37. C'est pendant ce voyage qu'il m'a été donné
de voir cet homme, dont la vue et les entretiens me firent plus de bien
et de plaisir que n'auraient pu m'en faire tous les trésors du monde.
Et tout pécheur que je sois, il eut aussi quelque plaisir à
me voir, et me le témoigna ensuite jusqu'à sa mort, comme
je l'ai dit en commençant cette histoire. Il daigna aussi s'arrêter
à Clairvaux et se sentit ému en voyant nos frères
qui ne furent pas peu édifiés eux-mêmes par sa présence
et par ses discours. Il ne nous quitta point après nous avoir dit
adieu sans emporter notre souvenir et celui de notre maison dans son cœur.
En traversant les Alpes, il arriva dans une ville d'Italie, nommée
Yvrée, et guérit en cet endroit le fils de son hôte,
qui était sur le point de rendre l'âme,
38. A cette époque la chaire de saint Pierre était occupée
par Innocent II, d'heureuse mémoire, qui reçut Malachie avec
bonté et lui témoigna toute la part qu'il prenait aux fatigues
d'un si long voyage. La première grâce que Malachie sollicita
du pape, avec un torrent de larmes, parce qu'elle lui tenait lé
plus vivement à cœur, ce fût de lui permettre de vivre et
de mourir à Clairvaux et de bénir ce projet. S'il lui fit
cette prière, ce n'était pas qu'il eût oublié
le but de son voyage, mais c'est parce qu'il était arrivé
à Rome avec le plus grand désir de revenir se fixer à
Clairvaux. Mais le successeur des Apôtres n'accéda point à
ce vœu et lui fit connaître qu'il y avait beaucoup mieux que cela
à faire pour lui. Il ne fut pourtant pas frustré en tous
points de ses vœux, puisqu'il lui fut donné sinon de vivre, du moins
de mourir
à Clairvaux. Pendant tout le mois qu'il passa à Rome, il
en visita les lieux saints et y alla souvent faire sa prière, ce
qui ne l'empêcha point de répondre à toutes les questions
que le souverain Pontife lui fit dans le plus grand détail, sur
son pays, sur les mœurs de sa nation, sur l'état des églises
de ces contrées-là et sur tout ce que Dieu avait fait en
Irlande par son ministère. Lorsqu'il fut sur le point de partir,
le Pape lui confia tous ses pleins pouvoirs et le nomma son Légat
en Irlande, attendu que l'évêque Gilbert qui était
alors investi de ce titre pour ces contrées, comme je l'ai dit plus
haut, avait fait savoir au Pape qu'il ne pouvait plus remplir les devoirs
qui y étaient attachés à cause de son âge avancé
et de sa mauvaise santé. Après cela, Malachie pria le pape
de confirmer l'érection qu'il avait faite d'un nouveau siège
archiépiscopal et de lui remettre deux pallium pour chacun des deux
métropolitains. Le Pape approuva, en effet, sur le champ ce que
Malachie avait fait; quant aux deux pallium, il fut d'avis que la concession
devait en être faite avec quelque solennité; il dit donc à
Malachie : « Vous réunirez en concile général,
les évêques, le clergé et les grands du pays et, d'un
commun accord, vous me ferez demander les pallium par une députation
de personnes de distinction, et je vous les accorderai: » Puis prenant
sa mitre en main il la plaça sur la tête de Malachie et lui
donna de plus une étole et une manipule, dont notre Saint se servit
ensuite quand il offrait le saint sacrifice; puis lui ayant donné
le baiser de paix et sa bénédiction apostolique avec ses
pleins pouvoirs, il le laissa partir.
39. En revenant de Rome, Malachie repassa par Clairvaux et nous redonna
sa bénédiction. Puis poussant un profond soupir à
la pensée qu'il ne lui était pas permis de demeurer dans
ce monastère comme il l'avait désiré, il nous dit:
recevez en attendant parmi vous, je vous prie, ceux que je vous laisse
à ma place, pour apprendre au milieu de vous ce qu'ils viendront
nous enseigner ensuite. Après cela il ajouta : Ils seront pour nous
une semence et dans cette semence seront bénies toutes ces contrées
qui depuis longtemps ne connaissent les moines que de nom, et n'en ont
point vu. Il partit ensuite en nous laissant quatre de ses disciples, qui
méritèrent après un certain temps d'épreuve
d'être faits moines. Quelques temps après, lorsque saint Malachie
fut arrivé dans son pays, il nous envoya d'autres sujets, pour lesquels
on agit comme on l'avait fait pour les premiers. Quand on les eut façonnés
pendant quelque temps et qu'on leur eut inspiré le goût de
la sagesse, on les renvoya sous la conduite de l'un d'eux, un saint frère
nommé Chrétien, qui fut leur abbé, avec plusieurs
des nôtres, de manière à ce qu'ils fussent assez nombreux
pour établir une abbaye qui conçut bientôt et en enfanta
cinq autres. C'est ainsi que la bonne semence se multiplia et qu'on vit
de jour en jour s'accroître le nombre des moines selon la prédiction
et le veau de Malachie. Mais reprenons notre récit où nous
l'avons laissé.
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