ONZIÈME
CONSIDÉRATION
MOYENS POUR ACQUÉRIR
LA PERFECTION
I - Il la faut
vouloir.
Les livres spirituels
en fournissent une grande quantité, et cependant on peut dire que
tout consiste à la vouloir. Il n'y a rien de difficile à une bonne
volonté, aidée de la grâce de Dieu. Nous ne pouvons pas dire qu'elle
nous manque, puisque 'le Fils de Dieu veut que nous soyons parfaits
comme son Père, et que nous ne le pouvons être sans son secours.
II - Qui sont ceux
qui le veulent.
L’inclination au bien
ne rend pas l'homme juste, comme l'inclination au mal ne le rend pas
méchant. Pour être bon, il faut vouloir le bien, et nous le voulons
autant que nous le faisons. Si vous voulez être parfait, vous
éviterez ce qui vous éloigne de la vertu, et vous embrasserez ce qui
vous y conduit. Si vous ne faites rien, vous ne voulez rien. Vous
pouvez avoir de la complaisance pour la perfection sans avoir la
volonté de l'acquérir.
III - Nécessité d'un
Directeur.
Un homme sage ne
s'engage point dans une forêt pleine de détours et de labyrinthes
sans avoir un bon guide. Un marchand discret ne monte point sur mer
sans avoir un bon pilote. Si vous n'avez un bon directeur, vous
n'irez pas bien loin sans vous égarer et sans faire naufrage. Dieu
ne gouverne pas les hommes par des révélations particulières. La
discrétion des esprits, si nécessaire à la vie spirituelle, est une
grâce gratuite qui nous est donnée pour les autres, et non pas pour
nous-mêmes. Le chemin du paradis est étroit et difficile à trouver,
il est assiégé de voleurs et bordé de précipices ; qui osera s'y
engager sans avoir un conducteur ? Malheur à celui qui est seul, car
s'il tombe, dit le Sage, qui le relèvera ? S’il s'égare, qui le
redressera ? S’il est malade, qui le guérira ? S’il est attaqué, qui
le défendra ? Choisissez donc un habile directeur, et lui obéissez
fidèlement.
IV - Il faut
connaître son imperfection.
Il y en a qui
voudraient être parfaits en un jour. Tandis
que nous aurons des ennemis, il les faudra combattre ; or nous en
aurons jusqu'à la mort. La perfection ne consiste presque qu'à
connaître son imperfection et à s'en humilier devant Dieu. Je crains
ces parfaits qui s'imaginent l'être, et qui ont de la complaisance
pour leurs vertus. Pour moi, je suis du sentiment de saint Bernard,
que tout manque à celui qui ne croit manquer de rien. Dans la vie
spirituelle, un homme est bien malade qui se croit sain, et bien
vicieux qui se croit sans vices, parce qu'il a de l'orgueil, qui les
traie tous avec soi.
V - Être fidèle dans
les petites choses.
Le grand dépend du
petit, et le petit conduit au grand. Vous ferez de grands progrès en
la vertu si vous êtes fidèle dans les petites choses. Celui qui est
infidèle dans les petites, dit Notre-Seigneur, le sera dans les
grandes. Quelle excuse aurez-vous de n'être point parfait, puisque
Dieu ne vous demande que ce qui vous est facile et ce qui dépend de
vous ? Faites ce que vous pouvez, et Dieu fera ce que vous ne pouvez
pas. Faites les choses faciles, et Dieu fera les choses difficiles.
Si vous méprisez les petits péchés, vous tomberez infailliblement
dans les grands.
VI - Se tenir en la
présence de Dieu.
Marche devant
moi, dit Dieu à Abraham, et sois parfait
. Vous serez parfait quand vous marcherez devant Dieu, et que vous
vous tiendrez toujours en sa présence. Dieu est au fond de votre âme
; vous le trouverez quand vous entrerez chez vous ; vous le perdrez
quand vous en sortirez. Il se plaît dans la solitude et dans le
silence. Ce sont les créatures qui vous le dérobent ; fuyez-les et
vous le posséderez en assurance. Où êtes-vous quand vous n'êtes
point avec Dieu ? Que cherchez-vous, ayant Dieu chez vous ? Heureuse
l'âme qui porte tout son bien avec soi, et qui ne cherche rien hors
de soi, qui voit Dieu en tout et qui voit tout en Dieu.
VII - Ne se point
répandre au dehors.
Pour empêcher l'âme de
sortir, il lui faut fermer les portes des sens. Veillez sur vos yeux
et sur vos oreilles, c'est par là qu'elle s'échappe. Vous êtes
autant distrait que vous attirez les choses, et que vous vous
répandez au dehors. Mettez des gardes à toutes les portes de votre
âme, et ne laissez rien entrer que vous ne sachiez d'où il vient et
où il va.
VIII - S'adonner à
l'oraison.
Si vous n'êtes homme
d'oraison, vous n'arriverez jamais à la perfection. Comment
serez-vous parfait si vous n'aimez Dieu ? Comment l'aimerez-vous si
vous ne le connaissez ? Comment le connaîtrez-vous si vous ne le
considérez ? Or, c'est dans la méditation que l'âme s'instruit des
perfections de Dieu ; c'est là qu'elle découvre sa beauté, qu'elle
reconnaît ses bienfaits, qu'elle reçoit ses caresses, qu'elle
s'embrase de son amour.
IX - Mortifier son
corps et ses passions.
Pour faire une
bonne oraison, il n'y a qu'à faire une bonne mortification. Pour
allumer ce feu dans son coeur, il y faut mettre le bois de la croix.
Jamais votre esprit ne sera plus fort que lorsque votre corps sera
faible. Jamais votre esprit ne sera plus faible que lorsque votre
corps sera fort
.
Gardez des mesures dans vos pénitences, et ne faites rien que par
les ordres de vos supérieurs.
X - Penser à la
mort.
Il ne faudrait que deux
choses pour être bientôt parfait : l'une, de croire que c'est
aujourd'hui que vous commencez à servir Dieu ; l'autre, que c'est le
dernier jour que vous le servirez. Si vous alliez mourir, comment
feriez-vous cette action ? Faites-les toutes de la sorte et vous
aurez atteint la perfection.
XI - Ne s'attacher à
rien.
Tenez pour perdu tout
ce qui se peut perdre. Ne vous attachez à rien dont la perte puisse
vous affliger ; n'aimez rien qui soit au-dessous de Dieu ; n'estimez
rien que ce qui conduit à Dieu. Tout notre mal en cette vie, c'est
que nous méprisons ce qu'il faut estimer, et nous estimons ce qu'il
faut mépriser.
XII - Se détacher de
tout.
Puisqu'une chose est
parfaite quand elle est unie à son principe, la perfection de
l'homme consiste à s'unir à Dieu. Jamais vous ne lui serez uni que
vous ne soyez détaché de tout. Faites un pas au delà des créatures,
et vous trouverez le Créateur. Quittez les choses visibles, et vous
trouverez l'invisible. Passez au delà des temps, et vous entrerez
dans l'éternité. Détachez-vous de ce qui n'est point Dieu, et vous
vous trouverez uni à Dieu.
XIII - Corriger ses
vices.
La perfection ne
consiste pas tant à se remplir qu'à se vider ; à faire le bien qu'à
éviter le mal. Dieu a plus d'inclination à se communiquer que le
soleil n'en a à éclairer, et l'air à remplir le vide. 'Ouvrez les
portes de votre coeur, et Dieu y entrera aussitôt. Corrigez vos
vices, et Dieu vous sanctifiera.
XIV - Vivre sans
choix.
Ne tenir à rien, être
prêt à tout, vivre sans choix et sans désir, c'est la marque d'une
âme parfaite et qui s'est abandonnée à Dieu. Gardez votre liberté,
ne vous rendez esclave d'aucune créature. Ne vous donnez point à de
mauvais maîtres. Vous n'en sauriez avoir de pires que vos passions ;
quand vous ne serez plus sous leur domination, vous serez en état de
perfection.
XV - Se conformer à
la volonté de Dieu.
Quelque chemin
que vous preniez pour être parfait, vous n'en trouverez point de
plus court, de plus facile et de plus assuré, que de vous conformer
en tout à la volonté de Dieu. Cette dévotion est libre et dégagée
,
et mène incontinent à l'union. Faites tout ce que Dieu veut, et Dieu
fera tout ce que vous voudrez ; soyez content de lui et il sera
content de vous ; travaillez pour lui et il travaillera pour nous.
Un homme fait toujours sa volonté, qui n'a pas de propre volonté,
car il a celle de Dieu au lieu de la sienne, et la volonté de Dieu
se faisant toujours, de quelque manière que ce soit, il est vrai de
dire qu'un homme fait toujours sa volonté, qui n'a plus de propre
volonté.
XVI - S’humilier
dans ses défauts.
Être bon et le
paraître, c'est un état dangereux. Le paraître et ne l'être pas,
c'est un état vicieux. L'être et ne pas le paraître, c'est un état
de perfection. Dieu nous laisse des défauts pour nous tenir dans
l'humilité, et pour nous mettre à couvert de la vanité. Je ne trouve
rien au monde de plus à craindre qu'une sainteté éclatante. La
gloire est l'héritage de l'autre vie, l'humiliation le partage de
celle-ci. Aimez vos défauts
,
âme sainte, quand vous ne sauriez vous en défaire : travaillez
incessamment à votre perfection et, si vous n'avancez point, croyez
que Dieu vous veut perfectionner par la connaissance de votre
imperfection. Le désir de sa perfection est souvent plutôt la
recherche de sa propre excellence que de sa sanctification.
XVII - Fuir les
compagnies.
Fuir le monde, chercher
la solitude ; parler peu aux hommes et beaucoup à Dieu ; faire tout,
et croire ne rien faire ; faire des choses admirables, et ne vouloir
point être admiré ; c'est plutôt le comble de la perfection que le
chemin pour y arriver. Vous ne paraîtrez jamais avec assurance que
vous n'ayez été longtemps caché. Demeurez dans votre nid, jusqu'à ce
que vous ayez des ailes. Jetez de profondes racines avant que de
porter du fruit ; creusez de bons fondements avant que d'élever
votre édifice. Vous vous élèverez autant que vous vous serez abaissé
; vous aurez autant de gloire dans le ciel que vous aurez eu
d'humilité sur la terre.
XVIII - Mourir à ses
désirs.
Accoutumez-vous à vous
passer des créatures, à ne rien désirer hors de vous, et à vous
contenter de Dieu. Tous vos désirs sont vos tyrans, qui vous rendent
martyr de l'ambition et de l'amour-propre. N'en ayez qu'un, qui est
de faire la volonté de Dieu, ou plutôt faites-la toujours sans
désirer la faire. Les désirs tuent le paresseux. Ceux qui commencent
doivent avoir un grand désir d'arriver à la perfection, mais ils n'y
arriveront jamais qu'ils ne meurent à tous leurs désirs. L'arbre ne
porte point de fruits s'il ne porte des fleurs ; mais il faut que la
fleur tombe pour avoir du fruit. Les désirs sont de belles fleurs,
je parle de ceux de la vertu, mais les désirs cessent quand on a la
vertu. Que peut désirer une âme qui possède Dieu ? Tenez-vous en
paix, quoi qu'il vous arrive, et quand vos désirs font les mutins,
dites-leur que vous ne savez rien au monde qui vaille la paix, et
que vous ne l'abandonnerez jamais pour tous les biens du monde.
XIX - Se faire une
continuelle violence.
Pour être bientôt
saint, il faut toujours prendre le parti de Dieu contre soi-même.
Vous avancerez autant que vous vous ferez de violence. On n'arrive à
la vie que par la mort ; à la victoire que par les combats ; au
repos que par le travail ; à l'union que par le détachement ; à la
perfection que par la croix et la mortification. Donnez à Dieu votre
chair, et il vous donnera son Esprit. Veillez sur vos sens, et il
veillera sur votre coeur. Prenez soin du dehors, et il prendra soin
du dedans. Mortifiez-vous dans les petites choses, et il vous rendra
victorieux dans les grandes.
XX - Aimer son
prochain.
C'est être parfait que
d'aimer son prochain, puisque c'est accomplir la Loi, comme parle
l'Apôtre ; c'est aussi aimer Dieu, c'est garder ses commandements,
qui sont presque tous renfermés dans le précepte de la charité.
Aimez donc votre prochain, et Dieu vous aimera ; assistez-le, et
Dieu vous assistera ; excusez-le, et Dieu vous excusera ;
supportez-le, et Dieu vous supportera ; pardonnez-lui, et Dieu vous
pardonnera. Quand vous feriez des miracles, et que vous souffririez
le martyre, si vous n'avez point la charité, vous n'êtes rien ; et
que sera-ce de celui qui ne fait que des crimes, et qui n'est martyr
que du démon ?
XXI - Penser
toujours à Dieu.
Ne passez aucune
semaine sans communier; aucun jour sans croix ; aucune heure sans
penser à vous ; aucun moment sans penser à Dieu. C'est tout du moins
que vous pensiez à lui quand vous recevez des bienfaits de lui ; et
n'en recevez-vous pas autant de fois que vous respirez ? C'est
penser à Dieu que de faire sa volonté
.
Offrez-lui l'action que vous commencez ; ne croyez point n'avoir
rien fait pour lui quand vous n'avez point pensé à lui ; il connaît
votre coeur et vos intentions. Si l'on vous demandait pourquoi vous
faites cette action, ne répondriez-vous pas que c'est pour Dieu ? Ne
craignez point, c'est pour lui que vous avez travaillé, quoique vous
ayez été quelque temps sans penser à lui.
XXII - Souffrir la
privation
des consolations spirituelles.
Quoiqu'il ne
faille pas rejeter les consolations que Dieu nous donne en
l'oraison, si est-ce
qu'il ne s'y faut attacher. Une âme en ces douceurs reçoit les biens
de Dieu ; niais elle ne lui donne rien ; elle a de la satisfaction,
mais fort peu de mérite. Il n'y a presque que dans l'état de
souffrance que l'âme honore Dieu, et qu'elle s'enrichit soi-même.
Elle l'honore par le sacrifice de son esprit, de sa volonté, de ses
passions, et de toutes ses puissances. Elle s'enrichit par la
pratique de toutes les vertus les plus héroïques : la foi,
l'espérance, la charité, la pauvreté, la résignation, la conformité,
la force, la fidélité, l'humilité et la patience.
XXIII - Renoncer à
soi-même.
Vivez comme une
personne qui va de la figure à la vérité, de la mort à
l’immortalité, du temps à l'éternité. Il y en a une bonne et une
mauvaise. Vous arriverez à la mauvaise, suivant vos passions, et
obéissant à votre propre volonté.
XXIV - Obéir à ses
supérieurs.
Vous connaîtrez si vous
allez bien, par l'obéissance que vous rendrez à vos supérieurs. Il
est impossible, dit Cassien, qu'un homme obéissant tombe dans
l'illusion, et qu'il n'y tombe pas s'il ne l'est pas. Vous avancerez
autant que vous obéirez ; vous serez parfait quand vous serez
obéissant. Dieu donne son Esprit à celui qui lui donne le sien ; il
fait la volonté de celui qui fait la sienne. Si vous ne renoncez pas
à vos propres lumières, vous perdrez la foi, et vous tomberez dans
l'erreur. Obéissez à tous vos supérieurs ; obéissez en tout ce qui
n'est pas péché manifeste ; obéissez en tout temps ; obéissez en
tout lieu ; obéissez d'esprit, obéissez de cœur.
XXV - Être maître de
son coeur
C’est grande pitié
d'aimer, et de ne savoir ce qu'on aime ; d'avoir un cœur, et de n'en
être point le maître. Veillez sur vos affections ; n'aimez rien avec
empressement et inquiétude. Souvenez-vous toujours de cette belle
maxime de saint Bernard : rien au-dessus de Dieu, rien avec Dieu,
rien après Dieu.
XXVI - Abrégé de la
perfection
Tous les avis
qu'on peut donner se réduisent presque à quatre, qui sont comme les
quatre roues du chariot de la sainteté, et le carré de la justice
chrétienne. S’abandonner à la Providence de Dieu. Se laisser
gouverner à ses supérieurs. Ne faire du mal à personne. S'en faire
toujours à soi-même par une continuelle mortification. Voilà le
chemin assuré de la perfection.
Qui ne voit l'excès auquel mènerait ce paradoxe s'il était
poussé à ses dernières conséquences ? Il appartient à
l'Esprit-Saint d'en donner à chacun l'intelligence, le sens
précis et pratique, suivant le degré de perfection qu'il doit
atteindre; ainsi a-t-il fait pour les saints qu'une élection
spéciale appelait à montrer, par leur doctrine et par leur
exemple, la fécondité du mystérieux principe ; tel un Jean de la
Croix. On appellera mort, ensevelissement, anéantissement, cette
diminution volontaire infligée aux instincts de nature et aux
passions, en vue de laisser la place libre aux opérations du
surnaturel. Après l'Évangile, après l'imitation, saint Ignace
dans les Exercices rappelle au retraitant cet axiome capital :
« Que chacun se persuade qu'il progressera dans les choses
spirituelles dans l'exacte mesure où il se sera dépouillé de
l'amour de lui-même, de sa volonté propre et de sa commodité
personnelle ».(2ème semaine, Réforme de la vie.)
« Aimez vos défauts » ; voilà certes l'un des plus
subtils avis qu'un directeur puisse donner à une âme ; aussi le
faut-il entendre : le contexte l’explique. Personne ne saurait
être admis