imprimée à
son instrument, et tomba sur le coup; on se précipite à lui
dans la pensé qu'on va le relever mort ou mourant. Sa tunique se
trouva en effet fendue depuis le haut jusqu'au bas, mais lui était
sans blessure, c'est à peine si le coup avait laissé une
marque imperceptible sur sa peau; il se releva sain et sauf au grand étonnement
des assistants qui furent témoins de ce miracle; aussi en devinrent-ils
tous plus ardents au travail et plus prompts à l'ouvrage. Ce fut
le premier miracle de Malachie. En peu de jours, ils eurent construit une
chapelle avec des poutres seulement équarries, mais néanmoins
très-bien et très-solidement assemblées. C'était
une construction toute écossaise, et assez belle. Dès lors,
on y fit le service divin, comme aux anciens jours, et avec une égale
piété, sinon avec un aussi grand nombre de religieux. Imar
établit Malachie à la tête de ce monastère,
dont il fut en même temps le supérieur et la règle
vivante, aux yeux de ses frères. En effet, ceux-ci lisaient dans
sa vie comme dans un livre, la manière dont ils devaient se conduire;
et lui, sous les regards de Dieu, leur montrait le chemin de la justice
et de la sainteté; non content des pratiques communes, il se livrait
à des exercices particuliers dans lesquels il devançait tous
les autres religieux; aucun d'eux ne pouvait le suivre ni atteindre
à la hauteur où il s'élevait. A cette époque,
il y avait un homme malade que le diable hantait et à qui il disait
ouvertement de ne point se laisser séduire par les conseils de Malachie,
de le recevoir même et de le tuer à coups de couteau s'il
venait le voir. En apprenant cela de la bouche même du malade, ceux
qui le soignaient en informèrent Malachie, pour qu'il se tînt
sur ses gardes. Mais lui, sans autres armes que celles de la prière,
les seules qu'il connût, va courageusement droit à l'ennemi
et met le diable en fuite avec la maladie. Or, le malade s'appelle Malchus,
il est frère selon la chair de notre bien-aimé Chrétien,
abbé de Monaster-Mohr. Ils sont encore l'un et l'autre de ce monde,
et plus unis de sentiment qu'ils ne le sont par le sang; car celui-là
se vit à peine délivré que, pour témoigner
sans retard sa reconnaissance à Dieu, il changea de sentiments et
d'habits. Les religieux de Malachie virent donc par là que le démon
en voulait à leur bonheur, mais ils n'en furent que plus solidement
affermis et se tinrent plus que jamais, sur leurs gardes.
(a) Ou Banchor, comme il est écrit dans les actes de saint Colomban.
Ce monastère était situé dans une province d'Irlande,
appelée Ultonie, et ne doit pas être confondu avec un autre
monastère du même nom, dans le pays de Galles, en Angleterre. |