61. Celui à qui Malachie avait abandonné les biens qui
appartenaient au monastère de Benchor, au lieu de montrer sa reconnaissance
au Saint pour ce bienfait, ne cessa depuis lors de se conduire avec la
plus grande hauteur envers lui et envers les siens, se déclarant
en toute occasion contre lui, lui dressant même des pièges
et attaquant ses actes. Mais sa conduite ne demeura point impunie. Il avait
un fils unique qui marchait sur les traces de son père et qui ayant
osé s'attaquer, lui aussi, à Malachie, mourut dans l'année
même de sa faute. Voici comment cette mort arriva. Malachie jugea
qu'il devait faire construire un oratoire en pierres à Benchor,
à l'instar de ceux qu'il avait vus dans d'autres contrées.
Il avait à peine commencé à en asseoir les fondements,
que tous les gens du pays étaient dans l'admiration à la
vue d'un édifice qui n'avait pas encore eu son pareil dans la contrée.
Mais cet homme plein de présomption et d'insolence au lieu de l'admirer
comme les autres, s'en irrita; il conçut le douleur et enfanta l'iniquité
(Ps., VII, 15). Se mêlant aux populations voisines pour les exciter
par ses murmures, il attaquait, tantôt à mots couverts et
tantôt ouvertement, accusait le Saint de légèreté
en protestant. contre cette nouveauté dont il exagérait la
dépense. Par ces discours envenimés, il excitait et poussait
bien des gens à s'opposer à cette construction. «Suivez-moi,
dit-il, et ne laissons pas faire malgré nous ce qu'on ne peut faire
que par nous. » Alors il vient à la tête de ceux qu'il
a gagnés à ses projets, à l'endroit où l'on
bâtissait et y trouvant l'homme de Dieu, il lui adresse le premier
la parole, car il était l'âme du complot. u Brave bomme, lui
dit-il, d'où vous est venu la pensée d'introduire ces nouveautés
chez nous? Sachez que nous sommes des Scots, non point des Gaulois. Quelle
est donc votre légèreté? Qu'avons-nous besoin d'un
édifice aussi superflu que superbe? Où trouvez-vous d'ailleurs,
pauvre comme vous l'êtes, de quoi subvenir à de pareilles
dépenses? Enfin qui de nous verra jamais cet édifice achevé?
Y a-t-il présomption plus grande que la vôtre, de commencer
un ouvrage que vous ne sauriez, je ne dis pas achever, mais voir jamais
se terminer? Quand je dis que c'est présomption à vous d'entreprendre
une chose qui dépasse vos moyens, vos forces et toute mesure, c'est
de folie que je devrais vous taxer. Assez donc comme cela; cessez cette
entreprise, et ne donnez pas plus longtemps suite à une pareille
folie; car nous ne sommes disposés, ni à souffrir ni à
permettre que vous continuiez. » C'est en ces termes qu'il fit connaître
au Saint quels étaient ses projets, mais il n'avait point réfléchi
à la manière dont il pourrait appuyer ses paroles; en effet,
à la vue de l'homme de Dieu, tous ceux qui l'avaient suivi, changèrent
de sentiment et cessèrent d'être de son avis.
62. Le Saint répondit à ce discours avec une liberté
entière, et, s'adressant à cet homme: « Malheureux,
lui dit-il, cet édifice que tu vois commencé mais dont la
vue te fait mal, s'achèvera certainement, beaucoup le verront terminé,
et toi, puisque tu ne veux pas le voir, tu ne le verras point, mais tu
verras ce que tu ne veux point, la mort: mets donc ordre à tes affaires,
si tu ne veux pas qu'elle te surprenne dans ton péché. »
Ainsi parla le Saint. Cet homme mourut en effet et l'édifice commencé
s'acheva, mais il ne le vit point terminé, puisqu'il mourut dans
l'année comme nous l'avons dit. Cependant le père de cet
homme ayant appris la prédiction de Malachie et sachant que toute
parole du Saint était suivie d'effet, s'écria: « Il
a prononcé l'arrêt de mort de mon fils. » Alors à
l'instigation du diable, il entra dans un telle fureur contre Malachie
qu'il en vint, en présence du due et des grands d'Ulidie, à
accuser de fausseté et de mensonge l'homme de Dieu, si manifestement
véridique en toute circonstance, si visiblement ami passionné
et disciple dévoué de la vérité. C'est peu,
il ajouta l'injure à sa première faute et l'appela singe.
Malachie qui savait ne point répondre à l'injure par une
autre injure, se contenta de garder le silence; pas un mot ne sortit de
sa bouche quand le pécheur élevait ainsi la voix contre lui.
Mais le Seigneur n'oublia point cette parole qu'il avait dite: «
de me réserve la vengeance, c'est moi qui l'exercerai (Rom., XII,
19). » Le même jour, cet homme étant retourné
chez lui, expia la témérité de sa langue effrénée
par les mains même de celui qui la lui avait si bien déchaînée:
En effet, le démon lui-même se saisit de sa personne et le
jeta dans le feu; les assistants s'empressèrent de l'arracher aux
flammes, mais déjà son corps était à demi brûlé
et sa raison perdue. Pendant le délire de sa folie, Malachie arriva
; il vit cet homme qui l'avait injurié, la bouche de travers, les
lèvres écumantes, effrayer tout le monde par ses cris et
par la violence de ses mouvements. Son agitation était si grande
que plusieurs hommes avaient peine à le tenir. Alors le saint homme
pria pour son ennemi et fut exaucé du Ciel, du moins en partie.
En effet, pendant que Malachie était en prière, il rouvrit
les yeux et reprit ses sens. Mais il resta toujours sous l'empire de l’esprit
mauvais que Dieu lui avait envoyé pour le souffleter et lui apprendre
à ne pas mal parier des saints. de crois qu'il vit encore et que
maintenant encore il continue d'expier la faute énorme dont ii s'était
rendu coupable envers l'homme de Dieu. On dit même qu'à certaines
époques il redevient lunatique. Quant aux biens de Benchor dont
nous avons parlé, comme cet homme ne pouvait plus les conserver
dans l'état de faiblesse et d'incapacité où il était
tombé, ils firent retour au monastère auquel ils avaient
précédemment appartenu. Malachie n'y mit aucun obstacle,
en vue du bien de la paix, après les nombreuses vexations qu'il
avait eu à souffrir.
63. Mais revenons à l'édifice que Malachie avait entrepris
de construire. Il est bien vrai que Malachie n'avait pas le premier sou,
je ne dis point pour terminer, mais même pour commencer cette construction.
Mais ii était plein de confiance en Dieu, et Dieu disposa. tout
de telle manière que l' argent ne fit jamais défaut à
son serviteur, qui n'avait placé aucune de ses espérances
dans les trésors de la terre, Nul autre que lui, en effet, ne put
faire qu'un trésor caché en cet endroit, ne fût retrouvé
que pour l'œuvre de Malachie et précisément à l'époque
où il la commençait. C'est donc dans la bourse de son Seigneur
que le serviteur de Dieu trouva ce qui n'était pas dans la sienne;
Il était juste d'ailleurs qu'il en fût ainsi; est-il rien
de plus juste en effet, que celui qui, pour Dieu, n'avait rien en propre,
se voie associé avec Dieu et fasse bourse commune avec lui? Pour
un homme de foi, le monde entier est une source de richesses. Qu'est-ce
en effet que le monde sinon la bourse même de Dieu; n'a-t-il pas
dit: a Toute la terre est à moi avec tout ce qu'elle renferme (Ps.
XLIX, 12) ? » Aussi, ne peut-on pas dire que Malachie lui restitua
les trésors qu'il trouva, mais qu'il les lui consacra, car tout
ce que Dieu lui avait donné fut par son ordre employé à
l'œuvre même de Dieu. Il ne se laisse arrêter ni par ses propres
besoins ni par ceux des siens, mais il ne songe uniquement qu'à
Dieu à qui il sait d'ailleurs recourir sans hésiter, toutes
les fois que le besoin s'en fait sentir à lui. On ne peut douter
que c'est Dieu même qui lui révéla ce qu'il découvrit.
Il s'était entretenu d'abord de ses projets de construction avec
ses frères, dont plusieurs, à cause de leur dénuement
n'étaient point portés à abonder dans son sens. En
sortant du conseil, il était inquiet et perplexe et ne savait quel
parti prendre; il eut donc recours à la prière et demanda
à Dieu de lui faire connaître sa volonté. Et voilà
qu'un jour en revenant de voyage, comme il approchait de l'endroit choisi
pour les constructions, il aperçoit de loin un oratoire en pierre
aussi grand que beau. Ayant donc considéré attentivement
l'emplacement, la forme et le style de l'édifice qu'il voyait, il
entreprit son œuvre avec confiance, après avoir parlé de
sa vision a quelques-uns des plus anciens religieux. Il se régla
si scrupuleusement pour la construction de cet édifice sur l'emplacement,
le genre et la qualité de celui qu'il avait aperçu dans sa
vision, que l'œuvre achevée, il se trouva d'une conformité
parfaite avec lui, comme s'il lui avait été dit ainsi qu'à
Moïse: Voyez et faites selon le modèle qui vous a été
montré sur la montagne (Ex., XXV, 49). C'est donc dans une vision
toute pareille qu'il vit sur le mont Saballin le monastère et l'oratoire
de ce nom, avant même qu'ils fussent construits.
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