Paulette Leblanc

LUCIE-CHRISTINE
1844-1908

SA VIE ET SA SPIRITUALITÉ

3
La vie spirituelle de Lucie-Christine

3-1-Quelques rappels théologiques

 

Pour mieux comprendre l’évolution spirituelle et mystique de Lucie-Christine, il a semblé utile de se reporter au Précis de Théologie ascétique et mystique d’Ad. Tanquerey.

Selon Ad. Tanquerey, « la théologie ascétique est la science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la perfection chrétienne depuis ses débuts jusqu’au seuil de la contemplation infuse ». La perfection commence « avec le désir sincère de progresser dans la vie spirituelle, et l’ascétique conduit l’âme, à travers les voies purgative et illuminative, jusqu’à la contemplation infuse.

La mystique est cette partie de la science spirituelle qui a pour objet propre la théorie et la pratique de la vie contemplative[1], depuis la première nuit des sens et la quiétude jusqu’au mariage spirituel. » Ainsi, pour Ad. Tanquerey, l’ascétique va bien au-delà de l’étude des voies ordinaires de la perfection, et la mystique n’est pas l’étude des voies extraordinaires réservées « à une catégorie spéciale de phénomènes mystiques, qui sont des grâces gratuitement données, venant s’ajouter à la contemplation, comme  les extases et les révélations. La contemplation est une vue simple et affectueuse de Dieu ou des choses divines ; elle s’appelle acquise quand elle est le fruit de notre activité aidée de la grâce, infuse quand, dépassant cette activité, elle est opérée par Dieu avec notre consentement. »

Toute vie chrétienne consiste d’abord dans la charité, l’amour de Dieu et du prochain. Mais, sur terre, la charité suppose le sacrifice. Tous les hommes, et à plus forte raison les chrétiens, sont appelés à la perfection. Cette perfection présente plusieurs étapes principales :

– celle des débutants qui doivent faire effort pour développer la charité qu’ils possèdent, et éviter le péché,

– puis celle des progressants, âmes en progrès qui s’appliquent à progresser dans la pratique des vertus et à fortifier la charité. En suivant Jésus et en imitant ses vertus, ces âmes marchent dans la voie illuminative.

– les parfaits qui n’ont plus qu’un souci : adhérer à Dieu. Ils sont dans la voie unitive . 

On peut donc suivre une âme à travers ses ascensions successives, depuis le premier moment où elle désire sincèrement progresser jusqu’aux plus hauts sommets de la perfection : chemin long et souvent pénible, mais où l’on goûte aussi les plus douces consolations." C'est, semble-t-il ce qu'a réalisé Lucie-Christine tout au long de sa vie.  

 

3-2-L'évolution spirituelle de Lucie-Christine

 

Dans le courant du mois de juillet 1896, Lucie-Christine écrivit comme un résumé de l'évolution de sa vie spirituelle :

« Depuis que Dieu dans sa bonté m’a fait la première grâce d’oraison surnaturelle en 1873, et surtout depuis que ces libéralités[2] ont pris un caractère habituel en 1877, nul événement, nul état d’âme, nulle joie ou tristesse, nulle misère, hélas ! n’en a jamais arrêté ou altéré le cours. Quand je regarde en arrière, ma vie ainsi écoulée depuis ma jeunesse, c’est avec un long regard d’amour. Dieu est fidèle… Il s’est montré non seulement père et ami, mais époux… époux de mon âme indigne de lui, et toujours il se montre tel, toujours tendre, toujours magnifique.

– Dieu de mon enfance qui bégayait votre amour ;

– Dieu de ma première communion, de cette première rencontre longtemps et ardemment désirée, consommée dans une intensité d’amour, dans ce transport inné du cœur de l’enfant reconnaissant son Dieu, son principe, qui pour la première fois se livre et se révèle par lui-même ;

– Dieu de ma jeunesse qui avez capté à mesure qu’ils naissaient les élans de mon cœur, et retourné vers vous les forces de mon âme en la soulevant au-dessus de ses misères si nombreuses ;

– Dieu qui m’avez donné la paix dans les calamités et la joie dans la douleur ;

– Dieu qui êtes auprès de moi et faites constamment tout ce que, moins qu’une autre, je ne puis et ne sais faire pour mes enfants, pour tous mes devoirs ;

– Dieu de ma maturité déjà saisie de faiblesse et d’infirmité précoce, mais revivifiée et ensoleillée par votre amour !

– Vous serez aussi le Dieu de ma vieillesse si j’ai à vieillir, le Dieu de ma mort et de mon éternité ; oui, j’ai confiance que vous me donnerez votre ciel comme vous m’avez tout donné, sans que je l’aie mérité, et je n’aurai pas trop de toute mon éternité pour vous chanter, vous aimer, vous bénir !

Revenons maintenant aux grâces d'exception reçues par Lucie-Christine. Nous tenons à rappeler ici, encore une fois, que Lucie-Christine était une mère de famille dévouée, chrétienne pieuse, certes, mais aussi une femme du monde, engagée dans son milieu de vie comme les laïcs pouvaient l'être à cette époque.

 

3-3-Avant la grande grâce

 

        3-3-1-Indications utiles du Père Auguste Poulain

 

Le Père Augustin Poulain donne quelques indications utiles :

– Le journal de la vie spirituelle de Lucie-Christine a été écrit par une française, dame du monde et mère de famille, morte en 1908.

– Ce journal  comporte 16 cahiers. Le premier cahier part de 1870, mais n’a été transcrit au net que douze ans plus tard, à la demande de son directeur.

– Lucie ne parle que très rarement, et toujours très succinctement de ses souffrances[3].

– Seul son directeur eut connaissance de ses épreuves et de ses grâces mystiques. Cela dura trente trois ans. Cependant, pendant les dix-neuf dernières années elle eut recours à une secrétaire religieuse et amie, tant sa cécité la gênait.

– Le Père Auguste Poulain ajoute les paroles que le Seigneur lui avait dites : « Sois mon canal pour porter mes grâces aux autres. Unis-toi à Moi, et tu iras, et tu donneras de Moi aux autre.» Le Père Poulain indique que cette prédiction se « réalisa partiellement du vivant de Lucie par le bien qu’elle a fait sans cesse et sans bruit à son entourage. » Il est peut-être temps maintenant, que nous la connaissions mieux pour profiter, nous aussi, des enseignements que le Seigneur lui prodigua.

Dans le premier cahier, qui concerne la période s’écoulant du 17 juillet 1870 au 15 août 1882, Lucie-Christine commence par évoquer sa vie spirituelle avant la première grande grâce.

 

        3-3-2-Lucie-Christine évoque sa misère passée

 

Elle s’étonne : « Vous savez, ô mon Sauveur, sur quel terrain vous avez bâti !... Toute ma vie je veux pleurer les années où je vous connaissais sans vous connaître, où je vous aimais sans vous aimer… Encore à présent,… si vous me quittiez, que deviendrais-je, je n’ose y penser, malgré l’ardeur de mes résolutions… Ô mon Jésus ! plus je suis misérable, plus votre amour pour moi me paraît grand, tendre et touchant. J’aime bien me sentir toute petite et moins que rien à vos pieds… comme un de ces petits grains de poussière qui s’attachaient à la plante de vos pieds divins sur les chemins de la Judée… »

Mais elle doit maintenant obéir à son directeur et reprendre sa vie passée. Elle ouvre un vieux cahier dans lequel elle écrivait autrefois car elle veut conserver « quelques lignes de ces pages qui sont d’une autre existence : vie naturelle, agitée, souffrante, militante aussi, et heureusement enracinée en Dieu, malgré ses erreurs et ses écarts. »

 

        3-3-3-La préparation aux grandes grâces

 

Le 4 septembre 1870, la déchéance de Napoléon III est proclamée à Paris. Lucie-Christine se souvient de l’enseignement de Jésus : « Aimez vos ennemis. Priez pour ceux qui vous haïssent. Faites du bien à ceux qui vous persécutent…" Elle poursuit: "J’ai communié aujourd’hui pour ceux qui m’ont fait de la peine. »

Le 31 janvier, 1871, la France est envahie. Lucie-Christine écrit : « La France est bien bas… Mon cœur saigne au-dedans de moi à entendre le récit de ces humiliations et de ces misères ! Je n’avais pas encore senti combien est fort ce sentiment de l’amour de la patrie … »

Un peu plus tard elle avoue, sans préciser: « Beaucoup de souffrances au physique et au moral ; progrès marqué en résignation et abandon à la volonté de Dieu. »

Pourtant Lucie-Christine vit sa vie de femme heureuse : le 31 mars 1872 elle peut dire: « Le matin de ce jour de pâques, j’ai eu le bonheur de communier auprès de mon bien-aimé mari… J’ai demandé à Dieu que, malgré ma faiblesse et par sa  miséricordieuse grâce, cette communion fût la première d’un vie nouvelle et meilleure… plus digne du Dieu bon qui m’a donné tant de secours, plus utile à mon mari, pour qui je dois être une aide, et à mes enfants dont l’âme m’est confiée…

Mais le 8 avril 1872 : «Mon cœur est cruellement, grièvement affligé ; les coups qui viennent de là[4] vont jusqu’au fond… » Mais elle prie ; « Ô main de Dieu… abats cette soif d’estime, ce vouloir excessif d’être aimée, appréciée, honorée par qui j’aime ! apprends-moi à donner sans recevoir, à ménager qui ne m’épargne pas !... Élève-moi au-dessus de l’opinion, fais que je me console des ‘dires’ de tel ou tel ? »

À de nombreuses reprises Lucie-Christine eut à souffrir des agissements de certaines personnes qu’elle ne nomme jamais. Peu à peu elle apprendra à maîtriser ses réactions et à pardonner. Ainsi, le 24 février 1882 elle pourra même écrire : « Me trouvant dans une circonstance pénible, je parvins, avec la grâce de mon seigneur, à garder amoureusement sa présence, malgré ce que j’entendais ; et je pensais avec reconnaissance à sa divine tendresse. » Mais Lucie-Christine défaillit ; elle sentit pendant dix minutes que ses forces lui étaient ravies. Sa famille cru à un évanouissement. Après cette expérience Lucie-Christine acquit »une profonde insensibilité pour les choses de la terre avec une grande facilité à être patiente… et à une résolution bien arrêtée de ne tenir en aucune chose à la réussite si ce n’est de réussir à accomplir la volonté divine en toutes choses. »

 

3-3-4-Et voici un grand pas vers l’amour 

 

Le 24 avril 1872 : « Si je n’avais pas d’orgueil pour moi et pour ceux que j’aime, la langue du prochain ne me ferait pas tant souffrir… Je n’aurais pas au-dedans de moi ce trouble, cette irritation, ce chagrin, qui me font tant de mal et traversent peut-être malgré moi mes paroles, quoi que je fasse pour me contenir… » Et la conclusion du 31 mai, jour de la fête du Sacré-Cœur : « Pardonner toujours.  Excuser toujours. »

Puis le 3 mars 1873 : «… Accepter au moins plus généreusement les croix que Dieu me présente… Ah ! je commence à bien aimer la souffrance parce qu’elle me rapproche de Dieu et qu’elle me rend un peu meilleure ! » 

 

3-4-Les premières grâces extraordinaires

 

        3-4-1-L’appel

 

Aujourdhui, vendredi 25 avril 1873, Lucie-Christine découvre sa vocation. Elle faisait, comme à l’accoutumée, sa méditation dans le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, quand, brusquement elle vit, devant ses yeux intérieurs ces paroles : « Dieu seul ! » Ces paroles, elle les vit et elle les entendit mais non pas comme dans la vie de tous les jour. C’était « une lumière, un attrait et une force," une lumière qui lui montrait comment elle pouvait être entièrement à Dieu, dans le monde qui était le sien ; un attrait qui ravissait son cœur ; une force qui lui permit de prendre la résolution : opérer ce que disaient les paroles divines. Elle appela ce jour la fête de la Vocation : Dieu l’appela et son cœur se rendit à cet appel.

 

        3-4-2-Découverte de la présence divine

 

Quatorze mois plus tard, le 16 juillet 1874, tandis que, seule chez elle Lucie-Christine travaillait à des ouvrages de couture, elle « fut soudainement investie et comme inondée du sentiment de la présence divine. » Elle avait été longtemps malade cette année là, et elle se plaignait à Dieu de la laisser loin de Lui.  Et voici que soudain Dieu était là, réellement ; et dans son cœur, c’était la paix, et une joie encore inconnue. Ce sentiment de la présence de Dieu dura plus d’une heure. C’était la première fois que Dieu se manifestait ainsi, mais ce ne sera pas la dernière.

Longtemps après, 24 juin 1891, Lucie-Christine pouvait noter : « Il faut remarquer que Dieu, tel qu’il daigne se faire connaître en lui-même dès ici-bas, est le seul être que notre esprit ne puisse se représenter par aucune image. Les images et les idées sont le langage intérieur de l’esprit, mais Dieu vu en lui-même laisse dans l’âme une empreinte, un souvenir unique qu’elle conserve… L’impression que Dieu révélé fait dans l’âme demeure ineffaçable, même après une dizaine d’années… »

 Et le 2 juillet 1891, elle ajoute : « Plus l’âme voit, moins elle peut comprendre ; mais plus elle voit, plus elle aime. » Puis, le 1er septembre 1891 : « Si l’âme voit Jésus, elle le sent aussi par l’effet de sa grâce ; elle entend certaines réponses de l’amour à l’amour inquiet, anxieux de procurer la gloire de Dieu et le bien des âmes, de savoir comment et quand faire le bien qu’il peut vouloir d’elle… »

 

        3-4-3-Les attributs de Dieu

 

À partir de 1878, Lucie-Christine reçut d’autres grâces lui permettant de découvrir quelques-uns des attributs de Dieu. Ainsi, ce fut d’abord la beauté de Dieu qui s’imprima en elle, « d’une manière qu’elle ne pouvait comprendre, mais qui ravissait toutes ses puissances. » Ensuite Dieu lui révéla son immutabilité qu’aucune créature ne peut posséder. Puis, en été 1879, elle eut, « dans une de ses communications une sorte d’éblouissement intérieur, et, dans cette grande lumière, son âme entrevit la puissance de Dieu, en même temps que cette puissance incomparable, sa douceur infinie. » Et l’âme ne voit plus que l’excès de sa misère, mais aussi l’excès de la miséricorde de Dieu.

C’est alors que Lucie-Christine décida de se confier à celui qui deviendrait son directeur.


[1] Il est important de noter ici que les vrais mystiques sont des gens de pratique et d’action, non de raisonnement et de théorie.
[2] Les grâces de Dieu.
[3] Beaucoup de ces souffrances lui venaient d'ailleurs de sa belle famille qui la rendait responsable des crises dont souffrait son mari Thomas.
[4] Lucie-Christine ne précise pas.

   

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