LIVRE TROISIÈME

Chapitre Premier.

Premier fruit des larmes : l’espérance certaine de la rémission des péchés.

Après avoir découvert les douze principales sources des larmes saintes, nous en tirerons douze ruisseaux pour arroser cette terre sèche et stérile, qui est notre âme, et pour lui faire produire des fleurs et des fruits de diverses sortes de vertus. Les fruits qu’elle portera doivent répondre aux douze sources, et ce sont peut-être ces douze fruits de l’Arbre de vie, planté sur le bord du fleuve, que saint Jean vit dans le Ciel. Car dans le Ciel même y a-t-il des eaux plus pures et plus salutaires, que celles que le Saint-Esprit fait couler, comme des ruisseaux, de nos yeux?

Premièrement donc les larmes de la pénitence, qui viennent de la considération de nos péchés, nous donnent une espérance certaine de notre réconciliation avec Dieu; d’où naît une joie et une paix intérieure qui ne se peut exprimer. Car bien que ce soit la vraie contrition et la confession sincère de nos fautes, avec l’absolution du Prêtre, qui justifient le pécheur dans le Sacrement de la pénitence, on peut dire toutefois que les larmes qu’il y répand, sont une marque, ou un gage comme assuré de la grâce qu’il y reçoit. Nous en pouvons croire le Prophète pénitent, qui disait : J’ai longtemps gémi; et toutes les nuits j’ai arrosé mon lit de mes pleurs. Allez-vous-en loin de moi, ajoute-t-il, vous tous qui faites des œuvres d’iniquité; parce que Dieu a prêté l’oreille à mes larmes. On voit ici que le Seigneur a eu plus d’égard aux pleurs qu’aux paroles, et qu’on gagne moins auprès de lui en suppliant qu’en pleurant.

Les larmes de Magdeleine prouvent encore ce que nous disons. Car ce sont elles qui sans le secours des paroles, firent voir l’extrême regret qu’elle avait conçu de ses offenses; ce sont elles qui lui tinrent lieu d’une humble exposition de ses fautes; c’est enfin par elles d’abord, et non par des jeûnes, par des prières, par des aumônes, qu’elle satisfit à la Justice divine. Ainsi, sans parler, elle mérita que Jésus lui dit : Vos péchés vous sont pardonnés; et qu’il dit au Pharisien chez qui il mangeait : Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Ses yeux seuls, tout baignés de larmes, montraient bien que son cœur brûlait d’amour pour celui qui était venu sanctifier le monde, et détruire les œuvres du Démon, qui sont les péchés.
Saint Chrysostôme, pour ne rien dire des autres Pères, marque bien la vertu des larmes, en disant qu’elles obligent le Juge éternel de révoquer la Sentence déjà portée contre le pécheur; qu’elles unissent l’âme avec Dieu dont le péché l’avait séparée, et qu’elles lui rendent la paix, que de fâcheux remords de conscience lui avaient ôtée. Il dit ailleurs qu’elles ont la force d’éteindre le feu de l’Enfer. Il ajoute en un autre endroit, qu’elles lavent les souillures du péché; et il ose même les comparer au martyre, parce qu’elles coulent des yeux du pécheur, comme le sang coule des plaies du Martyr.
Nous pourrions encore dire que si le corps du Martyr est déchiré par les tourments, le cœur du pécheur est brisé par la pénitence, suivant ces paroles de David : Vous ne mépriserez point un cœur contrit d’humilié; et suivant ce que Dieu même disait; à son peuple, par le Prophète Joël : Brisez vos cœurs de regret. De plus, comme le Martyr, par le sacrifice qu’il fait de lui-même, rend un témoignage public de sa foi : ainsi le pécheur converti marque l’amour qu’il a pour Dieu par l’offrande qu’il lui fait d'un cœur vivement touché et pénétré de douleur. Enfin comme le Martyr va droit au Ciel, sans passer par le Purgatoire, de même le vrai Pénitent conçoit quelquefois un tel regret de son péché, et par un ardent amour de Dieu, verse tant de larmes, que Dieu lui remet tout à la fois, et le péché et la peine du péché.
C’est la grâce qu’obtint autrefois le fameux Raymond de Capoue, par l'intercession de sainte Catherine de Sienne, dont il était Confesseur. Il écrit lui-même dans la vie de cette Sainte, qu’un jour il la conjura de demander pour lui à Notre-Seigneur une abolition entière de toutes ses fautes, avec une marque certaine qu’elles lui seraient pardonnées. Elle promit de le faire; et le lendemain, après une fervente oraison, elle l’alla trouver. Ils s’entretinrent quelque temps ensemble sur l’ingratitude de l’homme envers son Seigneur, et dans cette conversation, le Saint-Esprit fit voir à Raymond si clairement la grandeur et la multitude de ses péchés, que ne pouvant soutenir la violence de la douleur qui le pressait, il se mit à sangloter, à verser des pleurs en abondance, et à jeter de grands cris, et peu s’en fallut qu’il n’en mourût sur la place. Vous avez ce que vous souhaitez, lui dit alors sainte Catherine. Ne doutez plus de votre pardon : Dieu vous en donne maintenant un gage assuré. Ayez seulement pour lui la reconnaissance que mérite une telle grâce. Ayant dit cela, elle le laissa si rempli de consolation, qu’il pouvait dire avec le Prophète Roi : O mon Dieu, j’entendrai de votre bouche des choses qui me combleront de joie; et les os que vous avez humiliés, tressailleront d’allégresse.
Voilà l’effet que font dans l’âme des pénitents les larmes saintes, qui partent d’une véritable contrition : elles calment leur conscience, que l’image de leurs crimes avait longtemps tenue dans la crainte et dans le trouble; de même qu’après que les vents ont longtemps soufflé, et ont amassé des nuées sombres et épaisses, la pluie rend à l’air sa première sérénité. La raison de ceci est que par les larmes de componction, le Saint-Esprit nous rend témoignage que nous sommes enfants de Dieu, puisque nos péchés commencent à nous déplaire, que Dieu fait renaître sa paix dans nos cœurs, que notre Père céleste nous embrasse tout de nouveau, qu’il nous redonne notre première robe, et nous remet l’anneau au doigt, en signe d’une parfaite réconciliation.
O si les pécheurs savaient combien il est doux de sortir de l’esclavage du péché, et de rentrer en grâce avec Dieu, ils avoueraient que les voluptés sensuelles n’ont rien de semblable ni d’approchant. Saint Augustin l'avait éprouvé quand il s’écriait : O que je trouvais de satisfaction à renoncer aux vaines délices du monde! Ce que j’avais jusqu’alors tant appréhendé de perdre, je le quittais avec joie. Vous bannissiez de mon âme l’amour de ce faux plaisir, ô ma véritable et souveraine Béatitude, et en sa place vous y entriez vous-même, qui êtes plus doux que toute douceur, plus brillant que toute lumière, plus élevé que toute grandeur. Ce saint Pénitent parlait à Dieu de la sorte, après avoir amèrement pleuré ses péchés, et en avoir effacé avec ses pleurs jusqu’aux moindres taches. Mais longtemps auparavant, le Prophète Roi se souvenant que la divine Bonté avait accordé à ses soupirs et à ses larmes la rémission de son crime, il en avait tant de joie, que, pleine de reconnaissance, il se disait à lui-même : O mon âme, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est au-dedans de moi, glorifie son saint Nom. Encore une fois, ô mon âme, bénis le Seigneur, et n’oublie jamais les grâces que t’a faites celui qui te pardonne toutes tes offenses, qui te guérit de toutes tes infirmités, qui te délivre de la mort, qui répand sur toi ses miséricordes, qui te donne tous les biens que tu désires, et par qui enfin tu rajeunis comme l’aigle.
Qui croirait que dans une source aussi amère que celle des larmes, on dût puiser tant de consolations et de joies? Dieu, indignement offensé par le pécheur, ne laisse pas de lui témoigner de la bonté, en lui remettant ses fautes; il remédie à toutes ses infirmités, en le guérissant de tous ses vices; il le délivre de la mort, en lui donnant la vie de la grâce, il répand sur lui ses miséricordes, en le sanctifiant et le rendant digne de la couronne de gloire; un jour enfin il le fera rajeunir, en le tirant des ténèbres et de la poussière du tombeau, et en le renouvelant, comme l’aigle, qui recouvre dans sa vieillesse toute son ancienne vigueur.
Ajoutons à ces deux exemples celui d'une fameuse Pénitente, qui est Marie l’Égyptienne, dont Sophrone évêque de Jérusalem a écrit la vie. Il n'y eut jamais de femme plus débauchée que celle-là; on ne peut lire sans horreur jusqu’à quel excès elle porta l’impudicité. Mais enfin, Dieu l’ayant tirée de cet abîme d’ordure, elle s’alla retirer dans un désert, où durant quarante-sept ans, elle ne vit aucun homme, et où par la grâce du Saint-Esprit, et par les mérites de Marie mère de Dieu, elle parvint à un si haut point de perfection, qu’on peut dire qu’elle vivait sur la terre, non comme une créature mortelle, mais comme un Ange. Sa conversion commença par les pleurs qu’elle répandit en grande abondance; et depuis, contre les horribles tentations qu’elle souffrait jour et nuit dans sa solitude, tout son recours était l’oraison et les larmes. Mais en même temps les douceurs dont Dieu la comblait lui faisaient entièrement oublier ses plaisirs passés. Il n’en faut point d’autre preuve que sa longue persévérance, dans une manière de vie aussi dure que celle qu’elle avait choisie de son propre mouvement, et qu’elle ne quitta point, demeurant toujours exposée au chaud, au froid, et à toutes les incommodités des saisons, ne se nourrissant que des seules herbes qui croissaient dans une campagne inculte et sauvage, n’ayant pour lit que la terre, et ne voyant autour d’elle que des bêtes féroces, ou des Démons beaucoup plus cruels que les lions et les tigres. Après cela, qui ne pleurera ses péchés, sachant même que dans cet exil, où Dieu fait faire pénitence aux enfants d’Adam, leur tristesse se change en joie, et qu’en la céleste patrie, tous leurs pleurs seront essuyés?

     

 

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