3-1-Quelques rappels théologiques
Pour mieux comprendre l’évolution
spirituelle et mystique de Lucie-Christine, il a semblé utile de se reporter au
Précis de Théologie ascétique et mystique d’Ad. Tanquerey.
Selon Ad. Tanquerey, « la
théologie ascétique est la science spirituelle qui a pour objet propre la
théorie et la pratique de la perfection chrétienne depuis ses débuts jusqu’au
seuil de la contemplation infuse ». La perfection commence « avec le
désir sincère de progresser dans la vie spirituelle, et l’ascétique conduit
l’âme, à travers les voies purgative et illuminative, jusqu’à la contemplation
infuse.
La mystique est cette partie de la
science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la vie
contemplative,
depuis la première nuit des sens et la quiétude jusqu’au mariage spirituel. »
Ainsi, pour
Ad. Tanquerey, l’ascétique va bien au-delà de l’étude des voies ordinaires de la
perfection, et la mystique n’est pas l’étude des voies extraordinaires réservées
« à une catégorie spéciale de phénomènes mystiques, qui sont des
grâces gratuitement données, venant s’ajouter à
la contemplation, comme les extases et les révélations. La contemplation est
une vue simple et affectueuse de Dieu ou des choses divines ; elle s’appelle
acquise quand elle est le fruit de notre activité aidée de la grâce, infuse
quand, dépassant cette activité, elle est opérée par Dieu avec notre
consentement. »
Toute vie chrétienne consiste
d’abord dans la charité, l’amour de Dieu et du prochain. Mais, sur terre, la
charité suppose le sacrifice. Tous les hommes, et à plus forte raison les
chrétiens, sont appelés à la perfection. Cette perfection présente plusieurs
étapes principales :
– celle des débutants qui doivent
faire effort pour développer la charité qu’ils possèdent, et éviter le péché,
– puis celle des progressants, âmes
en progrès qui s’appliquent à progresser dans la pratique des vertus et à
fortifier la charité. En suivant Jésus et en imitant ses vertus, ces âmes
marchent dans la voie illuminative.
– les parfaits qui n’ont plus qu’un
souci : adhérer à Dieu. Ils sont dans la voie unitive .
On peut donc suivre une âme à
travers ses ascensions successives, depuis le premier moment où elle désire
sincèrement progresser jusqu’aux plus hauts sommets de la perfection : chemin
long et souvent pénible, mais où l’on goûte aussi les plus douces consolations."
C'est, semble-t-il ce qu'a réalisé Lucie-Christine tout au long de sa vie.
3-2-L'évolution spirituelle de Lucie-Christine
Dans le courant du mois de juillet
1896, Lucie-Christine écrivit comme un résumé de l'évolution de sa vie
spirituelle :
« Depuis que Dieu dans sa bonté m’a
fait la première grâce d’oraison surnaturelle en 1873, et surtout depuis que ces
libéralités
ont pris un caractère habituel en 1877, nul événement, nul état d’âme, nulle
joie ou tristesse, nulle misère, hélas ! n’en a jamais arrêté ou altéré le
cours. Quand je regarde en arrière, ma vie ainsi écoulée depuis ma jeunesse,
c’est avec un long regard d’amour. Dieu est fidèle… Il s’est montré non
seulement père et ami, mais époux… époux de mon âme indigne de lui, et toujours
il se montre tel, toujours tendre, toujours magnifique.
– Dieu de mon enfance qui
bégayait votre amour ;
– Dieu de ma première communion,
de cette première rencontre longtemps et ardemment désirée, consommée dans une
intensité d’amour, dans ce transport inné du cœur de l’enfant reconnaissant son
Dieu, son principe, qui pour la première fois se livre et se révèle par
lui-même ;
– Dieu de ma jeunesse qui avez
capté à mesure qu’ils naissaient les élans de mon cœur, et retourné vers vous
les forces de mon âme en la soulevant au-dessus de ses misères si nombreuses ;
– Dieu qui m’avez donné la paix
dans les calamités et la joie dans la douleur ;
– Dieu qui êtes auprès de moi et
faites constamment tout ce que, moins qu’une autre, je ne puis et ne sais faire
pour mes enfants, pour tous mes devoirs ;
– Dieu de ma maturité déjà
saisie de faiblesse et d’infirmité précoce, mais revivifiée et ensoleillée par
votre amour !
– Vous serez aussi le Dieu de ma
vieillesse si j’ai à vieillir, le Dieu de ma mort et de mon éternité ; oui, j’ai
confiance que vous me donnerez votre ciel comme vous m’avez tout donné, sans que
je l’aie mérité, et je n’aurai pas trop de toute mon éternité pour vous chanter,
vous aimer, vous bénir !
Revenons maintenant aux grâces
d'exception reçues par Lucie-Christine. Nous tenons à rappeler ici, encore une
fois, que Lucie-Christine était une mère de famille dévouée, chrétienne pieuse,
certes, mais aussi une femme du monde, engagée dans son milieu de vie comme les
laïcs pouvaient l'être à cette époque.
3-3-Avant la grande grâce
3-3-1-Indications utiles du Père Auguste Poulain
Le Père Augustin Poulain donne
quelques indications utiles :
– Le journal de la vie spirituelle
de Lucie-Christine a été écrit par une française, dame du monde et mère de
famille, morte en 1908.
– Ce journal comporte 16 cahiers.
Le premier cahier part de 1870, mais n’a été transcrit au net que douze ans plus
tard, à la demande de son directeur.
– Lucie ne parle que très rarement,
et toujours très succinctement de ses souffrances.
– Seul son directeur eut
connaissance de ses épreuves et de ses grâces mystiques. Cela dura trente trois
ans. Cependant, pendant les dix-neuf dernières années elle eut recours à une
secrétaire religieuse et amie, tant sa cécité la gênait.
– Le Père Auguste Poulain ajoute
les paroles que le Seigneur lui avait dites : « Sois mon canal pour porter
mes grâces aux autres. Unis-toi à Moi, et tu iras, et tu donneras de Moi aux
autre.» Le Père Poulain indique que cette prédiction se « réalisa
partiellement du vivant de Lucie par le bien qu’elle a fait sans cesse et sans
bruit à son entourage. » Il est peut-être temps maintenant, que nous la
connaissions mieux pour profiter, nous aussi, des enseignements que le Seigneur
lui prodigua.
Dans le premier cahier, qui
concerne la période s’écoulant du 17 juillet 1870 au 15 août 1882,
Lucie-Christine commence par évoquer sa vie spirituelle avant la première grande
grâce.
3-3-2-Lucie-Christine évoque sa misère passée
Elle s’étonne : « Vous savez, ô
mon Sauveur, sur quel terrain vous avez bâti !... Toute ma vie je veux pleurer
les années où je vous connaissais sans vous connaître, où je vous aimais sans
vous aimer… Encore à présent,… si vous me quittiez, que deviendrais-je, je n’ose
y penser, malgré l’ardeur de mes résolutions… Ô mon Jésus ! plus je suis
misérable, plus votre amour pour moi me paraît grand, tendre et touchant. J’aime
bien me sentir toute petite et moins que rien à vos pieds… comme un de ces
petits grains de poussière qui s’attachaient à la plante de vos pieds divins sur
les chemins de la Judée… »
Mais elle doit maintenant obéir à
son directeur et reprendre sa vie passée. Elle ouvre un vieux cahier dans lequel
elle écrivait autrefois car elle veut conserver « quelques lignes de ces
pages qui sont d’une autre existence : vie naturelle, agitée, souffrante,
militante aussi, et heureusement enracinée en Dieu, malgré ses erreurs et ses
écarts. »
3-3-3-La préparation aux grandes grâces
Le 4 septembre 1870, la déchéance
de Napoléon III est proclamée à Paris. Lucie-Christine se souvient de
l’enseignement de Jésus : « Aimez vos ennemis. Priez pour ceux qui vous
haïssent. Faites du bien à ceux qui vous persécutent…" Elle poursuit:
"J’ai communié aujourd’hui pour ceux qui m’ont fait de la peine. »
Le 31 janvier, 1871, la France est
envahie. Lucie-Christine écrit : « La France est bien bas… Mon cœur saigne
au-dedans de moi à entendre le récit de ces humiliations et de ces misères ! Je
n’avais pas encore senti combien est fort ce sentiment de l’amour de la patrie
… »
Un peu plus tard elle avoue, sans
préciser: « Beaucoup de souffrances au physique et au moral ; progrès marqué
en résignation et abandon à la volonté de Dieu. »
Pourtant Lucie-Christine vit sa vie
de femme heureuse : le 31 mars 1872 elle peut dire: « Le matin de ce jour de
pâques, j’ai eu le bonheur de communier auprès de mon bien-aimé mari… J’ai
demandé à Dieu que, malgré ma faiblesse et par sa miséricordieuse grâce, cette
communion fût la première d’un vie nouvelle et meilleure… plus digne du Dieu bon
qui m’a donné tant de secours, plus utile à mon mari, pour qui je dois être une
aide, et à mes enfants dont l’âme m’est confiée…
Mais le 8 avril 1872 :
«Mon cœur est cruellement,
grièvement affligé ; les coups qui viennent de là
vont jusqu’au fond… »
Mais elle prie ;
« Ô main de Dieu… abats cette soif d’estime, ce
vouloir excessif d’être aimée, appréciée, honorée par qui j’aime ! apprends-moi
à donner sans recevoir, à ménager qui ne m’épargne pas !... Élève-moi au-dessus
de l’opinion, fais que je me console des ‘dires’ de tel ou tel ? »
À de nombreuses reprises
Lucie-Christine eut à souffrir des agissements de certaines personnes qu’elle ne
nomme jamais. Peu à peu elle apprendra à maîtriser ses réactions et à pardonner.
Ainsi, le 24 février 1882 elle pourra même écrire : « Me trouvant dans une
circonstance pénible, je parvins, avec la grâce de mon seigneur, à garder
amoureusement sa présence, malgré ce que j’entendais ; et je pensais avec
reconnaissance à sa divine tendresse. » Mais Lucie-Christine défaillit ;
elle sentit pendant dix minutes que ses forces lui étaient ravies. Sa famille
cru à un évanouissement. Après cette expérience Lucie-Christine acquit »une
profonde insensibilité pour les choses de la terre avec une grande facilité à
être patiente… et à une résolution bien arrêtée de ne tenir en aucune chose à la
réussite si ce n’est de réussir à accomplir la volonté divine en toutes
choses. »
3-3-4-Et voici un grand pas vers
l’amour
Le 24 avril 1872 : « Si je
n’avais pas d’orgueil pour moi et pour ceux que j’aime, la langue du prochain ne
me ferait pas tant souffrir… Je n’aurais pas au-dedans de moi ce trouble, cette
irritation, ce chagrin, qui me font tant de mal et traversent peut-être malgré
moi mes paroles, quoi que je fasse pour me contenir… » Et la conclusion du
31 mai, jour de la fête du Sacré-Cœur : « Pardonner toujours. Excuser
toujours. »
Puis le 3 mars 1873 : «…
Accepter au moins plus généreusement les croix que Dieu me présente… Ah ! je
commence à bien aimer la souffrance parce qu’elle me rapproche de Dieu et
qu’elle me rend un peu meilleure ! »
3-4-Les premières grâces extraordinaires
3-4-1-L’appel
Aujourdhui, vendredi 25 avril 1873,
Lucie-Christine découvre sa vocation. Elle faisait, comme à l’accoutumée, sa
méditation dans le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, quand,
brusquement elle vit, devant ses yeux intérieurs ces paroles : « Dieu
seul ! » Ces paroles, elle les vit et elle les entendit mais non pas comme
dans la vie de tous les jour. C’était « une lumière, un attrait et une
force," une lumière qui lui montrait comment elle pouvait être entièrement à
Dieu, dans le monde qui était le sien ; un attrait qui ravissait son cœur ; une
force qui lui permit de prendre la résolution : opérer ce que disaient les
paroles divines. Elle appela ce jour la fête de la Vocation : Dieu l’appela et
son cœur se rendit à cet appel.
3-4-2-Découverte de la présence divine
Quatorze mois plus tard, le 16
juillet 1874, tandis que, seule chez elle Lucie-Christine travaillait à des
ouvrages de couture, elle « fut soudainement investie et comme inondée du
sentiment de la présence divine. » Elle avait été longtemps malade cette
année là, et elle se plaignait à Dieu de la laisser loin de Lui. Et voici que
soudain Dieu était là, réellement ; et dans son cœur, c’était la paix, et une
joie encore inconnue. Ce sentiment de la présence de Dieu dura plus d’une heure.
C’était la première fois que Dieu se manifestait ainsi, mais ce ne sera pas la
dernière.
Longtemps après, 24 juin 1891,
Lucie-Christine pouvait noter : « Il faut remarquer que Dieu, tel qu’il
daigne se faire connaître en lui-même dès ici-bas, est le seul être que notre
esprit ne puisse se représenter par aucune image. Les images et les idées sont
le langage intérieur de l’esprit, mais Dieu vu en lui-même laisse dans l’âme une
empreinte, un souvenir unique qu’elle conserve… L’impression que Dieu révélé
fait dans l’âme demeure ineffaçable, même après une dizaine d’années… »
Et le 2 juillet 1891, elle
ajoute : « Plus l’âme voit, moins elle peut comprendre ; mais plus elle voit,
plus elle aime. » Puis, le 1er septembre 1891 : « Si l’âme
voit Jésus, elle le sent aussi par l’effet de sa grâce ; elle entend certaines
réponses de l’amour à l’amour inquiet, anxieux de procurer la gloire de Dieu et
le bien des âmes, de savoir comment et quand faire le bien qu’il peut vouloir
d’elle… »
3-4-3-Les attributs de Dieu
À partir de 1878, Lucie-Christine
reçut d’autres grâces lui permettant de découvrir quelques-uns des attributs de
Dieu. Ainsi, ce fut d’abord la beauté de Dieu qui s’imprima en elle,
« d’une manière qu’elle ne pouvait comprendre, mais qui ravissait toutes ses
puissances. » Ensuite Dieu lui révéla son immutabilité qu’aucune
créature ne peut posséder. Puis, en été 1879, elle eut, « dans une de ses
communications une sorte d’éblouissement intérieur, et, dans cette grande
lumière, son âme entrevit la puissance de Dieu, en même temps que cette
puissance incomparable, sa douceur infinie. » Et l’âme ne voit
plus que l’excès de sa misère, mais aussi l’excès de la miséricorde de Dieu.
C’est alors que Lucie-Christine
décida de se confier à celui qui deviendrait son directeur.
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