CHAPITRE 38.

DERNIÈRE MISSION DU PÈRE PAUL A SAINTE-MARIE AU-DELÀ DU TIBRE.
IL FIXE SA RÉSIDENCE A ROME.

Il y avait déjà plusieurs années que le serviteur de Dieu avait abandonné l'exercice des missions. Ses graves indispositions lui faisaient humblement penser que le Seigneur ne voulait plus se servir de lui à cette fin. Il n'en conservait pas moins un ardent désir de se rendre utile aux âmes. Toujours il était prêt à retourner dans la lice pour combattre publiquement le vice et le péché. Un jubilé extraordinaire ayant été publié à Rome en 1769, le Saint-Père voulut qu'on donnât des missions aux habitants de la ville sainte pour les exciter à une ferveur nouvelle et les disposer à gagner le précieux trésor des indulgences. Selon l'intention du Souverain Pontife, le cardinal-vicaire, Marc-Antoine Colonna, prélat très zélé, désigna à cet effet un certain nombre de fervents missionnaires, et parmi eux, le serviteur de Dieu à qui il voulut bien exprimer ses intentions de vive voix. L'humble père s'en excusa avec modestie, alléguant qu'il était d'un âge avancé, à moitié infirme et presque sourd, ce qui l'avait contraint d'abandonner les missions depuis quatre ou cinq ans. A ces mots, le pieux cardinal répondit : «J'entends, père Paul, que vous avez encore une excellente voix, et, quant à votre surdité, il suffit que les auditeurs ne soient pas sourds». Le serviteur de Dieu envisageant dans la volonté de son supérieur la volonté même de Dieu, se montra tout disposé à obéir, et malgré sa mauvaise santé, malgré les grandes chaleurs de la saison, il se mit à relire ses sermons pour ne négliger de son côté aucune précaution nécessaire. Les diverses églises devant être distribuées entre différents missionnaires, le cardinal-vicaire voulut bien en présenter trois au père Paul : Saint-Charles au Corso, Saint-André della Frate et la Sainte-Madone-de-la Consolation, pour qu'il en choisit une à son gré. L'humble missionnaire, laissant de côté les autres qui sont dans le cœur de la ville, choisit l'église de Sainte-Marie-de-la-Consolation, parce qu'elle lui sembla plus commode pour les pauvres du voisinage. Il disait à cette occasion que le Seigneur l'avait envoyé pour les pauvres : Evangelizare pauperibus misit me. Son Éminence n'approuva pas ce choix. Elle voulut qu'il eût une église plus grande où, comme dans un champ plus vaste, il pût répandre avec plus de fruit la semence de la divine parole; en conséquence il lui assigna la basilique de Sainte-Marie au-delà du Tibre. Les choses étaient ainsi réglées, quand, peu de jours avant l'ouverture de la mission, le pauvre vieillard fut attaqué d'un ressentiment de fièvre et de vomissements violents. Il lui fut donc impossible de commencer la mission, et il dut se faire remplacer pendant quelques jours par un de ses compagnons. Mais à peine se vit-il quelque peu en état de monter en chaire, qu'il alla continuer en personne les exercices. Il avait un si vif désir de prêcher au peuple de Rome, selon l'ordre des Supérieurs, qu'il s'empressa d'y aller, à peine convalescent, et bien qu'il eût dû garder le lit jusque-là. Il y eut aussitôt un concours considérable de personnes de tout rang et de toute condition, de religieux, de prêtres séculiers, de prélats, de cardinaux et de personnages de la première noblesse de Rome, et le fruit répondit à l'empressement. Le serviteur de Dieu prêchait avec une liberté tout apostolique, sans ombre de respect humain. Animé d'un zèle ardent pour la gloire de Dieu, il s'élevait avec vigueur contre les vices et les abus dominants. On voyait les nombreux assistants écouter le zélé missionnaire avec une grande attention et un profond silence ; et lorsqu'il excitait les affections, surtout dans la méditation de la Passion de Jésus-Christ, tous semblaient pénétrés d'une componction extraordinaire. A dire vrai, il suffisait pour cela, de voir ce vénérable vieillard, encore si faible qu'il ne pouvait marcher et avait besoin, pour monter les degrés de l'estrade, d'être aidé de plusieurs personnes, dont les unes lui donnaient la main et les autres le soulevaient sous les bras. Une fois arrivé, et appuyé sur son bâton, debout, les pieds nus, la tête découverte, il commençait et poursuivait sa prédication avec autant de feu, d'énergie et de voix, que s'il n'avait souffert aucune incommodité. Son zèle lui fournissait des forces. Cette seule vue, disons-nous, attendrissait les auditeurs; aussi chacun de ses sermons produisait-il un grand effet. Après chaque prédication, une foule de monde s'attroupait autour de lui, qui, pour lui baiser la main, qui, pour lui baiser les vêtements, qui, pour recevoir sa bénédiction. Plusieurs personnes devaient l'accompagner pour le défendre de la presse, et le dernier jour où il donna la bénédiction, l'affluence s'accrut tellement, qu'outre la basilique, toute la place contiguë qui est vaste, était pleine de monde; encore ne furent-elles pas capables de contenir la multitude, si bien que plusieurs milliers de personnes durent retourner chez elles sans avoir eu la consolation de l'entendre. Ce jour-là, pour assurer le bon ordre et la tranquillité, et pour protéger le missionnaire contre la foule, le cardinal Pamphili, titulaire de la basilique, fit venir une compagnie de soldats. Le vénérable missionnaire fit son dernier sermon devant ce nombreux auditoire avec une ferveur et une force d'esprit remarquables. Comme il avait en horreur les applaudissements et les témoignages d'estime, dès qu'il eût donné la bénédiction, et sans prendre le temps d'essuyer la sueur dont il était couvert, il monta en voiture pour fuir au plus tôt et retourner à son pauvre hospice. Ce fut donc dans la basilique de Sainte-Marie au-delà du Tibre qu'il mit fin à cinquante années de ministère apostolique exercé avec autant de succès que de zèle. Pendant qu'il donnait la mission, tous les soirs, le Souverain Pontife s'informait avec beaucoup d'intérêt du résultat de la prédication et de la santé du pauvre vieillard. Apprenant que tout avait été bien, il disait plein de joie et d'allégresse : «Laissez-le faire, laissez-le faire», témoignant ainsi combien il était consolé des fruits que son cher peuple de Rome en retirait.

Après les travaux de la mission, le père Paul passait ses journées dans le recueillement et la retraite de son petit hospice, s'occupant à prier pour la sainte Église et pour le Souverain Pontife. Au mois d'octobre, pour remercier plus parfaitement le Seigneur de la confirmation de l'institut, grâce dont il ne croyait pas pouvoir assez le remercier, excité d'ailleurs par un sentiment particulier de dévotion, il voulut visiter pour la dernière fois les sept églises. La vue de ces grands sanctuaires lui inspira un désir nouveau et plus ardent que jamais de vivre pour son Dieu; mais particulièrement sa visite à la basilique de Saint-Paul, son patron, qu'il alla aussi vénérer à l'endroit de son martyre, aux Trois-Fontaines. Après avoir ravivé dans son esprit l'image de ces lieux sacrés, il se retira à son hospice. Mais bien qu'il y vécût comme hors du monde, le désir de cette solitude dont il avait goûté les avantages et les douceurs dès sa jeunesse ne cessait de le poursuivre. Il eût voulu y terminer ses jours dans une paix profonde, uniquement occupé de Dieu et éloigné de tout commerce avec les créatures; mais le Saint-Père qui aimait beaucoup à recevoir souvent de ses nouvelles et à le tenir dans son voisinage, lui fit connaître d'une manière fort gracieuse que sa volonté était qu'il restât à Rome. «Je sais, lui dit le pape, ce que vous feriez dans votre retraite de Saint-Ange : vous prieriez, vous feriez oraison pour vous, pour Nous et pour toute l'Église. Eh bien! Cela vous pouvez le faire ici, à Rome, et plus encore». L'humble serviteur de Dieu inclina la tête, et se soumit aussitôt à la volonté du vicaire de Jésus-Christ, dans laquelle il voyait manifestement celle de Dieu. Cette prompte obéissance plut extrêmement au pape qui était un excellent juge en fait de vertu. Il admira comment le père Paul sacrifiait une inclination si innocente et n'avait d'autre principe que le désir de s'unir à Dieu plus tranquillement. Le serviteur de Dieu étant allé ensuite le jour de l'apôtre saint Thomas pour offrir ses souhaits à Sa Sainteté à l'occasion des fêtes de Noël, le Pape lui donna les plus grands témoignages d'affection, et le faisant asseoir près de lui comme d'ordinaire, il lui dit : «Père Paul, puisque vous vous êtes rendu promptement au désir du cardinal vicaire et au Nôtre, en restant à Rome, il est juste que nous pensions à vous procurer une maison et une église pour la congrégation naissante : il le faut, c'est justice, donnez-moi du temps». Ensuite, pour que le serviteur de Dieu pût avoir la consolation d'offrir le saint sacrifice, la nuit de Noël, il lui accorda la permission spéciale de chanter la messe dans la chapelle domestique du petit hospice. Tout joyeux de cette nouvelle faveur qu'il mettait au-dessus de tous les trésors, le père Paul regagna son pauvre hospice et célébra cette sainte solennité avec une ferveur extraordinaire et l'esprit absorbé dans la contemplation de ce grand mystère. Se promenant la veille dans l'hospice, il disait, comme transporté hors de lui-même, à tous ceux qu'il rencontrait : «0 prodige ! Ô miracle! Un Dieu vient au monde»! Lui seul pourrait dire quelles furent les communications divines dont son âme fut remplie dans cette nuit de grâces et de bénédictions. Toutefois ses larmes, ses soupirs enflammés, le feu de son visage trahissaient assez aux yeux de ses religieux le feu intérieur dont le divin Rédempteur embrasait son coeur. Le matin, après avoir célébré la seconde et la troisième messe, il alla vénérer la sainte crèche dans la basilique de Sainte Marie-Majeure. Là, toujours debout, il assista avec de grands sentiments de dévotion à la messe solennelle célébrée par le Souverain Pontife, nourrissant son esprit de la douce méditation de ces mystères d'ineffable charité.

   

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