Chapitres IX - X

CHAPITRE IX

Saint Malachie construit le monastère d'Ibrack.
 

18. Quelques années après, un roi du Nord de l'Irlande fondant des contrées de l'Aquilon, car tout mal vient de ce côté (Jérémie., I, 14), sur la ville épiscopale de Malachie, la détruisit de fond en comble; mais peut-être ce malheur fut-il un bien pour ceux qui surent en profiter. Qui sait, en effet, si Dieu n'a pas voulu par là, détruire les anciennes iniquités de son peuple ? Forcé de s'éloigner par cet événement, Malachie partit avec ses disciples ; mais son départ ne fut point sans porter des fruits, car avec ses cent trente disciples, il fonda le monastère d'Ibrack, où le roi Cormach, chassé de son royaume, avait aussi goûté autrefois, par les soins de Malachie, quelque consolation de la miséricorde de Dieu. En revoyant Malachie, le roi se sentit transporté de joie et il mit sa personne et ses biens à sa disposition et à celle de ses compagnons, montrant par là le bon souvenir que son cœur reconnaissant conservait du bien qui lui avait été fait autrefois. Il lui donna des animaux pour l'usage de ses religieux, sans compter de grandes sommes d'or et d'argent qu'il lui fournit, avec une libéralité toute royale, pour construire un monastère; et on le vit plus d'une fois venir partager le genre de vie des religieux, avec une assiduité et une régularité telles, que sous les vêtements royaux, il se conduisait en véritable disciple de Malachie. Le Seigneur bénit cet établissement à cause de son serviteur, et en peu de temps il devint aussi riche en biens et en possessions de toutes sortes, qu'en religieux. On vit, dans ce monastère, Malachie, tout évêque et supérieur qu'il était, donner en tout l'exemple de la soumission à la règle et à la discipline; comme un véritable novice. Ainsi, il servait à son tour à la cuisine et à table pendant le dîner des religieux, et, lorsqu'il fallait chanter ou lire à l'église, il tenait à remplir ces fonctions à son rang, et s'acquittait de ce devoir avec le plus grand soin comme le de dernier des religieux quand son tour venait de les remplir. Quant à la sainte pauvreté, non seulement il la pratiquait comme tout son monde, mais même il en donnait l'exemple, car c'était une des vertus qu'il pratiquait avec le plus d'amour et de zèle.
 

CHAPITRE X

Saint Malachie devient archevêque ou primat d'Irlande.
 

19. Cependant l'archevêque Celse, qui avait ordonné Malachie diacre et prêtre, et l'avait sacré évêque, se voyant malade à l'extrémité, déclara, par une espèce de testament, qu'il n'y avait que Malachie qui dût lui succéder, et qu'il n'en connaissait point de plus digne de monter sur le premier siège archiépiscopal d'Irlande. Il le dit à tous ceux qui étaient présents à ses derniers moments, le fit savoir aux absents et recommanda, en particulier ce choix aux deux rois de Munster, et à tout ce qu'il y avait de gens influents dans le pays, au nom même de saint Patrice. Par un sentiment de vénération et de respect pour ce saint qui est regardé comme l'apôtre de toute sa nation, car c'est lui qui a converti toute l'Irlande à la foi, l'église d'Armagh qu'il a gouvernée pendant sa vie et où il repose depuis sa mort, a été, dès le principe, en tel honneur aux yeux de tous les Irlandais, que, non seulement les évêques, les prêtres, et généralement tout le clergé du pays, mais aussi les princes et les rois de cette île sont soumis en toute obéissance au métropolitain d'Armagh, et le considèrent comme étant placé au-dessus d'eux tous. Mais par suite d'une détestable coutume introduite par l'ambition diabolique de certains seigneurs, et depuis longtemps invétérée, ce siège était devenu héréditaire dans une tribu et une famille particulière dont les seuls membres pouvaient l'occuper. Ce mal datait même de si loin qu'il s'était écoulé quinze générations depuis que les choses se passaient ainsi. Ce droit pervers ou plutôt cette iniquité digne de tout genre de mort, avait poussé de telles racines par les soins de cette famille corrompue et adultère qu'il est arrivé plusieurs fois que, n'ayant pas même un seul clerc de son sang, elle n'en donnât pas moins un évêque à l'église d'Armagh, en sorte qu'avant l'épiscopat de Celse, il y avait eu huit évêques de cette maison qui étaient mariés et n'avaient point reçu les ordres; il est vrai qu'ils étaient versés dans la connaissance des belles lettres. Cet abus avait causé dans toute l'Irlande la ruine de la discipline ecclésiastique dont nous avons parlé plus haut, et l'anéantissement de toute morale et de toute religion. C'est aussi ce qui fut cause qu'on vit succéder partout à la douceur des mœurs chrétiennes, la plus cruelle barbarie et le paganisme même renaître au milieu de populations qui n'étaient chrétiennes que de nom. Les archevêques de ces pays, par une entreprise inouïe à toute l'église, s'attribuaient le. pouvoir de changer comme bon leur semblait, et même de multiplier les évêques sans sujet, en sorte qu'un évêché au lieu d'un seul évêque qu'il devait avoir, en avait quelquefois presque autant qu'il se trouvait de paroisses. Il ne faut pas s'en étonner; car comment les membres d'un corps dont la tête était si malade, se seraient-ils bien portés?

20. C'était parce qu'il gémissait profondément sur de pareils abus que Celse, qui était un homme de bien et craignant Dieu, fit tout ce qu'il put pour que Malachie lui succédât; il espérait qu'il remédierait au mal qui était depuis si longtemps enraciné dans la succession qu'il lui laissait; car il savait que non seulement tout le monde le chérissait et le prenait pour modèle, mais encore que le Seigneur était avec lui. Ses espérances ne furent point trompées; à sa mort Malachie lui fut donné comme successeur, mais non pas de suite et sans difficulté; car un nommé Maurice, de la race perverse de ceux dont nous avons parlé plus haut, s'empara de la succession de Celse, et put se maintenir à sa place plutôt en tyran qu'en évêque pendant cinq ans entiers, grâce à l'appui qu'il trouva dans la puissance séculière. Mais les gens de bien se déclarèrent pour Malachie et le pressèrent d'accepter le fardeau que Celse lui avait légué. Quant à lui, dans son humilité, il regardait toute élévation comme une précipice, et s'excusait d'occuper un poste dont il ne pouvait, dans ces temps mauvais, se mettre en possession sans lutte. Son refus leur fit redoubler leurs instances avec plus d'ardeur encore. Parmi ceux qui le sollicitaient le plus vivement, étaient deux évêques, l'un de Lesmor, qui était Malch, dont nous avons déjà parlé, et l'autre était Gilbert, qui fut le premier légat du Saint Siège en Irlande. Il y avait déjà trois ans que Maurice profitait de son usurpation, et que Malachie refusait le titre d'archevêque d'Armagh, lorsque ces deux prélats, ne pouvant voir plus longtemps l'église d'Armagh ainsi déshonorée et le Christ méprisé, réunirent les évêques et les grands du pays et allèrent tous ensemble trouver Malachie pour lui faire violence. Mais celui-ci commença par refuser la proposition qui lui était faite, et leur représenta les difficultés de l'entreprise, la grandeur, la puissance et l'ambition de la famille qu'il s'agissait de déposséder; il disait que c'était beaucoup oser, pour un pauvre évêque comme lui, que de s'élever contre des adversaires si nombreux, si puissants, si décidés et si fortement enracinés dans la position qu'il fallait leur enlever; car ils avaient possédé depuis près de deux siècles, comme un héritage, le sanctuaire de Dieu, et ils l'occupaient encore maintenant par un des leurs. Il ajoutait qu'il lui faudrait certainement en venir aux mains et sacrifier des hommes pour les chasser; or il ne voulait point faire couler le sang pour lui; d'ailleurs il était lié lui-même à une autre épouse qu'il ne lui était pas permis de quitter.

21. Mais eux, insistant d'autant plus de leur côté, disaient que telle était la volonté de Dieu et le sommaient, en vertu de leur autorité, et même sons peine d'anathème, d'accepter le fardeau qu'ils lui offraient. « C'est à la mort que vous me menez, dit-il, mais je me soumets dans l'espérance du martyre; j'y mets pourtant une condition, c'est que, si l'entreprise réussit au gré de vos espérances, si Dieu recouvre son héritage des mains de ceux qui le dévorent, il me sera permis de retourner à ma première épouse et amie, je veux dire à la pauvreté, des bras de laquelle vous venez m'arracher, et de mettre à ma place sur le siège d'Armagh, le premier évêque que vous jugerez capable de l'occuper. » Le lecteur remarquera la vertu de cet homme et sa pureté d'intention; il ne craignait pas plus la mort pour Jésus-Christ, qu'il ne recherchait les honneurs. Où trouver pureté d'intention plus grande, et une plus grande force d'âme ? Il accepte le travail et le péril, et veut en laisser à un autre les fruits, c'est-à-dire la possession sûre et paisible de l'archevêché. On lui promit qu'il serait fait suivant ses désirs, il céda donc à la volonté de ceux qui lui faisaient violence, ou plutôt à la volonté de Dieu même, quelque pénible qu'elle lui semblât; il se rappela d'ailleurs qu'elle lui avait été révélée autrefois. En effet, pendant la maladie de Celse, Malachie qui était alors fort loin d'Armagh et ignorait qu'il fût malade, eut une vision dans laquelle lui apparut une femme à la stature élevée et à l'air vénérable. Lui ayant demandé qui elle était, elle avait répondu qu'elle était l'épouse de Celse et lui avait remis le bâton pastoral de ce dernier qu'elle tenait à la main puis disparut. Peu de jours après, Celse se trouvant à la dernière extrémité lui envoya sa crosse comme à son futur successeur; en la recevant, Malachie reconnut que c'était celle qu'il avait vue dans sa vision. Ce souvenir l'ébranla, et lui fit appréhender, s'il continuait, comme il ne le faisait déjà que depuis trop longtemps, à repousser la proposition qui lui était faite, il ne parût résister à la volonté de Dieu même. Toutefois il ne voulut point entrer dans sa ville épiscopale tant que vécut son compétiteur, de peur que son arrivée ne fût une occasion de troubles, qui auraient pu coûter la vie à quelques-uns de ceux à qui il venait au contraire apporter la vie. Ainsi pendant les deux années que vécut encore Maurice, Malachie n'exerça les fonctions épiscopales que dans les autres lieux de la province et non point dans la ville même d'Armagh.

   

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