Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE IV
CONFIANCE (Suite). – RÉPONSE A QUELQUES OBJECTIONS

“ Les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées; autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant les voies du Seigneur le sont au-dessus des nôtres”. De là surgissent des malentendus sans nombre entre la Providence et l'homme qui n'est pas assez riche de foi et d'abnégation. Nous en signalerons quatre.
1° La Providence se tient dans l'ombre, afin de nous laisser croire, et nous voudrions voir. Dieu se dissimule derrière les causes secondes ; plus celles-ci se montrent, plus il demeure caché. Sans lui elles ne peuvent rien, elles n'existeraient même pas; nous le savons, et cependant, au lieu de remonter jusqu'à lui, nous avons le tort de nous arrêter au fait extérieur, agréable ou fâcheux, plus ou moins enveloppé de mystère.  Il évite de nous dire le but particulier qu'il poursuit, les voies par où il nous y mène et le chemin déjà parcouru. Loin d'avoir une confiance aveugle en Dieu, nous voudrions savoir, nous oserions presque lui demander des explications. Est-ce qu'un petit enfant s'inquiète de savoir où sa mère le conduit, pourquoi elle choisit tel chemin plutôt qu'un autre ? Le malade ne va-t-il pas jusqu'à confier sa santé, sa vie, l'intégrité de ses membres, à son médecin, à son chirurgien ? Ce n'est qu'un homme, mais on a confiance en lui, à cause de son dévouement, de sa science et de son habileté. Ne devrions-nous pas avoir infiniment plus de confiance en Dieu, le médecin tout-puissant, le sauveur incomparable ? Au moins, quand tout se fait sombre autour de nous et que nous ne savons plus où nous en sommes, nous voudrions un rayon de lumière; ah ! si nous savions au moins que c'est la grâce qui opère et que tout va bien ! Mais, pour l'ordinaire, on ne se rendra, pas compte du travail du divin Décorateur, avant qu'il soit achevé. Dieu veut que l'on se contente de la pure foi, et qu'on se fie à lui, d'un cœur tranquille, en pleine obscurité. Première cause de souffrance !
2° La Providence a d'autres vues que nous, et sur le but à poursuivre et sur les moyens de l'atteindre. Tant que nous n'avons pas entièrement perdu l'esprit du siècle, nous voudrions trouver le ciel ici-bas, ou du moins y aller par un chemin de roses. De là vient qu'on s'attache, plus que de raison, à l'estime des gens de bien, à l'affection des siens, aux consolations de la piété, à la tranquillité intérieure, etc., et que l'on goûte si peu l'humiliation, les contrariétés, la maladie, l'épreuve sous toutes ses formes. Les consolations et le succès nous apparaissent plus ou moins comme la récompense de la vertu, la sécheresse et l'adversité comme le châtiment du vice; nous sommes étonnés de voir souvent le méchant prospérer, le juste souffrir ici-bas.  Dieu, au contraire, n'entend pas, nous donner le paradis sur terre, mais nous le faire mériter, et nous le faire mériter aussi beau que possible. Si le pécheur s'obstine à se perdre, il est nécessaire qu'il reçoive dans le temps la récompense du peu de bien qu'il fait. Quant aux élus, ils auront leur salaire au ciel; l'essentiel, en attendant, c'est qu'ils se purifient, qu'ils se sanctifient, qu'ils s'enrichissent de mérites. L'épreuve est si bonne à cette fin ! N'écoutant que son austère et très sage affection, Dieu travaillera donc à reproduire en nous Jésus crucifié, pour nous faire régner avec Jésus glorifié. Qui ne connaît, du reste, les béatitudes préconisées par le divin Maître ? Aussi la Croix sera-t-elle le présent qu'il offrira le plus volontiers à ses amis. “ Considère ma vie toute pleine de souffrances, dit-il à sainte Thérèse; sois persuadée que celui qui est le plus aimé de mon Père est aussi celui qui en reçoit le plus de croix; la mesure de son amour est aussi la mesure des souffrances qu'il lui envoie. En quoi pourrais-je mieux vous témoigner ma prédilection qu'en désirant pour vous ce que j'ai, désiré pour moi-même ”  ? Langage divinement sage, mais combien peu compris ! Et c'est la seconde cause des malentendus.
3° La Providence frappe des coups vigoureux, et la nature se plaint. Nos passions bouillonnent, l’orgueil nous séduit, notre volonté se laisse entraîner. Profondément blessés par le péché, nous ressemblons à un malade qui a un membre gangrené. Nous voyons bien qu'il n'y a de salut pour nous que dans une amputation; mais nous n'avons pas le courage de la faire de nos propres mains. Dieu, dont l’amour ne connaît pas la faiblesse, veut bien nous rendre ce douloureux service. En conséquence, il nous enverra des contrariétés imprévues, ces délaissements, ces mépris, ces humiliations, une perte dans nos biens, une maladie qui nous mine : autant, d'instruments, avec lesquels il lie, il serre le membre gangrené, il le frappe au bon endroit, il coupe, il enfonce bien avant dans le vif. La nature pousse des cris; mais Dieu ne l'écoute pas, parce que ce rude traitement, c'est la guérison, c'est la vie. Ces maux qui nous arrivent du dehors sont envoyés pour abattre ce qui se soulève au dedans, pour mettre des bornes à notre liberté qui s'égare, un frein à nos passions qui s'emportent. Voilà pourquoi Dieu permet qu'il s'élève de toutes parts des obstacles à nos desseins; c'est pour cela que nos emplois auront tant d'épines, que nous ne jouirons jamais de la tranquillité si désirée, que nos Supérieurs feront souvent tout le contraire de nos volontés. C'est pour cela que la nature a tant d'infirmités, les affaires tant d'ennuis, les hommes tant d'injustices, leurs humeurs tant d'importunes inégalités. Nous sommes attaqués à droite et à gauche par mille oppositions différentes, afin que notre volonté, qui n'est que trop libre,  ainsi exercée, pressée, fatiguée de toutes parts, se détache enfin d'elle-même et ne cherche plus que la seule volonté de Dieu . Mais elle se refuse à mourir, et c'est la troisième cause de dissentiments.
4°  La Providence emploie parfois des moyens déconcertants. “ Ses jugements sont incompréhensibles ” ; nous ne saurions ni en pénétrer les motifs, ni reconnaître les voies qu'elle choisit pour les mettre à exécution. “ Dieu commence par réduire à rien ceux qu'il charge de quelque tâche ; la mort est la route ordinaire par laquelle il mène à la vie ; nul ne comprend par où il passe ” ; Et, d'ailleurs, comment  son action va-t-elle contribuer au bien de ses fidèles ? Nous ne le voyons pas; et souvent même nous croyons voir le contraire. Mais adorons la divine Sagesse qui a parfaitement combiné toutes choses; soyons bien persuadés que les obstacles mêmes lui serviront de moyens, et qu'elle arrivera toujours à tirer des maux qu'elle permet l'invariable bien auquel elle vise, c'est-à-dire les progrès de l’Eglise et des âmes, pour la gloire de son Père.
En conséquence, si c'est à la lumière de Dieu que nous envisageons les choses, nous arriverons à cette conclusion qu'en ce monde souvent les maux ne sont pas des maux, les biens ne sont pas des biens; il y des malheurs qui sont des coups de la Providence, et des succès qui sont un châtiment.
Citons quelques exemples entre mille, pour mettre ces vérités dans tout leur jour. Dieu s'engage à faire d’Abraham le père d'un grand peuple, à bénir toutes les nations dans sa race, et voilà qu'il lui commande d’immoler le fils de la promesse; a-t-il oublié sa parole ? Assurément non; mais il veut éprouver là foi de son serviteur, et il lui arrêtera le bras à temps. Il entend soumettre à Joseph la terre des Pharaons : il commence par l'abandonner à la malice de ses frères; le pauvre enfant est jeté dans une citerne, emmené en Egypte, vendu comme esclave, puis il végète en prison durant des années; tout semble perdu, et pourtant c'est par là même que la main de Dieu le conduit à ses glorieuses destinées. Gédéon est miraculeusement choisi pour délivrer son pays du joug des Madianites. Il rassemble dès soldats improvisés qui seront à peine un contre quatre. Au lieu d'en augmenter le nombre, le Seigneur les renvoie presque tous, il n'en garde que trois cents, les armant de trompettes et de lampes dans des vases de terre, il les mène, faut-il dire à la bataille ou à la boucherie ? Et c'est avec cette armée invraisemblable qu'il assure à son peuple une victoire étonnante et décisive. Mais laissons l'Ancien Testament.
Après l'ovation des Rameaux, Notre-Seigneur est trahi, saisi, abandonné, renié, jugé, condamné, souffleté, flagellé, crucifié, perdu de réputation. Est-ce ainsi que Dieu le Père assure à son Fils les nations en héritage? L'enfer triomphe, tout paraît perdu. Au contraire, et c'est par là même que le salut nous est procuré.  Pour confondre ce qui est fort, Jésus choisit ce qui est faible. C'est avec douze pêcheurs, ignorants, sans prestige, qu'il marche à la conquête du monde: ils ne sont rien, mais il est avec eux.
Il laisse la persécution faire rage durant trois siècles, et, selon sa parole prophétique, elle ne cessera guère; elle renouvelle l'Eglise au lieu de la renverser, et le sang des martyrs est, aujourd'hui encore, une semence de chrétiens. L'impiété des philosophes, les arguties des hérésiarques montent à l'assaut pour éteindre les étoiles du ciel; c'est précisément par là que la foi devient plus explicite et plus lumineuse.  Les rois et les peuples frémiront contre le Seigneur et son Christ, qui est pourtant leur appui véritable; mais, au moment qu'il aura choisi, “ le fils du Charpentier, le Galiléen ”, toujours vainqueur, couchera ses persécuteurs dans un cercueil et les citera à son tribunal. Pendant que la terre est emportée dans des révolutions sans fin, la croix reste debout, indéracinable et lumineuse, sur les ruines des trônes et, des nationalités.
Ce sont encore des moyens à lui, des moyens invraisemblables, que Dieu se choisira pour sauver un peuple, ébranler les foules, instituer des familles religieuses. Il Y avait grande pitié au royaume de France; afin de l'arracher à sa perte totale et imminente, Dieu va susciter non de puissantes armées, mais une innocente enfant, une pauvre gardeuse de moutons; c'est avec ce faible instrument qu'il délivre Orléans, et conduit triomphalement le roi à Reims pour l'y faire sacrer.  De nos jours, il ébranla des pays entiers à la voix du Curé d'Ars, le plus humble prêtre de campagne, et, sauf la sainteté, un homme de peu de moyens.
Dieu voulait notre Ordre. Il suscite trois saints pour le fonder, et lui prépare les plus abondantes bénédictions. Et cependant, la persécution s'est abattue sur nos Pères à Molesme, elle les poursuit à Cîteaux. Saint Robert est obligé par l'obéissance à quitter son œuvre inachevée. Saint Albéric durant tout son gouvernement, saint Etienne pendant quelques années, n'ont presque aucun novice. La mort fait des vides. Une épidémie enlève la moitié de la petite Communauté. Les survivants se demandent, non sans anxiété, s'ils auront jamais des -successeurs, et si leur œuvre ne va pas disparaître avec eux. La Providence veut-elle donc ruiner leurs pieux desseins ? Au contraire, elle en assure le succès, mais à sa manière : elle achève de sanctifier les fondateurs, elle remet en vigueur tous les points de la. Règle, elle établit profondément l'observance et la vie intérieure. La ruche une fois préparée, c'est par essaims qu'elle appellera les abeilles .
Dieu révèle à la bienheureuse Marie-Madeleine Postel qu'elle fondera, parmi beaucoup de tribulations, une Communauté qui sera la plus nombreuse du diocèse de Coutances. Et, pendant trente ans, il ne semble occupé qu'à l'empêcher d'y réussir : on la verra “ conduite par des voies obscures, soumise à des épreuves de toutes sortes, contredite par les événements, éprouvée par des insuccès répétés ”. Le Seigneur oublie donc sa promesse ? Au contraire, et c'est par là même qu'il en assure le plein accomplissement, en élevant la Fondatrice à la plus haute sainteté, en imprimant fortement, dans la Congré-gation naissante, l'esprit dont elle devra toujours vivre .  Saint Alphonse de Liguori, l'illustre Fondateur des Rédemptoristes, se voit, dans ses dernières années, indignement accusé par deux des siens près du Souverain Pontife; il est condamné, privé de sa charge de Supérieur Général et même exclu de l'Institut qui lui doit l'existence. Il s'encourage en lisant la Vie de saint Joseph de Calasanze, le fondateur des Écoles-Pies, qui fut comme lui per-sécuté, chassé de son Ordre, et dont l'Institut fut supprimé, puis rétabli par le Saint-Siège. Mais saint Alphonse prédit que Dieu, ayant voulu la Congrégation dans le royaume de Naples, saura l'y maintenir, et qu'à l'exemple de Lazare, elle sortira du tombeau pleine de vie, quand lui-même ne sera plus. “ Dieu a permis la division, disait-il, pour multiplier les maisons des Etats Pontificaux ”. Et de fait, quand le saint vieillard aura bu jusqu'à la lie le calice des humiliations et des douleurs, quand il aura subi son martyre avec la plus inaltérable patience, le schisme, cause de ce martyre, cessera comme par enchantement; la Congrégation, plus florissante que jamais, étendra ses rameaux dans tous les royaumes. Ainsi, l'effroyable tempête, qui semblait devoir anéantir l'Institut, fut le moyen choisi de Dieu pour le propager dans le monde entier, tout en consommant la sainteté du Fondateur. Et le jour vint où les persécuteurs du Saint furent les plus ardents, selon sa prédiction, à demander la fin du schisme; tant leur succès momentané les embarrassait et remplissait leur vie de déceptions et de remords  !
Qu'il s'agisse de la sanctification individuelle, Dieu suit les mêmes voies toujours austères, parfois déconcertantes. Notre Père saint Bernard aime avec passion son désert tout rempli de Dieu, “ sa bienheureuse solitude est sa seule béatitude ”. Il ne demande qu'une chose au Seigneur, la grâce d'y passer le reste de ses jours. Hélas ! La volonté divine l'arrache, maintes et maintes fois, aux pieux exercices du cloître; elle le jette au milieu du monde qu'il abhorre, dans le tracas de mille affaires, étrangères à sa profession, contraires à ses goûts de repos en Dieu. Il ne peut plus être tout à son Bien-Aimé, à son âme, à ses frères. Il s'en inquiète. “ Ma vie, dit-il, est monstrueuse, et ma conscience tourmentée. Je suis comme la chimère de mon siècle, je ne vis ni en clerc ni en laïque. Moine par l'habit, il y a longtemps que je ne vis plus en moine. Ah! Seigneur, mieux vaudrait mourir, mais mourir au milieu de ses frères ”.  Dieu ne l'écoute pas, du moins sous cette forme, et il faut l'en bénir. Car le Saint “conseille les papes, pacifie les rois, convertit les peuples, termine le schisme, abat l'hérésie, prêche la croisade ”. Et, parmi tant de prodiges et de triomphes, il reste humble, il sait se faire une solitude intérieure, il a toutes les vertus du parfait moine, il ne rentre dans son cloître qu’avec des multitudes de disciples. Il est, non la chimère, mais la merveille de son siècle .
Dans l'accablement des affaires, saint Pierre Célestin soupire après sa bien-aimée solitude, il abdique le Souverain Pontificat pour la retrouver. Dieu la lui rend, mais tout autrement qu'il ne pensait, car on le jette en prison. “ Pierre, se disait-il alors, tu as ce que tu as tant souhaité: la solitude, le silence, la cellule, la clôture, les ténèbres, dans cette étroite et bienheureuse prison. Bénis Dieu en tout temps, puisqu'il t'a donné les désirs de ton âme, d'une façon plus assurée et plus agréable à ses yeux que celle que tu projetais. Dieu veut être servi à sa mode, non à la tienne ” .  Le chevalier de Loyola, blessé sous les murs de Pampelune, pouvait croire son avenir brisé; mais c’est là que Dieu l'attendait, pour l'amener, par cet accident mille fois heureux, à la merveilleuse conversion, de laquelle naquit la Compagnie de Jésus.  N'est-ce pas ainsi que, jour par jour, la main de Dieu nous blesse pour nous guérir ? La mort éclaircit nos rangs, et nous enlève les personnes sur lesquelles nous comptions; des rapports inexplicables dénaturent nos intentions et nos actes; on nous ravit par là, du moins en partie, la confiance de nos Supérieurs; les peines intérieures abondent, la santé nous échappe, les difficultés se multiplient au dedans, au dehors la menace est toujours suspendue sur nos têtes. Nous crions vers le Seigneur, et nous faisons bien. Nous lui demandons peut-être d'écarter l'épreuve; et, comme un Père tendrement aimant, mais infiniment plus sage que nous, il n'a pas la cruelle compassion d'écouter nos supplications, s'il les trouve en désaccord avec nos véritables intérêts; il préfère nous maintenir sur la croix, et nous aider à y mourir plus complètement à nous-mêmes, à y puiser une nouvelle sève de foi, d'amour, d'abandon, de vraie sainteté.

En résumé, ne mettons jamais en doute l'amour de Dieu pour nous. Croyons, sans faiblir, à la sagesse, à la puissance de notre Père qui est aux Cieux. Si nombreuses que soient les difficultés, si menaçants que puissent être les événements, prions, faisons ce que demande la prudence, acceptons d'avance l'épreuve si Dieu la veut, abandonnons-nous avec confiance à notre bon Maître, et moyennant cela, tout, absolument tout, tournera au bien de notre âme. L'obstacle des obstacles, le seul qui puisse faire échouer les amoureux desseins de Dieu sur nous, ce serait notre manque de confiance et de soumission, car il ne veut pas faire violence à notre liberté. Si nous faisons échouer, par notre résistance ses plans de miséricorde, il aura toujours le dernier mot au temps de sa justice, et trouvera finalement sa gloire. Quant à nous, nous aurons perdu ce surcroît de bien qu'il voulait nous faire.

   

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