
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948

CHAPITRE V
AMOUR DE DIEU
Le saint abandon, étant
la conformité parfaite, amoureuse et filiale, ne peut venir que de la charité;
mais il en est le fruit naturel, de sorte qu'une âme parvenue à vivre d'amour
vivra aussi d'abandon. C'est, en effet, le propre de l'amour d'unir étroitement
l'homme à Dieu, la volonté humaine au bon plaisir divin. D'ailleurs, cette
perfection de conformité suppose une plénitude de détachement, de foi, de
confiance; seul le saint amour nous élève jusque-là, mais il nous y mène comme
naturellement.
L'amour dispose à l'abandon par un parfait détachement. C'est une vraie mort à
nous-mêmes que requiert l'exercice habituel de l'abandon. D'autres causes
peuvent la commencer; elles n'auront pas la délicatesse et la force nécessaires
pour l'achever; il y faut l'amour fort comme la mort”. Mais l'amour y
parviendra; car il est dans sa nature d'oublier tout, de se donner sans réserve
et de n'admettre pas de partage : il ne veut voir que le Bien-Aimé, il ne
cherche que le Bien-Aimé, il aime tout ce qui fait plaisir au Bien-Aimé. “
L'amour de Jésus-Christ, dit saint Alphonse, nous met dans une indifférence
totale; le doux, l'amer, tout devient égal; on ne veut rien de ce qui plaît à
soi-même, on veut tout ce qui plaît à Dieu; on s'emploie avec la même
satisfaction aux choses petites ou grandes, à ce qui est agréable et à ce qui ne
l'est pas; il suffit qu'on plaise à Dieu, tout est bon. Telle est la force de
l'amour quand il est parfait, dit sainte Thérèse; il porte à oublier tout
avantage et tout plaisir: personnel pour ne penser qu'à satisfaire Celui qu'on
aime ” . Et saint François de Sales ajoute en son gracieux langage : “ Si c'est
mon Sauveur seul que j'aime, pourquoi n'aimerai-je pas autant la montagne du
Calvaire que celle du Thabor, puisqu'il est aussi véritablement en l'une qu'en
l'autre ? J'aime le Sauveur en Egypte sans aimer l'Egypte. Pourquoi ne
l'aimerai-je pas au festin de Simon le Lépreux sans aimer le festin ? Et si je
l'aime entre les blasphèmes qu'on répand sur lui sans aimer les blasphèmes,
pourquoi ne l'aimerai-je pas parfumé de l'onguent précieux de la Madeleine
sans aimer ni l'onguent ni la senteur ” ? Et comme il le disait, ainsi il le
pratiquait .
L'amour dispose à l'abandon, en rendant la foi plus vive et la confiance
inébranlable. Assurément, la foi s'éclaire et le cœur s'ouvre à l'espérance, à
mesure que le brouillard des passions se dissipe et que la vertu grandit. Mais
lorsqu'on arrive à la voie unitive, les convictions se font bien plus
lumineuses, les rapports avec Dieu deviennent un cœur à cœur plein de confiance
et d'intimité, surtout si une âme a maintes et maintes fois expérimenté qu'elle
est ardemment aimante et bien plus aimée encore, et si Dieu l'a purifiée et
affinée dans le rude et bienfaisant creuset des purifications passives. Comme
un enfant dans les bras de sa mère repose sans inquiétude et s'abandonne avec
confiance, parce qu'il sent d'instinct que sa mère lui a donné tout son cœur,
ainsi l'âme se livre à la Providence en pleine tranquillité d'esprit, quand
elle en est arrivée à se dire : c'est mon Père des Cieux, c'est mon Epoux adoré,
le Dieu de mon cœur qui a dans ses mains ma vie, ma mort, mon éternité; il ne
m'arrivera que ce qu'il veut, et il ne veut que mon plus grand bien pour l'autre
monde et même pour celui-ci. C'est ainsi qu'en achevant de rompre nos liens, et
en donnant à notre confiance et à notre foi leur dernière perfection, le saint
amour complète notre préparation à l'abandon. Il nous reste à montrer comment il
le produit directement.
L'amour parfait est le père de l'abandon parfait. “L'amour est un lien qui unit
l'objet aimant à l'objet aimé, et des deux n'en fait qu'un seul, tandis que la
haine sépare ceux que l'amitié avait unis. L'union que produit l'amour est
surtout l'union des volontés; l'amour fait que ceux qui s'aiment ont les mêmes
vouloirs et non-vouloirs pour toutes les choses qui se présentent, où la vertu
n'est pas blessée; de même que la haine remplit le cœur de sentiments et
d'affections diamétralement opposés à ceux de la personne que l'on a en
aversion. D'où nous devons, conclure que l'union et la conformité à la volonté
se mesurent sur l'amour; que peu d'amour donne peu de conformité, un amour
médiocre une conformité médiocre, enfin un amour entier une conformité entière”
. C'est pourquoi, d'une manière générale, les commençants en restent à la
simple résignation, les progressants s'élèvent à une conformité déjà
supérieure; on n'atteint pas à la parfaite conformité sans un amour parfait :
avec lui, au contraire, on y parvient sûrement. Insistons encore, pour mieux
faire entendre notre pensée.
Chacun le sait, le terme où tend l'amour, c'est l'union, selon cette parole de
saint Jean : « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en
lui » . L'expérience nous le dit comme la foi Le mouvement propre à l'amour,
c'est de livret la créature à Dieu, et Dieu à la créature; il les jette l'un
dans l'autre; où il n'y a pas ce mouvement d'union, il n'y a pas l’amour
d'amitié. Quand Dieu nous presse sur son cœur dans une amoureuse étreinte, on
s'unit à lui de tout son pouvoir; on voudrait le serrer mille fois plus encore,
jusqu'à se fondre en, lui et ne faire qu'un avec lui. Lorsque Dieu se cache par
un amoureux artifice, comme pour se faire chercher plus avidement, la pauvre
âme, craignant de l'avoir perdu, va partout le demandant avec une amoureuse
anxiété; c'est un besoin douloureux, une faim inassouvie, une soif
inextinguible. Il lui faut Dieu, elle ne saurait plus se passer de lui; rien ne
peut la consoler de son absence, si ce n'est la pensée qu'elle lui plaît en
faisant son adorable volonté, et l'espérance de le retrouver plus parfaitement.
Elle voudrait le posséder pour ainsi dire infiniment dans l'autre monde, pour
l'aimer, pour le louer, pour s'unir à lui au gré de ses désirs. En attendant,
elle le cherche ici-bas sans relâche, elle aspire à une union d'amour toujours
plus étroite, union qui donne le sentiment d'une possession savoureuse quand il
plaît à Dieu, union où dominera très souvent le besoin, le désir, l'effort
laborieux. Dans un cas, l'âme est unie à Dieu; dans l'autre,- elle cherche à
s'unir; dans les deux, c'est le même mouvement d'amour qui nous porte hors de
nous pour nous jeter en Dieu, avec un ardent désir de le posséder. Cette union
des cœurs produit l'union des volontés. Dès lors qu'on s'est épris d'une
profonde affection pour Dieu, et qu'on s'est donné à lui sans réserve et sans
partage, en possédant notre cœur il possède notre volonté, on ne sait plus rien
lui refuser.
Au ciel, on goûte l'union à Dieu dans les joies sans mélange de l'amour
béatifique. Ici-bas, on la trouve bien plus souvent sur le Calvaire que sur le
Thabor : quant à l'union de jouissance, elle est rare et fugitive, et,
généralement, la souffrance la précède et la suit. Dieu montra dans une extase à
sainte Jeanne de Chantal que « pâtir pour lui est la nourriture de l'amour en
terre, comme jouir de lui l'est au ciel » . Et sainte Marguerite-Marie fait écho
à sa Mère Fondatrice : « L'amour ne vaut qu'autant qu'il sait souffrir. Sans
douleur, on ne vit pas bien dans l'amour... Vouloir aimer Dieu sans souffrir,
n'est qu'illusion ». La souffrance, il la faut, en effet, pour purifier,
détacher, orner les âmes, et par là préparer leur union avec Dieu. Il la faut
encore pour alimenter cette union, pour l'empêcher de dépérir et pour la faire
grandir. Les ardeurs de l'amour n'y suffiraient pas.
C'est qu'en effet l'amour ne vit pas seulement de ce qu'il reçoit; il vil bien
plus encore de ce qu'il donne ; son meilleur aliment sera toujours le sacrifice.
Il en est ainsi jusque dans les choses humaines : l'enfant qui a coûté le plus
de douleur et de larmes à sa mère, ne sera-t-il pas le plus aimé ? De même on
s'attache à Dieu dans la mesure où l'on se dévoue pour lui; l'union de cœur et
de volonté, cimentée par l'habitude du sacrifice, sera toujours la plus solide,
elle est pour ainsi dire inébranlable. Mais celle qui est née des suavités de
l'amour leur survivra-t-elle ? Peut-être. Elle a besoin que l'épreuve vienne
l'affermir et montrer ce qu'elle vaut. Lorsque Dieu nous prodigue d'ineffables
tendresses, et qu'il nous caresse amoureusement comme, un père qui presse son
enfant sur son cœur, notre âme émue, haletante, éperdue, sort d'elle-même, elle
se donne sans réserve et se livre avec sincérité. Mais l'amour-propre est loin
d'être mort à jamais; il peut même trouver son aliment le plus délicat dans les
suavités de ces transports. Pour compléter l'œuvre des divines tendresses, pour
affermir la défaite de la nature et le règne de la sainte dilection, il faudra
donc l'action lente et douloureuse de l’épreuve bien acceptée. Laissons-nous
crucifier de bon cœur : c'est sur le Calvaire que notre âme a été enfantée,
c'est dans la croix qu'elle trouvera toujours la vie. La souffrance est donc
l'aliment nécessaire du saint amour, et c'est un aliment très substantiel. Une
âme éclairée le proclame : plus Notre-Seigneur la favorise de souffrances,
permet qu'elle soit humiliée, lui fait la grâce de reconnaître son incapacité,
de sentir son inutilité, plus elle constate qu'il se communique à elle et qu'il
l'embrase. « L'amour divin croît dans la douleur. Plus la douleur est poignante,
plus sont vives les ardeurs du saint amour. Plus la tristesse pèse sur son âme,
plus elle sent les flammes du divin amour, et son cœur laisse jaillir des
paroles de feu ». Notre-Seigneur la mettra souvent par l'infirmité dans
l'impossibilité de communier; mais il compensera cette privation du pain
eucharistique, en lui rompant avec plus d'abondance le pain de la tribulation.
Bref, « la douleur est le pain substantiel dont Jésus veut la nourrir »; elle le
comprend et demande seulement de ne jamais se lasser de cet aliment divin.
C'est le langage de toutes les grandes âmes : pour obtenir l'union si désirée
avec le Dieu de leur cœur, elles passeraient par le fer et par le feu. Elles ne
sont pourtant pas insensibles à la douleur.
Mais l'amour adoucit la souffrance; il la fait même désirer et rechercher. « Que
de petites croix je rencontre chaque jour ! disait une âme ardente. Je les
aime, ces croix, quand même elles me font beaucoup souffrir. Si je ne souffrais
pas, je ne croirais pas aimer. Si je ne souffrais pas, ayant les vives ardeurs
que j'éprouve pour mon Dieu, je ne serais pas heureuse, et je croirais être le
jouet du démon ». La bienheureuse Marie-Madeleine Postel va plus loin encore : «
Quand on aime; dit-elle, on n'a rien à souffrir, tant on trouve de bonheur à
souffrir pour l'objet de son amour » . Et saint François de Sales nous donnera
le secret de cet héroïsme : « Voyez les afflictions en elles-mêmes, elles sont
affreuses; voyez-les en la volonté divine, elles sont des amours et des délices.
Si nous regardons les afflictions hors de la volonté de Dieu, elles ont leur
amertume naturelle; mais qu'on les considère en ce bon plaisir éternel, elles
sont toutes d'or, aimables et précieuses plus qu'il ne se peut dire. Les
médicaments désagréables, offerts par une main bien-aimée, nous les recevons
avec joie, l'amour surmontant l'horreur. La main du Seigneur est également
aimable, et quand elle distribue les afflictions, et quand elle nous comble de
consolations. Le cœur vraiment. amoureux aime même davantage le bon plaisir de
Dieu en la croix, ès peines et travaux, parce que c'est la principale vertu de
l'amour de faire souffrir l'amant pour la chose aimée » .
Enfin, l'amour justifie la Providence et l'approuve en toutes ses voies.
L'enfant de Dieu « croit à son Père céleste, il l'adore, il a confiance en lui,
mais surtout il l'aime; et l'aimant, il a du goût pour tout ce qui vient de lui,
quand même sa Providence divine serait, en apparence, dure et sévère. Aussi,
c'est jusqu'au scrupule que son amour filial pousse le respect de ce qui est
envoyé du ciel. Saint François de Sales n'aimait pas que l'on se plaignît du
temps : il fait mauvais, il fait trop froid, il fait trop chaud ! Ces
réflexions, disait-il, ne conviennent pas à l'enfant de la Providence, qui doit
toujours bénir la main de son Père » . Le saint amour agit de même, lorsque les
causes secondes et la malice humaine interviennent au-dessus des hommes et des
événements, il voit son Bien-Aimé, le Dieu de son cœur; et c'est avec un amour
filial, avec un respect inaltérable, qu'il lui baise la main, pendant qu'elle
le frappe.



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