Livre premier

Chapitre VIII

Preuves de la même vérité, tirées des Évangiles.

Après avoir prouvé par divers passages du vieux Testament, la nécessité de la pénitence et des larmes, nous la prouverons encore par l’autorité de l’Évangile, et premièrement par cette parole du Fils de Dieu : Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés : Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous vous réjouirez. Ce n’est point ici un simple conseil que notre Seigneur nous donne, puisqu’il ajoute : Malheur à vous qui riez maintenant ; car vous pleurerez après avoir ri. Comme donc il faut maintenant s’abstenir de rire, pour n’être pas obligé de pleurer à jamais : aussi faut-il pleurer dans le temps, afin de pouvoir se réjouir dans l’éternité. Il est écrit dans l’Apocalypse, que Dieu essuiera leurs larmes. Hé! de qui doit-il essuyer les larmes, si ce n’est de ceux qui auront beaucoup pleuré ? Mais sur qui tombera cette funeste Sentence portée contre Babylone : Autant qu’elle a été dans la gloire et dans les délices, autant faites-lui souffrir de tourments ? Ce sera sans doute sur ceux qui au lieu de se mortifier et de faire pénitence, mènent une vie molle et sensuelle. Gémissons donc dans cette terre étrangère, si nous voulons nous réjouir dans notre céleste patrie.

Mais expliquons plus distinctement ce mot : Heureux ceux qui pleurent. Saint Augustin croit que le Sauveur parle de la peine qu’on a naturellement à se séparer de ses proches et de ses amis, quand on veut se donner à Dieu. car cette séparation ne peut être que très sensible à ceux qui n’ont pas encore acquis une solide vertu; mais d’autres Pères, comme saint Jérôme, saint Chrysostome, saint Ambroise, l’expliquent de la douleur qu’on doit avoir tant de ses péchés que de ceux d’autrui, et ce qu’ils disent là-dessus, paraît le plus vraisemblable. Il ne faut pas pourtant rejeter l’explication de saint Augustin; car ce saint Docteur ne prétend point que pour s’affliger de l’absence des personnes qu’on chérit le plus, on soit heureux, lorsque leur absence est la seule cause de la douleur qu’on ressent; mais il estime vraiment heureux ceux qui ont moins de déplaisir de l’éloignement de leurs proches que de la perte de la grâce, et qui aiment mieux se séparer, quoique avec regret, de leurs plus intimes amis, que de ne pas suivre Jésus-Christ, de ne pas tendre à la perfection où ils les appellent. Cependant la pensée des autres est plus commune, plus claire et plus naturelle.

Heureux sont donc ceux qui pleurent, ou parce qu’ils ont regret d’avoir offensé le meilleur de tous les maîtres, et le plus aimable de tous les pères, ou parce que jour et nuit ils soupirent après la vie éternelle, ou pour quelque autre raison fondée sur l’amour ou sur la crainte de Dieu; Heureux, dis-je, sont ceux-là, car un jour ils seront comblés de consolation et de délices dans le Ciel. Mais malheur à ceux qui rient maintenant, parce qu’après avoir joui de quelques plaisirs passagers; ils seront jetés dehors dans les ténèbres, où l’on pleure et où l’on grince les dents de rage et de désespoir. Ce n’est pas que par un excès de sévérité, nous défendions aux gens de bien un ris modeste et qui dure peu, ni que nous voulions leur en faire un crime : ce que nous disons seulement et ce que l’Écriture nous enseigne, c’est qu’il n’est ni expédient, ni permis à des Chrétiens de s’abandonner tellement à la joie, qu’oubliant qu’ils sont ici dans une vallée de larmes, ils ne songent point à pleurer et à gémir, quand l’occasion le demande. Car il sera temps de nous réjouir quand nous serons dans notre patrie; maintenant que nous sommes dans un exil, environnés de très cruels et de très puissants ennemis, c’est le temps des gémissements et des pleurs.

Le Sauveur apprit autrefois à ses Disciples combien les larmes sont nécessaires et inévitables en ce monde, lorsqu’il dit; En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verserez bien des pleurs, et tandis que vous serez dans la tristesse, le monde se réjouira; mais votre tristesse se convertira en joie. Quand une femme est en travail, elle souffre, parce que son terme est venu; mais quand elle est accouchée, la joie qu’elle a d’avoir mis un enfant au monde, lui fait oublier ses douleurs. Ainsi vous avez présentement beaucoup à souffrir; mais je vous reviendrai voir, et votre âme sera remplie d’une joie que personne ne vous ôtera. Certainement si l’on concevait ces paroles, et qu’on les méditât bien, il ne se trouverait personne dans ce lieu de bannissement, qui ne renonçât volontiers à tous les plaisirs passagers, et qui ne s’en fit un de gémir sans cesse, comme la Colombe; car c’est un principe incontestable dans le Christianisme, que ce qui fait le caractère des Disciples du Sauveur, et ce qui les distingue du monde, c’est que le monde se réjouit, et qu’ils sont dans la tristesse.

Quelle différence y a-t-il donc entre un vrai Chrétien et le monde? La même qu’entre un Prédestiné et un Réprouvé. Je ne prie pas pour le monde, disait le Sauveur; et l’Apôtre veut que nous fassions pénitence, de peur que nous ne soyons condamnés avec le monde. Que s’ensuit-il donc de là, sinon que celui qui pleure avec les Disciples de Jésus et avec Jésus même, et qui ne se lasse point de pleurer, a le caractère des Élus; et qu’au contraire celui qui veut se réjouir avec le monde, a la marque des Réprouvés, avec lesquels il sera effectivement damné, si avant que de mourir, il ne rompt les liens qui le tiennent attaché au monde Le Sauveur ajoute : Pour vous autres, vous serez dans la tristesse; mais votre tristesse se convertira en joie. Il exhorte ses Disciples à persévérer jusqu’à la mort dans les exercices de la pénitence; il les y anime par l’espérance certaine d’un bien aussi grand qu’est cette joie ineffable et éternelle, qu’on ne pourra leur ôter.

Et afin qu’ils sachent que le temps des pleurs est court, et que celui de la joie n’aura point de fin, il se sert de la comparaison d’une femme, qui en accouchant souffre beaucoup, parce que son heure est venue; mais à qui la joie d’avoir mis un enfant au monde, fait incontinent oublier ses douleurs passées. Il compare le temps de souffrir à une heure, parce qu’il passe vite, et le temps de se réjouir à plusieurs années, c’est-à-dire, à toute la vie de l’enfant, qui fait la joie de sa mère tant qu’il est au monde. Rien ne marque mieux l’emploi des Apôtres et des Prélats, que les douleurs de l’enfantement. C’est pour cela que saint Paul écrivant aux premiers Fidèles : Mes chers enfants, leurs disait-il, vous me causez encore une fois les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que Jésus-Christ soit entièrement formé en vous. Ils souffrent donc ces douleurs mortelles, ils les souffrent non pas une seule fois, comme les femmes, mais cent et cent fois. Ils ressemblent à cette femme de l’Apocalypse, qui est la figure de l’Église, et dont saint Jean dit : Qu’étant en travail d’enfant, elle jetait de grands cris, et avait beaucoup de peine à se délivrer de son fruit.

Enfin pour nous assurer que tout cela est véritable, et qu’il n’en faut pas douter, le Sauveur commence par ces paroles : En vérité, en vérité, je vous le dis. Il prévoyait bien que plusieurs auraient peine à croire que le partage des Élus soient les pleurs, et qu’il soit plus avantageux de gémir avec les Disciples de Jésus, que de se réjouir avec le monde; que ceux en un mot, qui pleurent durant un temps, doivent être éternellement heureux, et que ceux qui se réjouissent durant un temps doivent être éternellement malheureux. Il confirme donc ce qu’il a dit par un serment réitéré : En vérité, en vérité je vous le dis. Plût à Dieu que l’on méditât une vérité si certaine et si importante, et que l’on sût profiter d’un temps aussi salutaire qu’est celui de pleurer, et d’acheter par quelques larmes un bonheur qui ne finira jamais !

     

 

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