CHAPITRE 39.

SA DERNIÈRE VISITE AUX RETRAITES DU PATRIMOINE DE SAINT-PIERRE
DÉDIÉES A LA PRÉSENTATION DE LA TRÈS SAINTE VIERGE.

Le démon ne cessait de persécuter le père Paul. Il semblait l'attaquer avec un redoublement de fureur, lorsqu'il recevait des grâces plus spéciales. Il le maltraita cruellement le lendemain même du jour où le serviteur de Dieu avait été si favorisé du ciel. Mais loin de se laisser abattre, Paul tirait de ces grâces un nouveau courage pour mépriser l'ennemi, et un nouveau motif de servir Dieu de toutes ses forces. Il songea donc à entreprendre la visite des retraites, composant la province du patrimoine, afin d'embrasser pour la dernière fois ses chers enfants et de leur donner ses derniers avis. Mais ne voulant rien arrêter sans la bénédiction du Saint-Père, le 19 de mars, il se rendit à l'audience pour lui demander sa permission et sa bénédiction apostolique. Le pape ne crut pas devoir s'opposer aux désirs du serviteur de Dieu, désirs qui naissaient d'un zèle ardent pour le bien de la congrégation. II lui donna donc avec bonté sa bénédiction, mais il voulut en même temps que pour la permission, il s'entendît avec le cardinal vicaire, disant qu'il s'en rapportait à lui pour ce point. Cependant le Pontife lui témoigna qu'il désirait lui accorder de nouvelles grâces, et comme s'il ne l'avait pas comblé de bontés jusque-là, il se plaignit doucement au serviteur de Dieu de ce qu'il ne lui demandait jamais rien. «J'admire votre modestie, lui dit-il, mais parlez, je vous prie, quand vous êtes dans le besoin, ne craignez pas d'être importun». Qu'on juge de l'effet de ces paroles sur le père Paul qui vénérait et aimait si tendrement le Souverain Pontife. Son cœur en fut comme embrasé. Il reçut avec un sentiment profond d'humilité, d'amour et de reconnaissance, la bénédiction apostolique, et au sortir de l'audience, il alla trouver le cardinal vicaire pour lui demander l'autorisation de partir et sa bénédiction. Le sage prélat apprécia les raisons du vénérable Père, et consentit enfin à son départ, mais à condition qu'il ne tarderait pas à revenir et que son retour aurait lieu au plus tard vers la fête de Saint-Jean-Baptiste.

Le père Paul ne voulut pas quitter la ville sainte, sans aller vénérer le tombeau des saints apôtres Pierre et Paul et se mettre sous leur protection, pour obtenir un heureux voyage. Ces devoirs accomplis, il partit enfin de Rome, le 27 mars 1770, pour Civita Vecchia. La route était mauvaise et le vent froid; le pauvre vieillard qui était presque à jeun, eut beaucoup à souffrir. Le soir, il arriva, glacé de froid, à l'hôtellerie de Monterone, où, après avoir pris un léger repas, il s'empressa de donner quelques bons avis aux gens de la maison qui, vivant là dans une campagne déserte, n'avaient que rarement l'occasion d'entendre la parole de Dieu. Il leur adressa, selon sa coutume, une exhortation pleine de ferveur, mais d'un ton si familier, si affectueux et si persuasif, que tout le monde l'écoutait avec uni attention et une piété très marquées. Après cela, il récita les matines du jour suivant, afin d'être en état de partir plus tôt te lendemain, et après un court sommeil, il fit son oraison et sa préparation, célébra dévotement la sainte messe et se remit en route. Arrivé enfin à la retraite de Corneto, fondée depuis peu, il fit dès le lendemain l'ouverture de la visite, et quoique très faible et caduc, il voulut donner les exercices spirituels à la communauté. Les religieux en tirèrent tous beaucoup de profit et de consolation. Il demeura parmi eux toute la semaine sainte, montrant pendant ces jours si chers à sa tendre piété, soit dans la célébration des offices, soit dans ses exhortations et ses conférences, qu'il ne désirait et n'aimait qu'une seule chose : Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Aux fêtes de Pâques, bien que plusieurs le détournassent d'aller au mont Argentario, parce que les chemins étaient rompus et presque impraticables, le vénérable père ne put résister au désir d'aller embrasser pour la dernière fois ses enfants qui étaient là, et voulut à tout pris se rendre dans cette chère solitude. On l'engagea à prendre du moins la voie de la mer; il y consentit et alla s'embarquer au port de Corneto sur une felouque. Mais au départ, il s'éleva un vent contraire qui rendit la mer fort houleuse, et il fut ainsi obligé de prendre terre à la côte de Montalte, d'où il se rendit dans cette ville. La charité ne peut rester oisive. Le serviteur de Dieu qui en était tout rempli, employa le peu d'heures qu'il séjourna à Montalte à faire une instruction et à enseigner la méthode simple et facile de méditer sur la passion de Jésus-Christ. Pendant qu'il s'occupait ainsi à répandre la lumière de la vérité, des personnes pieuses, lui coupaient des morceaux de son manteau, sans qu'il s'en aperçut, tant il était absorbé, en parlant de Dieu. On chercha une voiture à Montalte, pour qu'il pût continuer son voyage, mais il fut impossible d'en trouver. Le père Paul, mettant sa confiance en Dieu, se hasarda à demi-estropié comme il était et malgré sa faiblesse de reins, à monter d cheval. Sa confiance ne fut pas une témérité. Il fit ainsi un voyage d'environ vingt-six milles, malgré le vent froid et un peu de pluie qui survint. Un peu avant l'Ave Maria, il arriva sain et sauf à Orbetello, où des personnes de toute condition lui donnèrent les plus grandes marques d'affection et de respect. La pluie le contraignit d'y rester encore le jour suivant, et les habitants de cette ville qui tant de fois avaient entendu sa voix, s'estimant heureux de le revoir et de le posséder parmi eux, s'empressèrent de lui témoigner leur satisfaction et leur attachement. Ils sortaient en foule de leur demeure, et regardaient comme une bonne fortune de pouvoir lui baiser les mains; d'autres se prosternaient par terre pour lui baiser les pieds; plusieurs découpaient son vêtement et son manteau; enfin, la foule était si considérable autour de lui, qu'il eut peine à se délivrer de ces pieuses importunités. Le lendemain, impatient de fuir ces honneurs qu'il détestait, il partit pour sa bien-aimée retraite. Il versait des larmes le long de la route et disait : «Ah ! Ces montagnes, que de choses elles me rappellent»! En effet, elles lui rappelaient les grandes souffrances qu'il avait endurées et les grandes grâces qu'il avait reçues en cette sainte solitude.

A son arrivée, il fit l'ouverture de la visite et l'acheva tant à la retraite de la Présentation, qu'à celle du noviciat. On eût dit qu'il ne faisait que débuter dans son office, tant il mettait d'ardeur et de zèle à faire avancer chacun dans l'exercice des vertus et la pratique de l'union avec Dieu. Il parlait avec des sentiments tout particuliers de tendresse aux novices, comme à des enfants qui ont besoin de lait. Il leur fit un discours fort touchant qui leur tira des yeux des ruisseaux de larmes. Enfin, après avoir donné ses derniers avis paternels, il partit le 5 de mai, bien que la forte pluie tombée la nuit précédente eût rendu les chemins fort mauvais.

Pendant son court séjour au mont Argentario, le Souverain Pontife lui donna un nouveau gage de son amour paternel et de sa bienveillance spéciale. Le père Paul ayant appris que le pape désirait avoir des nouvelles de son voyage et de sa santé, s'empressa à son arrivée à la retraite de Corneto, de lui adresser une lettre très respectueuse. Il y rendait compte à Sa Sainteté de son voyage, du projet de construction d'un monastère de la Passion dans la ville de Corneto, de la régularité, de la ferveur et de la paix qui régnaient parmi les religieux de cette retraite. II assurait en même temps le Saint-Père qu'on ne cessait d'y prier le Très-Haut pour sa conservation. Cette lettre fit beaucoup de plaisir au Pontife, et en réponse, il lui expédia le bref affectueux que voici:

«Clément XIV, pape.

Cher fils, salut et bénédiction apostolique.

Vous pouvez aisément inférer des autres preuves que Nous vous avons déjà données de Notre amour paternel, avec quelle satisfaction Nous avons reçu votre lettre qui exprime si bien vos sentiments distingués de foi, de dévouement et de respect pour Nous et pour le Siège apostolique, et qui confirment surtout votre affection et celle de votre congrégation à Notre égard, en nous assurant que vous ne cessez de prier la clémence du Dieu tout-puissant, pour qu'il dirige et soutienne Notre faiblesse, dans les fonctions si graves de l'apostolat suprême. Vous ne pourriez sans doute Nous donner une meilleure preuve de votre piété filiale, ni rien faire de plus conforme à la fin de votre institut et aux besoins de Notre charge, puisque Nous n'avons de soutien et de force qu'en Dieu. Continuez donc, cher fils, de Nous rendre de plus en plus et à toute l'Église ce bon office, et engagez tous vos religieux à implorer sans cesse en Notre faveur les grâces dont nous avons si besoin. C'est par là surtout que vous répondrez dignement à Notre paternelle attente et que vous augmenterez de plus en plus Notre bienveillance toute spéciale pour vous et pour les vôtres, bienveillance dont Nous vous promettons de vous faire toujours éprouver à l'occasion les effets les plus signalés. Telle est, en effet, la disposition de Notre coeur envers vous et votre congrégation, que Nous faisons des vœux ardents pour qu'elle croisse chaque jour en vertus et en mérites. Il nous a donc été très agréable de recevoir votre exposé sur la situation de votre institut dans ce pays. Nous sommes joyeux d'apprendre qu'il s'étend et prospère, en répandant le parfum de la sainteté, et Nous serons toujours disposés à seconder ses progrès de Notre aide, de Notre autorité et de Notre faveur. Nos sentiments vous sont connus; en vous en assurant de nouveau et en vous adressant ce bref comme un monument de Notre affection pour vous; Nous vous exhortons en retour avec les plus vives instances à persévérer dans la voie de la vertu où vous êtes, et à vous efforcer, en Nous aidant de vos ferventes prières, d'entretenir et d'augmenter toujours Notre bienveillance paternelle pour vous et Notre joie pour votre avancement. Nous accompagnons de tous nos vœux et Nous plaçons sous les auspices de la Bonté divine les commencements et l'accroissement de votre congrégation, et Nous vous donnons avec amour la bénédiction apostolique, à vous, cher fils, et à tous vos religieux qui vous sont unis dans l'esprit d'humilité et de charité.

Donné à Rome, près Sainte-Marie-Majeure, sous l'Anneau du pécheur, le 21 avril 1770, la première année de Notre Pontificat».

Le serviteur de Dieu ayant reçu ce bref du pape, le baisa dévotement, et s'écria en versant des larmes de tendresse et d'humilité : «Ah! Malheureux que je suis! Je crains beaucoup que le Seigneur ne me dise à la fin : Tu as reçu ta récompense pendant ta vie». Ce sentiment d'humilité l'absorba tellement, qu'on eut beaucoup de peine à le consoler et à l'encourager, en lui faisant voir que le Seigneur en disposait ainsi pour le bien et l'avancement de la  congrégation naissante.

Le père Paul rencontra un nouveau sujet de peine, en retournant du mont Argentario à Rome. A son approche de Montalte, presque toute la population vint au devant de lui, pour avoir la consolation de le voir. C'était un spectacle fort pieux et fort édifiant de voir les malades eux-mêmes se traîner comme ils pouvaient sur son passage pour recevoir sa bénédiction; les mères tenant leurs petits enfants dans leurs bras, lui demandaient avec instance de vouloir bénir ces innocentes créatures. Le serviteur de Dieu qui abhorrait toutes ces démonstrations d'estime et de respect, se tenait recueilli et ordonnait au conducteur de piquer ses chevaux pour aller plus vite; mais la foule et l'empressement du peuple finirent par les arrêter. Enfin, on se dégagea comme on put, et alors l'humble père se trouvant en liberté de soulager son cœur, se mit à pleurer amèrement, en disant: «Ah! Malheureux que je suis! Il faudra qu'on me mette sous les verrous, parce que je trompe le monde. Je n'ai pas, il est vrai, cette détestable intention de le tromper, mais il n'est pas moins trompé, me croyant autre que je ne suis».

Finalement, après un voyage fort pénible, car il fut souvent obligé de descendre à cause que la pluie avait détruit les chemins, il arriva à Rome. Lorsqu'il eut été offrir ses hommages au Saint-Père et au cardinal vicaire, le Seigneur le visita de nouveau par la maladie, pour le récompenser de ses fatigues et de ses peines. La goutte, la sciatique, des douleurs articulaires, une fluxion dans les yeux le tinrent quelque temps cloué sur son lit. Mais le père Paul avait appris depuis longtemps, à l'école de l'oraison, à recevoir tout de la main de Dieu. Il souffrit patiemment tous ces maux et trouva sa paix et son repos dans le bon plaisir de Dieu.

   

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