24. L'humble Malachie avait environ trente-huit ans lorsqu'il entra,
en qualité de pontife et de métropolitain de toute l'Irlande,
dans sa ville épiscopale d'Armagh, d'où l'usurpateur venait
d'être expulsé. Lorsque le roi et ceux qui avaient contribué
avec lui à l'établir dans sa chaire, furent retournés
chacun chez eux, il resta seul entre les mains de Dieu, mais il resta avec
des luttes au dehors et des craintes continuelles au dedans. En effet,
la race de vipères qui grinçait des dents et criait à
haute voix qu'on lui avait enlevé son héritage, se souleva
tout entière tant au dedans qu'au dehors contre le Seigneur et contre
son Christ. Nigel, au moment où il vit qu'il allait être contraint
de prendre la fuite, emporta avec lui plusieurs objets insignes de l'évêché,
à savoir, le texte des Évangiles qui avait appartenu à
saint Patrice, une crosse chargée d'or et de pierres du plus grand
prix, qu'on appelait le bâton de Jésus, parce qu'on croyait
vulgairement que le Seigneur l'avait tenu et même façonné
de ses propres mains. Or, ces objets passaient pour les signes de l'archiépiscopat
et de la première dignité de l'église, parmi le peuple
de ce pays. Ils étaient en effet bien connus et très célèbres
dans la contrée tout entière, et dans une telle vénération
qu'aux yeux de ces populations sottes et insensées, il n'y avait
de véritable évêque que celui qui en était en
possession. Nigel, semblable à Satan, errait de tous côtés
et parcourait le pays emportant avec lui, ces objets précieux qu'ils
montrait partout où il allait, et à la faveur desquels il
se trouvait bien accueilli en tous lieux, et gagnait facilement tous les
esprits à sa cause, en même temps qu'il enlevait le plus qu'il
pouvait de partisans à la cause de Malachie. Mais en voilà
assez sur son compte.
25. Il y avait un grand seigneur de la race impie de Maurice, que le
roi de la contrée avait forcé, avant de s'éloigner
de la ville, de s'engager par serment, à vivre en paix avec son
nouvel évêque et dont il avait même reçu quelques
Mages, comme gage de sa fidélité. Mais à peine le
roi se fut-il éloigné, que, en dépit de son serment,
cet homme entre dans la ville épiscopale et trame avec quelques-uns
de ses proches et de ses amis, le complot de s'emparer adroitement du saint
évêque et de le mettre à mort; mais ils redoutaient
le peuple. Les conjurés fixèrent donc le jour et le lieu
où il mettraient leur dessein à exécution, et un traître
convint avec eux d'un signe pour se saisir de Malachie. Le jour venu, comme
le saint évêque célébrait à l'église,
l'office solennel du soir, cet impie seigneur lui envoya porter de trompeuses
paroles de paix en le priant de vouloir bien lui faire l'honneur de descendre
chez lui pour consommer leur réconciliation. Les assistants ayant
répondu qu'il était plus convenable qu'il vint lui-même
trouver son évêque et que l'église était un
lieu parfaitement choisi pour cimenter la paix entre eux, (car ils soupçonnaient
quelque piège caché sous ces avances), les envoyés
reprirent que le prince ne serait point en sûreté en faisant
cette démarche, qu'il craignait pour sa vie, s'il se présentait,
et qu'il ne pouvait se fier au peuple qui, peu de jours auparavant, avait
voulu le massacrer à cause de son évêque. Mais pendant
que les uns faisaient des instances pour que Malachie se rendit auprès
du prince et que les autres prétendaient qu'il ne devait point y
aller, le saint évêque, bien plus poussé par le désir
de la paix, que retenu par la crainte de la mort, s'écrie: «
Laissez-moi, mes frères, laissez-moi suivre l'exemple de notre Maître;
à quoi me servirait-il d'être chrétien si je n'imite
pas le Christ? Peut-être me sera-t-il donné de fléchir
ce tyran par mon humilité ; si je n'y réussis point, je n'en
triompherai pas moins en prévenant une brebis, tout pasteur que
je suis et en faisant les premiers pas vers un laïc, malgré
mon titre d’évêque. tu même temps j'espère, en
ce qui dépend de moi, ne pas être pour vous une cause de médiocre
édification, en vous donnant un pareil exemple. Après tout,
que peut-il m'arriver ? La mort; mais je suis loin de refuser de mourir,
si, à ce prix, je puis vous donner un exemple de vie. L'évêque
des évêques n'a-t-il pas dit: « Il faut qu'un évêque,
au lieu de dominer sur l'héritage du Seigneur, se montre le modèle
de son troupeau (I Petr., V, 3)? » Or, quel exemple avons-nous appris
à laisser aux autres de la part de Celui qui s'est humilié
au point de se rendre obéissant jusqu'à la mort? Qui m'obtiendra
la grâce de laisser à nos neveux, une pareille leçon
tracée de mon sang? Je veux que vous voyiez si votre évêque
a profité des leçons du Christ, et s'il a bien appris à
ne pas redouter de mourir pour Lui. » Se levant donc, il se mit en
marche, laissant tous les assistants verser des larmes, et le prier de
ne point pousser l'amour de la mort pour Jésus-Christ, au point
de laisser un si grand troupeau dans la désolation.
26. Alors, mettant toute sa confiance en Dieu, il part d'un pas précipité,
suivi de. trois de ses disciples seulement, qui était résolus
à périr avec lui. A peine eut-il mis le pied dans la maison
de son ennemi, qu'il se trouva entouré de gens armés à
qui il ne pouvait opposer que le bouclier de la foi. Mais à sa vue,
tous les fronts s'inclinent, une sorte de terreur s'est emparée
de tous ces hommes, et Malachie aurait pu dire en parlant d'eux: «
Ceux qui me persécutent le plus, se sont trouvés sans force,
toute leur ardeur s'est éteinte (Ps. XXVI, 3); » car il
en était ainsi, à la lettre. Il fallait voir cette victime
destinée à la mort, debout au milieu de ses bourreaux le
fer à la main, et personne n'oser l'immoler. On aurait dit que les
bras étaient glacés (a) car pas un ne se leva pour donner
le coup fatal. Quant à celui qui était l'âme du complot,
il s'élance, à l'approche de Malachie, avec toute sorte de
respect plutôt qu'avec de la colère. Eh bien, malheureux,
où donc est le signal convenu auquel le pontife du Seigneur doit
tomber percé de coups? Les signes qui t'échappent sont des
marques d'honneur plutôt que des signes de mort; des preuves de déférence,
non des procédés de violence. 0 miracle! ces hommes, qui
avaient comploté le meurtre, n'ont plus que des offres de paix à
mettre en avant. Il n'y a pas à craindre que celui qui était
venu, au péril de ses jours, chercher la paix en ces lieux, la repousse
quand elle lui est offerte, aussi se conclut-elle à l'instant, et
le Prêtre du Seigneur trouva dès ce jour dans son ancien ennemi,
un sujet aussi pacifique que soumis et dévoué. A cette nouvelle
tous les fidèles se sentirent transportés d'allégresse
non seulement parce que le sang innocent fut sauvé ce jour là,
mais encore parce que les âmes de bien des méchants furent
ramenées dans les voies du salut par la vertu de Malachie. Une sorte
de crainte se répandit dans tous les pays d'alentour, quand on sut
comment Dieu avait si subitement terrassé par sa puissance, les
deux plus redoutables et plus féroces ennemis de Malachie; l'un,
celui dont j'ai parlé plus haut, en le frappant d'une manière
terrible dans son corps, et l'autre, celui même dont je viens de
raconter l'histoire, en changeant miséricordieusement les dispositions
de son mur, et tous les deux d'une manière aussi merveilleuse, en
les frappant au milieu même de leurs détestables complots.
27. Après cet événement, le saint évêque
commença à régler et à disposer dans la ville
d'Armagh tout ce qui concernait son ministère avec la plus entière
liberté, non point pourtant sans courir encore des dangers pour
sa vie; car s'il ne se trouvait plus personne pour essayer de lui nuire
ouvertement, il n'en manquait point qui lui tendissent des embûches,
et contre ceux-là il n'y avait pas d'endroit où Malachie
pût être en sûreté; car tous les temps leur étaient
propices; aussi lui donna-t-on une garde armée pour le protéger
jour et nuit; mais lui avait bien plus de confiance en Dieu qu'en elle.
Il résolut de poursuivre le schismatique Nigel, dont il a été
parlé plus haut, attendu qu'il séduisait une foule de gens
en leur montrant les objets insignes qu'il avait emportés avec lui,
et en leur persuadant à tous qu'il n'y avait que lui qui fût
leur véritable évêque; il soulevait ainsi les peuples
contre Malachie et contre l'unité de l'Église. Notre saint évêque
se mit donc à l'œuvre comme il l'avait décidé, et
il ne tarda point à se voir si bien maître de toutes les voies
de Nigel, ce que la grâce de Dieu, qui lui donnait une influence
très grande sur tout le monde, lui rendit facile, que cet ennemi
acharné se vit contraint de faire des propositions de paix et de
rendre tous les objets précieux qu'il avait enlevés; il vécut
ensuite dans le calme et la soumission la plus complète. Voilà
comment Malachie prospérait tous les jours davantage en dépit
des périls et des fatigues, et comment il fortifiait de plus en
plus sa position, plein d'espérance en Dieu et rempli de la vertu
du Saint-Esprit.
(a) Il arriva quelque chose de semblable à Maximien, en présence
de saint Ambroise; à Valentinien, devant saint Basile ; à
Attila, en face de saint Léon le Grand; et à Gaïnas,
à la vue de saint Jean Chrysostome.
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