Gertrude d’Helfta
(1256-1302)

QuaTrième partie

 

Avertissement important

Gertrude d’Helfta a vécu pendant la deuxième partie du 13ème siècle. Dans toutes les sociétés de cette époque on mourait beaucoup, et jeune. Il ne faut donc pas s’étonner que Gertrude ait été si souvent confrontée à la mort dans son monastère. Sa douleur dut être souvent très forte, surtout quand elle accompagnait le départ de ses amis, et particulièrement la mort de l’Abbesse Gertrude de Hackeborn qui lui servit de mère, ou de sa meilleure amie, sa compagne sainte Mechtilde.

Mais Gertrude d’Helfta a la foi et, de plus, c’est une mystique favorisée de grâces exceptionnelles. Ainsi très souvent elle “assista” au départ de l’âme de ceux qu’elle accompagnait et pour qui elle priait, et même de leurs dernières purifications, soit pendant qu’ils étaient encore sur la terre, durant leur agonie, soit pendant les instants qui précédaient leur entrée dans la gloire du Ciel.  Gertrude prononce rarement le mot de Purgatoire, mais ce qu’elle raconte y ressemble beaucoup.

Gertrude a donc souvent “vu”, d’abord le départ des âmes, puis “contemplé” leur attente avant d’entrer totalement dans le Cœur de Dieu. Mais cette attente n’est pas le fait de Dieu, mais des âmes elles-mêmes qui comprennent qu’elles doivent être totalement purifiées avant de pénétrer dans le Saint des saints, l’amour de Jésus.

Remarque sur les visions symboliques

Nous avons déjà dit que les visions de Gertrude étaient symboliques. Cela, Jésus lui-même lui en avait donné la raison: on ne peut pas exprimer avec des mots humains les choses du Ciel que les hommes ne connaissent pas. Il faut utiliser des symboles, des images. C’est ce que fit Gertrude quand par obéissance elle racontait ce qu’elle voyait et décrivait des scènes qui ne sont pas de la terre. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre les visions de Gertrude, mais les considérer comme des explications illustrées du monde de l’au-delà.

1-Gertrude et la mort dans le monastère

1-1-Après le décès de l’Abbesse Gertrude de Hackeborn[1], survint le décès d’une autre moniale.

1-1-1-Les souffrances de l’agonie

Nous nous souvenons que la petite Gertrude âgée de cinq ans fut confiée, en 1261 au monastère d’Helfta et remise à l’Abbesse, Gertrude de Hackeborn qui lui servit de maman. En 1291 cette chère abbesse mourait. Mais le chagrin de Gertrude d’Helfta ne s’arrêta pas là, puisque, raconte sa confidente, douze jours après le décès de notre très chère Abbesse Gertrude, de bienheureuse mémoire, mourut aussi une des filles qu'elle venait de quitter.

À une question de notre Gertrude, le Seigneur répondit:

 Tandis qu'on célébrait les funérailles de ma bien-aimée Gertrude [2], votre Abbesse, je trouvais mes délices dans la dévotion de la communauté, et je descendis pour paître parmi les lis. Celui-ci plut à mes yeux, je posai la main sur lui; je le tins onze jours entre mes doigts avant de le rompre. Les souffrances de la maladie le firent croître et développèrent son parfum en même temps que sa beauté; alors je le cueillis; maintenant je trouve en lui mes délices.

1-1-2-L’agonie et la mort d’une autre moniale

Maintenant la confidente de Gertrude d’Helfta rapporte ses paroles: ce qui se passa pendant une messe célébrée à l’intention de E., une autre défunte.

À l'élévation de l'hostie, comme celle-ci [3], avec l'affection d'une sœur, offrait pour la défunte toute la fidélité du Cœur de Jésus-Christ, elle la vit élevée à une dignité plus grande, comme si on l'eût transférée dans un état plus sublime, revêtue d'habits plus éclatants, et entourée d'anges plus élevés. Celle-ci eut la même vision chaque fois qu'elle fit la même offrande pour l'âme de E. Elle demanda au Seigneur comment il se faisait que cette même vierge, durant son agonie, avait témoigné une extrême frayeur par ses gestes et par l'accent de sa voix, elle reçut cette réponse:

 C'est mon infinie tendresse qui l'a permis: quelques jours auparavant, déjà malade, elle m'avait prié par ton intermédiaire de la recevoir après sa mort sans aucun délai, et sur ta promesse, elle y comptait pleinement. J'ai pris plaisir à récompenser sa confiance. Mais en ce temps de la jeunesse, on est rarement exempt de légères négligences, comme de se plaire en des choses qui n’ont guère d'utilité, etc. Les souffrances de la maladie devaient la purifier de ces taches; aussi, au moment de l'appeler à la gloire du ciel, ai-je voulu que ces douleurs supportées avec tant de patience lui donnassent sans retard la gloire éternelle. C'est pourquoi j'ai permis qu'elle fût effrayée par la vue du démon. Cette angoisse lui a tenu lieu de purgatoire, tandis que les souffrances qui l'avaient purifiée restaient pour elle comme un titre à la récompense du ciel.

Celle-ci [4] dit alors:

 Et pendant son effroi, où étiez-vous, ô espoir des désespérés?

Le Seigneur répondit:

 Je m'étais caché à sa gauche; mais dès qu'elle fut purifiée, je me présentai à elle, et je l'emmenai avec moi au repos et à la gloire éternelle.  (Livre 5 Ch. 2)

1-1-3-Mort d’une jeune fille du monastère

Peu après, mourut une jeune fille qui, dès son enfance, avait été spécialement dévote à la Mère de notre Sauveur.

À la messe, comme on chantait à l'Offertoire ces paroles: “Hostias ac preces”, le Seigneur parut lever sa main droite, un merveilleux rayon éclaira le ciel entier et s'arrêta sur cette âme qu'on voyait assise dans le sein du Seigneur. Tous les chœurs des saints approchèrent par ordre, ils déposèrent leurs mérites dans le sein du Seigneur pour suppléer à ceux que cette âme n'avait pas acquis. Celle-ci comprit que les saints agissaient de la sorte parce que cette jeune fille avait eu l'habitude de prier pour obtenir aux âmes des défunts l'application des mérites des saints comme supplément aux leurs; et bien que tous les habitants du ciel lui témoignassent une grande affection, les vierges lui donnèrent des marques spéciales de leur tendresse, comme à l'une d'entre elles.

Une autre fois, celle-ci pria encore pour l'âme de cette jeune fille; ses paroles furent brèves mais très puissantes: elles apparurent gravées sur la poitrine du Seigneur comme autant de fenêtres qui donnaient vue jusqu'à l'intérieur du Cœur de Jésus, Fils de Dieu.

Elle[5] entendit alors le Seigneur dire à l'âme:

 Regarde par tout le ciel; cherche si quelque saint possède un bien que tu désires, et puise ce bien dans mon Cœur même par ces ouvertures. Gertrude comprit que la même faveur se renouvellerait à chaque prière offerte pour cette âme.

Maintenant c’est la jeune fille qui va enseigner Gertrude, au grand étonnement de cette dernière.

Celle-ci demanda alors à la défunte de prier pour les âmes qui lui étaient confiées.

La défunte répondit:

 Je prie pour elles, mais je ne peux vouloir autre chose que ce que veut mon très aimé Seigneur. Celle-ci reprit:

 Alors il est donc inutile de s'appuyer sur ta prière?

 Non, elle leur sera avantageuse, car le Seigneur qui connaît leurs désirs, nous excite à prier à leurs intentions.

 Peux-tu intercéder spécialement pour tes amies plus intimes qui ne t'ont rien demandé?

 Le Seigneur lui-même, dans son amour, leur fait plus de bien à cause de nous.

 Prie au moins spécialement pour le prêtre, puisque maintenant il communie pour toi.

 II aura un double profit de cet acte: comme le Seigneur reçoit de lui, pour la verser en moi, une grâce de salut, ainsi moi, à mon tour, je renvoie ce bien vers le prêtre et j'y ajoute mon bien personnel; il en est donc de son profit spirituel comme de l'or qui paraît encore plus beau lorsqu'il est recouvert d'émaux variés.

Celle-ci ajouta:

 Je conclurais volontiers de tes paroles qu'il est plus avantageux de célébrer des messes pour les défunts que pour toute autre intention?

Elle répondit:

 En raison de la charité avec laquelle on aide les âmes, cette messe produit plus de fruits que si elle était célébrée seulement pour accomplir un devoir sacerdotal. Mais si un mouvement du cœur porte le prêtre vers Dieu, et qu'il célèbre sous cette impulsion, voilà qui est encore plus fructueux.

 Mais, dit celle-ci, où donc as-tu appris tant de choses, toi qui montrais ici-bas une intelligence si bornée?

L'âme élue répliqua:

 Je l'ai appris de Celui dont saint Augustin a dit: “Avoir vu Dieu une seule fois, c'est avoir tout appris.”

Au sein de cette gloire on voyait s'agenouiller devant elle des âmes délivrées par la surabondance des prières offertes à Dieu à son intention. Comme celle-ci lui demandait si la congrégation recevait quelques secours par les bienheureuses qu'elle avait déjà données au ciel, la jeune fille répondit:

 Elles vous procurent un grand secours, car le Seigneur multiplie ses bienfaits à votre égard à cause de chacune d'entre nous. (Livre 5 Ch. 3)

1-2-De la nécessité de prier pour les mourants et des enseignements précieux: une vision de Gertrude

1-2-1-L'âme de M.B. fut secourue par les suffranges de ses amis.

Pendant l'agonie de M B., de pieuse mémoire, celle-ci se recueillit en elle-même, et s'efforça, avec la grâce de Dieu, d'apercevoir ce qui se passait autour de la malade. Après un assez long temps, elle ne put voir autre chose, sinon que cette âme rencontrait un certain obstacle pour avoir éprouvé de temps à autre trop de satisfaction dans les choses extérieures, comme par exemple d'avoir un lit orné de draperies brodées d'or et de gracieuses arabesques.

On célébra la messe pour elle le jour même. À l'Elévation, celle-ci offrit l'hostie sainte pour l'âme de la défunte, et comprit, sans rien voir, que cette âme était présente. Mais elle voulut la chercher, et dit:

 Où est-elle donc, Seigneur?

II répondit:

 Elle vient à moi, tout éclatante de blancheur. 

Gertrude comprit que les prières offertes par les âmes charitables pour la défunte avant sa mort lui avaient été profitables et qu'elle s'était envolée directement vers le ciel. Quelques personnes, en effet, avaient eu la charité de prendre sur elles ses péchés afin de les expier, et par la grâce de Dieu, lui avaient aussi fait donation de leurs mérites. (Livre 5 Ch. 8)

1-2-2-La mort de Dame M. [6] chantre

Préparation à la mort de Dame M. chantre[7]

Lorsque Dame M. notre chantre très dévouée, riche de bonnes œuvres et toute pleine de Dieu, fut mortellement atteinte, environ un mois avant de mourir, elle voulut, selon sa dévote habitude, suivre l'exercice de préparation à la mort composé par celle-ci [8].

Le dimanche où, par la réception du Corps et du Sang de Jésus-Christ, elle avait confié sa dernière heure à la divine miséricorde, celle-ci priait pour elle, quand elle vit en esprit que le Seigneur avait attiré à lui, par sa vertu divine, l'âme de M., et ensuite l'avait renvoyée dans son corps pour prolonger encore un peu sa sainte vie. Elle dit donc au Seigneur:

 Pourquoi voulez-vous, ô Seigneur, qu'elle reste sur la terre?

 C'est, répondit-il, pour compléter ce que ma divine Providence s'est proposé d'opérer en elle. Dans ce but elle me servira de trois manières: c'est-à-dire elle m'offrira le repos de l'humilité, le festin de la patience et le jeu des diverses vertus. Par exemple, en tout ce qu'elle verra ou entendra touchant le prochain, elle s'estimera avec humilité au-dessous des autres, et je goûterai ainsi un repos vraiment délicieux dans son cœur et dans son  âme. Elle se montrera joyeuse au milieu des souffrances et des tribulations, embrassera la patience avec amour et supportera volontiers les choses pénibles; par là, elle me préparera une table somptueusement servie. Enfin, en pratiquant les diverses vertus, elle m'offrira un délassement propre à faire les délices de ma Divinité.

L'avant-dernier dimanche après la Pentecôte, Mechtilde communia pour la dernière fois. Celle-ci priait pour elle, lorsque le Seigneur lui inspira d'avertir son élue, pour qu'elle se préparât à recevoir le sacrement de l'Onction sainte, et de lui dire aussi de sa part qu'après la réception de ce sacrement salutaire, lui-même, gardien très diligent de ceux qu'il aime, la conserverait en son sein préservée de toute souillure, comme un  peintre garde le tableau qu'il vient d'achever et le met à l'abri de la poussière.

La mort de Dame M. l’amie très chère

L'heure joyeuse de son bienheureux passage approchait, heure où le Seigneur allait donner à son élue le très doux sommeil de l'éternel repos après les labeurs de la souffrance. Ce fut en la troisième férie, veille de sainte Elisabeth [9] 4, avant None, qu'elle entra en agonie. La communauté accourut avec dévotion afin d'accompagner par les prières accoutumées le départ de cette âme très aimée dans le Christ. Celle-ci plus ardente que ses sœurs, vit l'âme de la malade sous la forme d'une belle jeune fille qui se tenait debout devant le Seigneur, exhalant dans la blessure du Cœur sacré tout le souffle qu'elle avait aspiré. Pendant toute la journée de son agonie, elle ne dit rien d'autre que ces paroles: Jesu bone, Jesu bone! ô bon Jésus, montrant ainsi que Celui dont le nom revenait avec tant de douceur sur ses lèvres, au milieu des douleurs amères de la mort, habitait vraiment dans les profondeurs de son âme.

Après Complies, la malade parut pour la troisième fois en agonie. Celle-ci [10], ravie de nouveau en esprit, vit cette âme sous la forme d'une jeune fille pleine de grâce et de beauté; mais maintenant la jeune fille était ornée de nouvelles et riches parures qui figuraient ses longues douleurs. Elle se précipita avec ardeur au cou du Christ Jésus, son aimable Epoux, et le retenant dans ses bras, parut puiser dans les plaies du Seigneur des délices spéciales, semblable à une abeille qui recueille avidement le suc des fleurs. Comme on récitait le répons: “Ave Sponsa, Virginum regina, Rosa sine spina: Salut, Épouse, Reine des vierges, Rose sans épine”, la glorieuse Vierge s'avança et disposa davantage encore l'âme de la mou-rante à jouir des délices de la divine béatitude...

L'heure très désirée approchait, l’heure où l'épouse choisie du Christ Jésus, parfaitement disposée selon le bon plaisir de son Bien-Aimé, devait entrer dans la chambre nuptiale. Alors le Seigneur de majesté, inondé lui aussi de délices, l'enveloppa tout entière de la lumière de sa Divinité et entonna ce doux appel: “Viens, ô la bénie de mon Père, reçois le royaume qui t'a été préparé. Lève-toi, hâte-toi, ô mon amie.” II lui rappelait ainsi, et le don très précieux de son Cœur sacré, qu'il lui avait accordé quelques années auparavant comme gage de son amour en prononçant les mêmes paroles, et les consolations qu'il n'avait cessé de lui prodiguer depuis ce jour. La saluant avec tendresse, il dit :

 Où est mon gage ?

À ces mots, elle ouvrit son cœur des deux mains, et le  plaça en face du Cœur de son Bien-Aimé. Le Seigneur appliqua alors son Cœur très saint contre le cœur de son épouse, l'absorba tout entière en lui-même par la vertu de sa Divinité et l'unit heureusement à sa gloire. Puisse-t-elle, dans son bonheur, se souvenir des siens, et nous obtenir la grâce du divin Amour !

Celle-ci se sentit poussée à demander à M. de prier pour la correction des personnes qu'elle avait spécialement aimées. Elle répondit:

 Je vois déjà clairement dans la lumière de la vérité comment l'affection que j'ai pu avoir pour les âmes sur la terre, comparée à l'amour que leur porte le Cœur divin, est à peine comme une goutte d'eau en face de l'océan. Je vois aussi le but du Seigneur en permettant que les hommes gardent certains défauts: il veut leur fournir l'occasion de croître en humilité et d'augmenter leurs mérites par une lutte persévérante. Je ne puis donc, même un instant, vouloir autre chose que ce qu'a ordonné pour chacun la sagesse de mon Seigneur, et je me répands en actions de grâces et en louanges pour les décrets si admirables de sa divine bonté...

Le lendemain, à la première messe qui était: Requiem æternam, l'élue de Dieu parut placer des tuyaux d'or qui allaient depuis le Cœur du Seigneur jusque vers tous ceux qui avaient pour elle une dévotion particulière. Par ces tuyaux, ils devaient puiser dans le Cœur divin autant qu'ils le souhaitaient. À chacun d'eux s'adaptait un fil d'or par lequel ils attiraient à eux l'objet de leurs désirs, en disant ces paroles ou d'autres semblables:

 Par l'amour qui vous porta à combler de biens votre élue M. ou quelque autre de vos élus, comme aussi toutes les âmes qui n'ont pas mis d'obstacles à vos grâces; par l'amour qui vous portera encore à répandre vos biens sur la terre et dans les cieux, exaucez-moi, ô Jésus, au nom des mérites de M. et de tous vos saints”.

De telles paroles dites avec confiance inclinaient facilement la divine clémence à exaucer les prières. (Livre 5 Ch. 4)

1-3-La mort d’une sainte

Comme sœur M[11] d'heureuse mémoire, touchait à ses derniers moments,  celle-ci  priait  avec tout le convent[12]  et disait entre autres choses au Seigneur:

 Pourquoi, très aimant Seigneur, n'exaucez-vous pas les prières que nous  vous adressons pour elle?

Il répondit:

 Son esprit est si éloigné de toutes les choses  terrestres, que vous ne pouvez la consoler d'une manière humaine.

Celle-ci reprit:

 En vertu de quel jugement ?

Le Seigneur répondit :

 J'ai maintenant mon secret en elle, comme j'ai eu autrefois mon secret  avec elle.

Celle-ci, persistant à rechercher comment cette âme serait délivrée, le Seigneur dit:

 Mon invisible majesté l'attirera.

 Alors comment finira-t-elle?

 Ma vertu divine l'absorbera, dit le Seigneur, comme le soleil brûlant dessèche la goutte de rosée.

Et comme celle-ci demandait pourquoi il la laissait en proie au délire, le Seigneur répondit:

 Pour montrer que mon opération agit au dedans de l'âme plus qu'à la surface.

Elle  reprit:

 Votre grâce pourrait faire mieux comprendre en éclairant les cœurs.

Le Seigneur répondit:

 Et comment cette grâce agirait-elle sur ceux qui rarement ou jamais ne descendent dans les profondeurs de leur âme, où j'ai coutume d'infuser ma grâce?

Ensuite celle-ci pria le Seigneur afin qu'il daignât donner la grâce des miracles à la bienheureuse M. au moins après sa mort, pour la gloire de Dieu, comme témoignage en faveur de ses révélations...

Alors le Seigneur, tenant le livre [13] entre ses deux doigts, dit:

 Est-ce que sans armes je ne puis remporter une victoire?

Et il ajouta:

 Quand ce fut nécessaire, je soumis les peuples et les royaumes par des signes et des prodiges; aujourd'hui ceux qui ont expérimenté l'effu-sion de ma grâce peuvent facilement ajouter une foi prudente aux révélations; mais je ne puis souffrir les pervers qui contredisent ces écrits; au reste, je triompherai d'eux comme des autres. 

Celle-ci comprit alors avec quelle douce reconnaissance le Seigneur voit les âmes fidèles croire sans difficulté à l'abondante effusion de cette grâce qu'il répand sur les élus, non selon leurs mérites, mais selon la bonté infinie de son Cœur.

Pendant la récitation des suffrages, à l'antienne: “Ut te simus intuentes: Afin que nous puissions vous voir”, la Mère de Dieu, l'illustre Vierge sortie de race royale, apparut couverte d'un manteau de pourpre; elle s'inclina tendrement vers l'épouse de son Fils, lui prit la tête entre ses deux mains et la disposa de telle sorte que son souffle pût se diriger tout droit vers le Cœur divin.

Et tandis que l'on disait cette courte invocation: “Ave, Jesu Christe, Verbum Patris: Salut, ô Christ, Verbe du Père”, le Seigneur apparut transfiguré par une merveilleuse clarté, sa face divine aussi rayonnante que le soleil en son midi. A cette vue, celle-ci eut un transport d'admiration; mais revenant bientôt à elle-même, elle aperçut la rose brillante du ciel, la Vierge Mère, qui joyeuse de voir son Fils uni à cette nouvelle et si aimable épouse, le serrait entre ses bras et le baisait avec tendresse. Celle-ci comprit alors que l'union éternelle venait de s'accomplir pour la sœur M..

Son âme, vraiment altérée de Dieu, était introduite dans les celliers débordants du paradis, ou mieux encore, se trouvait plongée pour toujours dans l'abîme infini de la vraie Béatitude. (Livre 5 Ch. 7)

2-L’agonie et les Purifications

2-1-L’agonie

2-1-1-On peut expier ses fautes en restant vivant quelque temps avant de pouvoir mourir

Pendant qu'on donnait l'extrême-onction à Dame S.[14] l'ancienne, celle-ci récita pour elle cinq Pater, et à la fin, adressant sa prière à la plaie de Jésus-Christ, elle demanda au Seigneur de laver l'âme de la mourante dans l'eau de cette source bénie, et de l'orner de vertus par son précieux sang. Alors cette âme lui apparut comme une jeune fille couronnée d'une auréole: le Seigneur la tenait enlacée de son bras gauche, et il opérait en elle ce que la prière avait obtenu. Celle-ci comprit cependant que cette sœur devait attendre encore, et expier par la maladie une faute qu'elle avait commise contre l'obéissance, en communiquant avec une âme malade au delà de la permission. Or c'est ce qui arriva, car elle vécut encore cinq mois, éprouvant parfois de grandes souffrances; chacun put voir qu'elle expiait ainsi sa faute.

Au bout de cinq mois, la veille de la mort de Dame S., celle-ci vit le Seigneur assis, tout occupé à préparer dans son sein un siège commode et agréable pour la malade: il mettait ses soins à rendre ce siège très doux et d'une parfaite propreté. La mourante paraissait être à la gauche du Seigneur, couchée sur son lit (comme elle l'était en réalité), mais dans une sorte de nuage. Celle qui était favorisée de cette vision dit au Seigneur:

 Ô Seigneur, un si glorieux repos ne saurait convenir à une âme enveloppée encore d'un tel nuage. 

Le Seigneur répondit:

 Je veux la laisser là quelque temps, jusqu'à ce qu'elle puisse se présenter devant moi, parfaitement purifiée.

La malade passa donc ce jour et la nuit suivante en agonie. Le lendemain matin, celle-ci vit le Seigneur s'incliner avec bonté vers la mourante, qui de son côté semblait se soulever pour s'approcher de lui. Celle-ci dit alors:

 Mon Seigneur, venez-vous maintenant comme un tendre Père vers cette âme désolée? 

Et le Seigneur affirma, par un joyeux signe de tête, qu'il en était ainsi. (Livre 5 Ch. 6)

2-2-De légères purifications

2-2-1-La mort de deux jeunes sœurs

Deux jeunes filles nobles de naissance, mais plus nobles encore par le cœur, sœurs selon la chair, mais plus encore par l'âme et les vertus, après avoir passé le temps de leur enfance dans l'innocence et la pratique des vertus de la sainte Religion, furent appelées de ce monde aux noces célestes de l'Epoux immortel, tandis qu'elles étaient dans la ferveur du noviciat. La première mourut en la fête de la glorieuse Assomption de Marie, qui avait été le jour de ses épousailles, et l'autre la suivit trente jours après.

Après la mort de la première des deux sœurs. - Importance des taches sur une âme, même minimes

La première, morte si heureusement le jour de l'Assomption, apparut à celle-ci [15]. Elle était devant le trône de gloire du Seigneur Jésus, environnée de lumière et parée de divers ornements. Mais elle se tenait devant lui comme une épouse timide, essayant de détourner son visage et n'osant lever ni même ouvrir les yeux devant la gloire d'une si grande majesté. Celle-ci, excitée par son pieux zèle, dit au Seigneur:

 Ô Dieu de bonté, pourquoi laissez-vous votre petite fille se tenir devant vous comme une étrangère, et ne la recevez-vous pas dans vos doux embrassements?

Ces paroles semblèrent fléchir la tendresse du Seigneur, et il avança le bras vers cette âme comme pour l'embrasser. Mais elle, par une sorte de respectueuse délicatesse, semblait toujours vouloir se dérober aux étreintes du Seigneur. Celle-ci s'en montra fort étonnée et dit à l'âme:

 Pour quelle raison vous dérobez-vous aux embrassements d'un si aimable Époux? 

Elle répondit:

 Quelques taches dont je ne suis pas encore purifiée m'en rendent indigne; et même si je pouvais m'avancer librement vers Dieu, la justice me forcerait à m'y refuser, tant que je me vois encore incapable d'être unie à mon glorieux Seigneur.

Celle-ci reprit:

 Comment peut-il en être ainsi puisque je vous vois déjà comme glorifiée et admise en la présence du Seigneur ?

L'âme répondit :

 Bien que toute créature soit présente à Dieu, chaque âme cependant paraît s'approcher de lui davantage, à mesure qu'elle avance dans la charité. Mais cette béatitude dont l'âme jouit comme d'une pleine récompense dans la possession et la vision de la Divinité, nul, s'il n'est entièrement purifié, ne peut la recevoir et entrer dans la joie de son Seigneur.

Après la mort de la deuxième sœur: quelques aspects des purifications

Un mois après, lorsque sa sœur E. d'heureuse mémoire, fut à l'agonie, celle-ci pria longtemps pour elle; et quelques instants après sa mort, elle la vit dans un endroit lumineux, parée de vêtements rouges et semblable à une jeune vierge qu'on allait présenter à son Époux. Le Seigneur apparut auprès d'elle sous la figure d'un jeune homme plein de force et de beauté. Par ses cinq plaies il réjouissait les cinq sens de l'âme, en leur faisant goûter les délices de ses consolations et de ses caresses. Celle à qui ces choses étaient révélées dit au Seigneur:

 Ô Dieu de consolation, puisque vous êtes auprès de cette âme et lui prodiguez tant de joies, pourquoi la tristesse de son visage trahit-elle une souffrance intérieure ?

Le Seigneur répondit :

 En me montrant à elle, je lui fais seulement goûter les délices de mon Humanité, ce qui ne peut la consoler, mais seulement la récompenser de l'amour qu'elle a eu à ses derniers moments pour les souffrances de ma Passion. Lorsqu'elle aura été purifiée des négligences de sa vie passée, alors elle sera pleinement réjouie par la présence de ma Divinité.

Celle-ci insista :

 Comment, dit-elle, les négligences de sa vie passée n'ont-elles pas été toutes suffisamment réparées par la dévotion qu'elle a montrée à sa dernière heure, puisqu'il est écrit que l'homme sera jugé tel qu'il sera trouvé à la fin de sa vie?

Le Seigneur répondit :

 Quand l'homme arrive à la fin de sa vie et que les forces physiques l'abandonnent, il ne peut plus agir que par la volonté. Si ma bonté toute gratuite lui donne alors la bonne volonté et le désir, il en retire un bien réel, mais pas au point d'effacer ses négligences passées, comme s'il avait usé de sa volonté pour réformer sa vie, lorsqu'il était encore dans la plénitude de sa santé et de ses forces.

Celle-ci reprit:

 Est-ce que votre tendre miséricorde ne pourrait pas maintenant effacer les négligences de cette âme à qui vous aviez donné dès son enfance un cœur affectueux et de la bonté pour tout le monde?

Le Seigneur répondit:

 Je récompenserai la tendresse de son cœur et la générosité de sa volonté; mais ma justice exige que les moindres taches de négligence soient effacées.

Ensuite il caressa tendrement la jeune fille, et ajouta:

 Et mon épouse acquiesce volontiers aux exigences de ma justice; car lorsqu'elle aura été purifiée, la gloire de ma Divinité suffira bien à la con-soler!

L'âme témoigna son assentiment à ces paroles; et tandis que le Seigneur semblait se retirer dans les profondeurs du ciel, elle demeura seule au même endroit, et parut s'efforcer de s'élever plus haut. C'est en demeurant seule qu'elle expiait certaines légèretés d'enfant qui parfois lui avaient fait goûter trop de plaisir dans la compagnie des hommes; et les efforts qu'elle faisait pour monter la purifiaient de s'être laissé aller à la paresse dans certains malaises corporels.

L'âme, par la vertu de cette offrande, était soulevée vers la gloire et goûtait des joies inestimables. Elle dit alors:

 J'expérimente maintenant la vérité de ces paroles: il n'y a aucun bien dans l'homme qui ne doive être récompensé, aucune faute qui ne doive être expiée soit avant, soit après le mort. En effet, pour avoir aimé à recevoir la communion, je trouve un grand soulagement dans l'offrande du sacrement de l'autel qui est faite pour moi; et pour avoir été bonne envers tous, je retire une grande consolation des prières qui sont adressées à Dieu en ma faveur. Cependant, chacune de ces dispositions me vaudra encore une récompense éternelle dans le ciel.

Ainsi cette âme paraissait s'élever peu à peu vers le paradis, portée par les prières de l'Église. Elle savait qu'au terme fixé le Seigneur viendrait à sa rencontre dans la multitude de ses miséricordes, pour lui donner la couronne royale et la conduire aux joies éternelles. (Livre 5 Ch. 5)

2-2-2-Deux légères purifications pour les âmes de G. et de S. que le Seigneur combla vite de ses grâces.

Importance de la dernière confession

Au témoignage de l'Écriture, chacun sera puni par où il a péché, et chacun sera récompensé selon qu'il aura bien agi ou bien souffert; ajoutons donc ce qui suit pour le profit du lecteur.

Il y eut deux sœurs malades en  même temps: l'une parut si évidemment atteinte de phtisie qu'on l'entoura, comme il convenait, des soins les plus délicats. L'autre, dont la maladie n'était pas définie, et qui ne semblait pas aussi gravement atteinte, ne fut pas soignée avec la même recherche. Mais comme les hommes se trompent souvent dans leurs jugements, la sœur dont on espérait la guérison succomba, plus d'un mois avant l'autre. Lorsqu’arriva le terme de sa vie, elle était sanctifiée par sa grande patience et sa ferveur, mais non complètement purifiée: aussi l'infinie tendresse de notre très aimant Seigneur, qui ne pouvait souffrir l'ombre de la moindre tache dans une épouse qui lui était si chère, voulut la purifier du peu de zèle qu'elle avait eu parfois pour la confession. En effet, ne se sentant la conscience chargée d'aucune faute grave, elle avait négligé de se faire absoudre par le prêtre de cette poussière des fautes vénielles dont la vie humaine ne saurait être exempte; parfois même elle avait feint de dormir quand le prêtre arrivait afin de ne pas lui parler. Voici comment, à l'heure où elle devait entrer avec joie et allégresse dans la chambre du céleste Époux, ce fidèle Ami des âmes la purifia de cette tache: à peine eut-elle réclamé anxieusement le confesseur qu'elle perdit la parole; la crainte qu'elle ressentit de devoir expier après la mort ce qu'elle n'avait pas effacé par la confession, suffit à purifier son âme.

Alors, toute belle et immaculée, cette bien-aimée du céleste Epoux sortit de la prison de la chair pour entrer avec une gloire incomparable dans le palais céleste.

Une dernière purification

Un mois après, l'autre sœur mourut aussi, et elle apparut merveilleuse de beauté, dès le lendemain de sa mort: cette beauté lui convenait bien, car durant toute sa vie elle avait été d'une très innocente simplicité, fervente et zélée pour l'observance de la Règle. Il lui restait cependant une tache à laver parce que, pendant sa maladie, comme nous l'avons fait pres-sentir, elle avait pris quelque plaisir dans des choses dont elle n'avait pas besoin, telles que les petits présents et les consolations de ses sœurs.

Voici comment elle fut purifiée: elle semblait se tenir debout contre la porte, tournée vers le trône du Roi de gloire, qui se manifestait dans son incomparable beauté, doux et aimable au delà de toute expression. De loin il attirait l'âme, à tel point qu'elle semblait défaillir dans son désir d'aller vers lui; mais elle n'y pouvait parvenir parce qu'elle était retenue au seuil comme par des clous qui auraient attaché ses vêtements; ils figuraient les légères attaches qu'elle avait conservées pendant sa maladie. Après que la personne favorisée de cette vision eut prié pour elle, émue de compassion, la clémence divine daigna enlever cet obstacle.

Mais celle-ci[16] voulut interroger le Seigneur et dit:

 Comme cette âme a parmi nous des amis qui sont entrés dans votre intimité, je m'étonne que ce soit par mes prières seulement que vous l'ayez délivrée; car ses amis ont certainement prié pour elle et ils espèrent bien que votre bonté les a exaucés.

Le Seigneur répondit:

 J'ai vraiment entendu les prières qu'ils m'adressaient pour cette âme, et dans ma bonté j'ai même dépassé leurs espérances en lui faisant plus de bien qu'ils n'auraient pu le croire, même s’ils l'avaient vue monter du purgatoire au Ciel. Toutefois je ne leur ai pas montré cet obstacle que j'ai voulu enlever à ta demande; c'est pourquoi ils n'ont pas prié pour elle de la même manière que toi.

Celle-ci dit:

 Comment se fera ce que vous avez affirmé vous-même, en disant que vous vouliez donner à cette âme autant de bien qu'à celle qui l'a précédée dans la mort? Car la première vous a servi plus longtemps dans la religion, elle a eu plus de vertus, enfin elle est montée vers vous sans rencontrer d'obstacles et dans une gloire plus grande?

 Ma justice ne change pas, dit le Seigneur, en ce sens que chacun reçoit la récompense due à son labeur, et jamais celui qui a mérité moins ne recevra plus que celui qui a mérité davantage. Mais il peut arriver que certaines circonstances augmentent le prix des actes; par exemple une intention plus droite, une lutte plus forte, une charité plus ardente. De plus, ma bonté ajoute toujours quelque chose à la récompense due à chacun; parfois aussi les prières des fidèles ou d'autres circonstances méritoires ont leur influence. C'est d'après cette règle que j'ai égalé l'une à l'autre, en les rémunérant chacune selon leur mérite. (Livre 5 Ch. 9)

2-3-Il faut faire connaître les bienfaits de Dieu

Un peu plus tard, l'âme d’une autre défunte, qui mourut pleine de ferveur, dit à Gertrude, le jour de sa sépulture:

 Désires-tu en connaître plus au sujet de ma récompense?

Sans attendre de réponse elle continua:

 L’arche céleste où habite corporellement toute la plénitude de la Divinité, à savoir le très doux Cœur de Jésus notre Epoux, m'est pleinement ouverte, à la réserve d'un endroit secret où je n'ai pas mérité de pénétrer. Ce qui est caché là est réservé à ceux qui sur la terre ont tellement aimé Dieu qu'ils ont volontiers fait connaître les biens qu'ils avaient reçus afin que le Seigneur soit glorifié davantage. Moi je n'ai pas eu cette charité, mais je jouissais seule, avec mon Bien-Aimé tout seul, des dons qu'il me faisait, aussi ne puis-je pénétrer dans ce trésor caché.

Celle-ci dit alors à l'âme:

 Lorsque tes amis et les miens m'interrogeront sur ce que j'ai connu de tes mérites, que leur répondrai-je, puisque la parole ne peut exprimer ce que j'ai ressenti?

L'âme répondit:

 Si tu avais respiré le parfum d'un grand nombre de fleurs, que pourrais-tu dire ensuite, si ce n'est que tu as joui et grandement joui de l'odeur de chacune? De même, après avoir reçu une faible idée de ma gloire dans le ciel, tu n'en pourras dire autre chose, sinon que pour chacune de mes pensées, de mes paroles et de mes actions, le très doux et très fidèle Ami des âmes m'a accordé une belle et excellente récompense, infiniment supérieure à mon mérite. (Livre 5 Ch. 10)

3-Le Purgatoire et la prière pour les morts

3-1-Comment l’âme du Frère H.[17]  fut récompensée à cause de sa fidélité

Gertrude priait pour l'âme d'un certain convers récemment décédé. Comme elle demandait au Seigneur où il se trouvait, le Seigneur répondit:

 Le voici. À cause des ferventes prières qui ont été faites pour lui, nous l'avons appelé pour qu'il prenne part à notre banquet. 

Et le Seigneur apparut comme un père de famille, assis à une table sur laquelle étaient servies toutes les offrandes et les prières faites pour cette âme. Ce frère assis à l'extrémité de la table avait une contenance morne et abattue, car il n'était pas encore assez purifié pour mériter d'être consolé par la douce contemplation de la face divine. Parfois cependant il retrouvait un peu de sérénité, c'est lorsqu'il était réconforté par une sorte de fumet très agréable, pareil à celui d'une table bien servie, et qui s'échappait des oblations placées sur la table du Père de famille. Celle-ci comprit quel déficit il y avait pour cette âme à recevoir l'effet des oblations comme provenant des tables du banquet, et non comme lorsqu'il vient droit du Seigneur, quand il a déjà agréé les oblations et les verse dans les âmes béatifiées avec une joie plénière. Celle qui priait pour cette âme, la voyant demeurer en cet état, lui fit cette question:

 Pour quelle faute souffrez-vous le plus maintenant?

L'âme répondit :

 Pour l'attache à ma volonté propre et à mes idées personnelles; car même en faisant le bien, je préférais suivre ma volonté, plutôt que les conseils du prochain Pour cette faute, mon âme souffre en ce moment une peine si grande, que toutes les douleurs de la terre réunies n'égaleraient pas ma souffrance. 

Celle-ci dit encore:

 Comment pourrait-on vous soulager?

 Si quelqu'un, à la pensée que je souffre pour cette faute, évitait de la commettre, celui-là me procurerait un grand soulagement.

 En attendant, qu'est-ce qui vous console le plus?

 La fidélité, car c'est la vertu que j'ai le mieux pratiquée sur la terre, et la prière que mes fidèles amis adressent à Dieu pour moi m'apporte à chaque instant le soulagement que procure une bonne nouvelle. Ces joies je les ai méritées parce que, en vous servant avec la fidélité qui m'a valu votre affection, j'avais l'intention de plaire à Dieu seul.

Plus tard, comme celle-ci, en priant encore pour cette âme, était arrivée à ces paroles de l'oraison dominicale: “Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés”, elle le vit manifester de l'angoisse, ce qui l'étonna beaucoup. Elle lui en demanda la raison, et reçut cette réponse:

 Lorsque j'étais dans le monde, j'ai beaucoup péché en ne pardonnant pas facilement à ceux qui m'avaient offensé; je leur montrais longtemps un visage sévère, c’est pourquoi je souffre une honte intolérable et une terrible angoisse, lorsque j'entends ces paroles du Pater.

Celle-ci lui ayant demandé combien de temps durerait cette peine, l'âme lui répondit:

 Lorsque ma faute aura été effacée par l'ardente charité qui vous excite à prier pour moi, j'éprouverai en entendant ces paroles une immense gratitude envers la miséricorde de Dieu qui m'aura pardonné.

Comme on offrait à la messe le Corps du Christ pour l'âme de ce frère, il apparut réjoui et glorifié. Celle-ci dit alors au Seigneur:

 A-t-il suffisamment souffert pour acquitter sa dette?

Le Seigneur répondit:

 II a plus souffert qu'on ne pourrait le supposer, même si on le voyait sortir des feux de l'enfer pour monter vers le ciel; mais il n'est pas assez purifié pour jouir de ma présence. Sa consolation et son soulagement vont cependant toujours croissant à mesure que l'on prie pour lui.

Le Seigneur ajouta :

 Vos prières ne peuvent le secourir aussi promptement que s'il ne s'était pas montré dur et inflexible, refusant de soumettre sa volonté à celle du prochain, lorsque celle-ci n'était pas conforme à la sienne. (Livre 5 Ch. 12)

3-2-L’âme du Frère Jean[18] sera récompensée à cause des ses nombreux travaux

Bien qu'il soit juste qu'à la sortie du corps, les âmes achèvent d'expier les fautes commises ici-bas, et ne reçoivent qu'ensuite la récompense de leurs bonnes œuvres, la miséricorde de Dieu révéla à l'occasion de cette mort, comme en tant d'autres cas, l'excès de sa bonté. Lorsque mourut frère Jean, proviseur du monastère, qui pendant de longues années avait servi la Congrégation avec grand labeur, tous ses travaux parurent symbolisés par une échelle. L'âme, sortie de son corps, devait se purifier encore de quelques négligences, en gravissant cette échelle degré par degré: ses peines diminueraient à mesure qu'elle monterait plus haut.

Mais comme il est difficile d'éviter toute négligence lorsque les soucis abondent, et que la plus petite négligence doit être expiée, l'âme en faisant son ascension avait à peine monté quelques degrés, qu'elle se mit à trembler, comme si l'échelon, ébranlé par son poids, eût risqué de se rompre. Celle-ci comprit que l'échelon branlant figurait une certaine imperfection dans les actes, et que l'âme en avait été purifiée par cette émotion de terreur. Lorsqu'un membre de la communauté adressait une prière à Dieu pour cette âme, c'était comme s'il lui eût tendu la main pour l'aider à monter plus haut. Celle-ci apprit alors que le Seigneur, dans sa bonté, avait conféré à la congrégation ce privilège particulier: tous ceux qui auraient travaillé pour elle[19], recevraient de grandes consolations à la sortie de leurs corps, même s'ils devaient souffrir les peines du purgatoire. Ce privilège serait irrévocable tant que la communauté resterait fidèle à sa Règle. (Livre 5 Ch. 13)

3-3-L’âme de Frère The. rend grâce pour les bienfaits reçus

Pendant que celle-ci était retenue malade sur sa couche, on lui annonça la mort de frère Thé. un de nos convers, fidèle serviteur du monastère pendant plusieurs années. Aussitôt, tournée vers le Seigneur, elle pria avec ferveur. Elle vit alors l'âme de ce frère toute noire, souillée et torturée par les cuisants remords de sa conscience. Profondément émue à la vue de ces souffrances, elle voulut soulager le défunt et récita pour lui cinq Pater en l'honneur des cinq plaies du Seigneur qu'elle baisa avec amour. Après le cinquième Pater, pendant qu’elle baisait la plaie du très saint côté du Christ, elle vit une certaine vapeur s'échapper du sang et de l'eau sortis de cette plaie sacrée. Elle comprit que l'âme pour laquelle on priait avait éprouvé un grand soulagement intérieur au contact de cette émanation vivifiante, mais qu'elle souffrait encore beaucoup de certaines blessures extérieures, quoique la vertu du sang et de l'eau eût suffi à la transporter dans un jardin où des plantes variées représentaient les œuvres qu'elle avait accomplies dans le siècle.

Après les funérailles on chanta selon la coutume: Media vita in morte...À ces paroles : “Sancte Deus, sancte fortis, sancte et misericors” le convent se prosterna jusqu'à terre; le défunt parut alors lever les yeux et les mains vers le ciel, avec reconnaissance, puis fléchir les genoux en même temps que la communauté et chanter les louanges du Dieu qui l'avait amené en ce monastère où, en récompense de son travail, il avait obtenu un si grand soulagement par les mérites et les prières de celles qu'il avait servies. (Livre 5 Ch. 14)

3-4-L’âme du Frère F. retire un grand profit d’une fervente prière

Comme elle priait pour l'âme de frère F. un de nos convers récemment décédé, elle vit cette âme sous la forme d'un crapaud hideux, brûlé intérieurement d'une façon horrible, et tourmenté de diverses peines à cause de ses péchés. Il semblait avoir sous le bras un mal caché qui le faisait terriblement souffrir et pour ajouter à ses tourments, un poids énorme le tenait courbé jusqu'à terre, si bas qu'il ne pouvait se relever.

Celle-ci comprit qu’il apparaissait sous la forme d'un affreux crapaud, parce qu'il avait négligé d'élever son esprit vers les choses divines, pendant sa vie religieuse. Il brûlait et souffrait divers tourments pour ses fautes. Quant à la douleur cachée qu'il ressentait sous le bras, elle vit qu'il l'avait méritée pour avoir travaillé plus qu'il ne le devait, sans la permission de son supérieur, à acquérir des biens temporels, et pour avoir même parfois caché son gain. Par le poids qui l'accablait si lourdement, il expiait sa désobéissance. (Livre 5 Ch. 15)

3-5-Une âme fut soulagée par les suffrages de l’Église à la prière de Gertrude

Comme on annonçait à une personne la mort d'un membre de sa famille et qu'elle en concevait beaucoup de peine, celle-ci[20]  fut touchée de compassion, et priant avec ferveur pour l'âme du défunt, elle comprit pourquoi la Providence avait permis que l'annonce de cette mort arrivât en sa présence. Mais elle dit au Seigneur:

 Vous eussiez bien pu me faire la grâce de prier pour cette âme, ô Seigneur, sans me donner une telle émotion!

 II me plaît singulièrement, répondit-il, que l'homme tourne vers moi ses émotions naturelles aussi bien que sa bonne volonté; son action est ainsi complète.

Lorsque celle-ci eut prié longtemps pour le défunt, son âme lui apparut sous la forme d'un crapaud noir comme un charbon, qui se tordait sous l'effort des tourments. On ne voyait pas là de bourreaux, mais cette âme était torturée intérieurement dans chacun des membres qui lui avait servi à commettre le péché.

Or celle-ci, prodiguant à son Bien-Aimé les témoignages de sa tendresse, lui dit entre autres choses:

 Ô mon Seigneur, voudriez-vous à cause de moi avoir pitié de cette âme?

Le Seigneur lui répondit aimablement:

 Pour ton amour j'aurai pitié non seulement de cette âme, mais d'un million d'autres encore.

Il ajouta:

 Comment désires-tu que je fasse éclater ma miséricorde envers elle? Veux-tu que je lui remette toutes ses fautes et que je la délivre de ses tourments?

Elle répondit:

 Une si grande miséricorde ne conviendrait peut-être pas à votre justice!

 Elle lui conviendrait très bien, dit le Seigneur, si tu savais seulement me le demander avec confiance, car moi qui étant Dieu connais l'avenir, j'ai inspiré à cette âme certains désirs pendant son agonie pour la préparer à cette faveur.

Elle dit alors:

 Ô salut de mon âme, exécutez ce que votre miséricorde a préparé! Par un effet de votre grâce, j'attends avec confiance les faveurs de votre bonté.

À peine avait-elle dit ces paroles, que l'âme du défunt se leva, et parut avoir repris la forme humaine: l'horrible noirceur avait disparu, la peau était blanche, quoiqu'elle restât encore souillée, et l'âme rendait grâces avec une grande joie comme si elle eût été délivrée de toutes ses peines.

Celle-ci rendit grâces et interrogea le Seigneur:

 Veuillez, dit-elle, me faire connaître, ô très aimant Seigneur, par quels travaux et quelles prières on peut obtenir qu'une âme soit délivrée de ce poids de péchés qui met obstacle aux prières de l'Église. Je voyais que cette âme était aussi joyeuse, après avoir déposé seulement ce fardeau, que si elle avait passé du fond des enfers à la gloire du ciel; et maintenant je voudrais la voir profiter des suffrages de l'Église afin qu'elle arrive à jouir d'un bonheur sans fin.

Le Seigneur répondit:

 Aucune prière, aucun acte ne peut procurer ce secours à une âme; seule la force de l'amour qui tout à l'heure embrasait ton cœur a pu obtenir cette faveur. Et comme aucun homme ne possède l'amour si je ne lui en fais don, de même un tel secours ne peut être accordé à une âme après la mort, que si elle a coopéré pendant sa vie à une grâce spéciale. Mais apprends qu'une telle peine peut être soulagée à la longue par les prières et les souffrances assidues d'amis dévoués. Les fidèles délivreront une âme plus ou moins vite, selon qu'ils prieront avec plus ou moins de ferveur, et aussi selon que chacun aura acquis plus ou moins de mérites pendant sa vie. (Livre 5 Ch. 16)


[1] Gertrude de  Hackeborn, sœur de sainte Mechtilde, seconde abbesse du monastère fondé pur Burchard de Mansfeld.
[2] de Hackeborn.
[3] Nous rappelons que cette expression désigne toujours Gertrude d’Helfta.
[4] Gertrude d’Helfta.
[5]  id.
[6] Il s’agit très probablement de sainte Mechtilde.
[7]  Sainte Mechtilde, dont les révélations forment le Livre de  la grâce spéciale. (Livre 1).
[8] C'est l'exercice: Prœparatio ad mortem, le septième du Livre des Exercices de sainte Gertrude, traduits par Dom Guéranger. Il est aussi fait mention de ce même exercice au chapitre 27 de ce Livre V.
[9] C'est en l'année 1298 que nous voyons la veille de la fête de sainte Elisabeth, le 18 novembre, tomber un mardi, dans la semaine qui suit le Dimanche Si iniquitates, alors avant-dernier des dimanches après la Pentecôte.
[10] Gertrude.
[11] C'est la sœur Mechtilde, d'abord béguine à Magdebourg, puis moniale à Helfta où elle mourut. Elle est l'auteur du livre remarquable: Lux fluens divinitatis. Il ne faut pas la confondre avec sainte Mechtilde de Hackeborn.
[12] Les religieuses du monastère.
[13] Le livre qui renfermait les révélations de la sœur Mechtilde.
[14] Il s’agit peut-être de Sophie, fille d’Hermann de Mansfeld, lequel avait épousé Gertrude, fille aînée de Burchard, le fondateur.
[15] Gertrude.
[16] Toujours Gertrude d’Helfta.
[17] Frère H. était l’un des frères convers employés à divers services ou travaux pour le monastère d'Helfta et qui étaient soumis à l'Abbesse.
[18]  Ce frère Jean parait avoir exercé une charge importante dans le monastère comme préposé aux affaires temporelles.
[19]Gertrude.
[20] Il s’agit toujours de Gertrude d’Helfta.

    

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