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LIVRE TROISIÈME Chapitre III Troisième fruit des larmes : L’imitation des vertus de Jésus-Christ. L’arbre de la Croix porte quantité de fruits très bons, très agréables et très sains : mais pour s’en nourrir, il ne suffit pas de les regarder; il faut les cueillir, il faut les porter à sa bouche, il faut les manger. Qu’est-ce que considérer les fruits de la Croix? C'est méditer attentivement sur la Passion du Sauveur, et compatir à ses peines, jusqu’à en verser des larmes. Qu’est-ce que les cueillir et les manger? C’est imiter les vertus de Jésus souffrant, et croître par-là de jour en jour, jusqu’à ce qu’on devienne homme parfait. Saint Pierre y exhorte tous les Fidèles, en disant : Jésus-Christ a souffert pour nous, il a donné l’exemple, afin que vous marchiez sur ses pas. Saint Paul leur recommande la même chose : Entrez, dit-il, dans les sentiments de Jésus-Christ, qui, bien qu’il fût Dieu, s’est humilié, en se rendant obéissant jusques à la mort, et à la mort de la Croix. Le Sauveur même s’explique assez là-dessus en plusieurs endroits, comme lorsqu’il dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Je vous ai donné l’exemple, afin que vous en usiez envers les autres, comme j’en ai usé envers vous. Celui qui ne porte pas sa Croix, et ne me suit pas, ne peut être mon Disciple. Quiconque donc veut profiter de la considération des souffrances du Sauveur, et ne pas pleurer inutilement, il faut qu’il s’efforce d'imiter les admirables vertus qu’il a pratiquées sur la croix. Et quelles sont ces vertus? Ce sont les quatre, dont on a parlé dans le Livre précédent, la patience, la charité, l’obéissance et l’humilité, que la Croix même représente assez naturellement par sa longueur, par sa largeur, par sa hauteur, par sa profondeur. Afin donc que ces vertus se forment en nous, qu’elles y prennent racine, et qu’à mesure qu’elles croissent, nous nous rendions plus semblables au Sauveur, il faut que les larmes que nous répandrons en le regardant avec des yeux de compassion, étendu sur une Croix, ne soient pas perdues, qu’elles ne tombent pas à terre; mais que nous sachions nous en servir pour éteindre en nous le feu de la concupiscence ennemie de ces vertus. Mais en quoi consiste cette science, et comment la réduit-on en pratique? Il n’appartient qu’au Saint-Esprit de nous l’enseigner. Car c’est à nous tous que parle saint Jean, quand il dit : Vous avez reçu l’Onction du Saint-Esprit, et vous savez toutes choses. Et plus bas : Il n’est pas besoin que personne vous instruise. Persévérez seulement dans la croyance de toutes les choses que vous savez par le moyen de l’Onction. Voici cependant une méthode qui ne sera pas inutile, surtout à ceux qui commencent. Je me figure le Roi du Ciel et de la terre, attaché en croix, nu, tremblant de froid, épuisé de sang, et mourant de soif : je m’imagine lui voir la tête couronnée d’épines, le visage sali de crachats, les mains et les pieds percés de gros clous, tout le corps couvert de plaies : j’examine tout ce qu’il fait en cet état; je regarde s’il ne se fâche point contre ses persécuteurs, s'il ne leur reproche point leur cruauté et leur injustice, s'il souffre impatiemment ses humiliations et ses douleurs. Je l’entends prier pour les bourreaux qui le crucifient, consoler sa Mère et son Disciple bien-aimé, promettre son Paradis à un des voleurs crucifiés auprès de lui. Je remarque soigneusement toutes ces choses, et je vois qu’il ne lui échappe aucun mouvement de colère ni aucune plainte contre les auteurs de sa mort, qu’il reçoit le mal qu’on lui fait, sans en murmurer, et sans menacer ceux qui le maltraitent. Je prends part à toutes ses peines, je les ressens vivement; et plein d’admiration, je lui demande pourquoi étant innocent et saint, comme il est, il souffre tant de tourments; s'il, les souffre malgré lui, ou de son bon gré. Il me répond : Je me suis offert à la mort, parce que je l’ai voulu. Je suis maître de ma vie, et personne ne peut me l’ôter; mais je la donne de moi-même. c’est donc volontairement, et non malgré moi, que je meurs. Mais, Seigneur, pourquoi mourez-vous d’une manière si douloureuse et si infâme? C'est, me répondez-vous, parce que je vous aime, et que je ne puis autrement vous délivrer de l’Enfer, ni vous montrer à pratiquer la patience, la charité, l’humilité et l’obéissance, qui sont des vertus nécessaires pour gagner le Ciel, et avoir part à ma gloire. J’ai vu que mes Écritures, que la voix de mes Ministres ne pouvaient ni vous guérir de votre impatience, de votre orgueil, de votre indocilité, du dérèglement de vos passions, ni vous inspirer la haine du monde : j’ai donc résolu de venir moi-même, et d’une Croix en faire une chaire pour vous enseigner par les oeuvres plutôt que par les paroles à vous corriger de vos vices. Croyez-vous cela? Si vous le croyez, si vous en êtes bien convaincu, ne devriez-vous pas en être vivement touché, eussiez-vous le cœur aussi dur que le fer et le diamant? Pourrez-vous chercher désormais à tirer raison des injures qu’on vous aura faites? Et ne vous résoudrez-vous jamais à pardonner à vos ennemis? Ne me donnerez-vous pas vos ressentiments? L’exemple de ma patience et de ma douceur, ne vous semblera-t-il pas une assez puissante raison pour réfuter toutes celles que le monde vous peut suggérer pour vous animer à la vengeance? Oui, mon Dieu, j’en suis entièrement persuadé : je me rends à une si forte raison : je cède à votre Bonté. Vous m’avez gagné le cœur, et vous me l’avez percé du trait enflammé de votre divin amour. Je vous promets non seulement de ne plus rendre le mal pour le bien, mais de rendre le bien pour le mal; et d’oublier tellement les injures que j’aurai reçues, qu’au lieu de m’en ressentir, je prierai pour ceux qui me calomnieront, et je n’épargnerai rien pour faire plaisir à mes plus mortels ennemis. Le Sauveur continue à exhorter une âme qu’il veut sauver, et voici comme il lui parle : Souvenez-vous que je me suis humilié jusqu’à m’offrir à la mort, et à la mort de la Croix, tant pour vous sauver par l’ignominie de ma Passion, que pour vous montrer à ne vous point enorgueillir, à ne jamais vous préférer à personne, à ne point briguer les grands emplois, à choisir toujours la dernière place, à déférer volontiers aux autres, et à ne contester jamais sur le point d’honneur; car c’est par-là qu’on parvient à la vraie gloire, qui est celle que Dieu destine à ceux qui aiment la Croix. Choisissez donc lequel vous semblera le meilleur, ou de vous abaisser maintenant, et d’être élevé un jour avec moi, ou de vous élever maintenant avec le Démon, et d’être humilié avec lui dans toute l’éternité. O mon Sauveur, est-il donc possible que pendant que nous avons devant les yeux l’exemple d’une humilité aussi profonde que la vôtre, le Démon puisse nous persuader de chercher à nous agrandir sur la terre? Certainement j’aurais bien eu de raison, si sachant ce que vous avez daigné faire pour m’apprendre à m’abaisser, vous qui êtes la vérité et la sagesse de Dieu, je faisais si peu d’état de vos maximes et de vous exemples, qu’au lieu de me mettre sous les pieds de tout le monde, je voulusse dominer partout, vous êtes le fils unique du Dieu vivant, et que suis-je, moi, qu’un peu de poussière et de cendre? Vous êtes le Roi des rois, et moi je suis le dernier de vos serviteurs, et le fils de votre servante. Faites-moi seulement la grâce de m’affermir dans la sainte résolution où je suis; car la fragilité humaine est si grande, et les ennemis qui nous assiégent de toutes parts sont si rusés et en même temps si furieux, que si vous ne veilliez à notre défense, nous n’oserions jamais nous promettre de persévérer dans votre service. Mais continuez encore à nous instruire, ô mon divin Maître : il me semble qu’au fond de mon cœur j’entends votre voix, et que vous me dites : Vous me voyez accablé d’opprobres; je me suis rendu obéissant à mon Père, dans la chose du monde la plus humiliante et la plus rude, qui est de mourir sur une Croix. Je me suis même soumis à la volonté de ma mère, quoique pauvre, et à celle d’un simple artisan que j’avais choisi pour me tenir lieu de père. Bien plus, je n’ai point eu honte de me déclarer sujet et tributaire d’un Empereur idolâtre. Enfin je n’ai fait nulle résistance aux bourreaux qui me commandaient de m’étendre sur la Croix, pour être cloué à ce bois infâme. J’ai fait tout cela dans le seul dessein de vous instruire non seulement à obéir, mais à préférer toujours, s'il se peut, l’obéissance au commandement. Car il n'y a rien de plus vrai que ce qu’a dit un des humbles serviteurs, qu’il est très avantageux d’obéir, et très dangereux de commander si donc vous voulez montrer que vous ressentez l’affection que j’ai pour vous, ne préférez jamais rien à l’obéissance que vous me devez, et que ni menaces ni promesses ne puissent vous engager à violer la loi de votre Seigneur. Sachez de plus quand le commandement d'un homme qui vous gouverne avec une autorité légitime, n’est point contraire à celui de Dieu, vous devez vous y soumettre, bien persuadé que toute autorité légitime ne peut venir que d’en haut, et que soit que l’on obéisse ou que l’on désobéisse à celui qui tient la place de Dieu, c’est comme si l’on obéissait ou si l’on désobéissait à Dieu même. Au reste tout ce que je vous ai dit de ma patience, de mon humilité, et de mon obéissance, je veux que vous l’appliquiez à ma charité comme à la vertu qui m’est la plus chère. Souvenez-vous donc que j’ai aimé tous les hommes jusques à l’excès, lors même qu’ils étaient mes ennemis. Songez que je me suis sacrifié pour eux, et que j’ai souffert des tourments que la charité seule me pouvait rendre supportables. C'est en cela principalement que je désire que vous suiviez mon exemple, afin que comme je me suis livré à la mort, et à une mort cruelle et sanglante, non par l’espérance de quelque avantage qui m’en dût revenir, mais par un amour très pur, et par un désir sincère de votre salut : de même vous soyez prêts à donner jusqu’à votre vie pour l’honneur de Dieu, et pour le service de vos frères. Ayez toujours des entrailles de charité pour votre prochain, surtout pour mes membres, qui sont les pauvres, les malades, les affligés, vous faisant un grand plaisir de les assister dans leurs misères, et y employant non seulement votre bien, mais votre sang, s'il est nécessaire. O mon Sauveur, ce que vous nous dites pourrait nous paraître dur et impraticable, si vous ne nous l’enseigniez de dessus la Croix : mais quoique vous nous l’enseignez plutôt d’exemple que de parole, vous qui êtes notre Seigneur et notre Maître, de quel front oserions-nous nous y opposer, nous qui sommes vos serviteurs et vos disciples? Tout ce que vous nous dites est très vrai : tout ce que vous nous ordonnez est très juste, et il n’en faut point d’autre preuve que cette Croix qui est la Chaire où vous nous prêchez, que ce sang qui coule de vos sacrées plaies, et qui fait voir la vérité de votre doctrine, en un mot que votre Passion et votre mort. Que si au moment que vous expirâtes, le voile du Temple se déchira, et les rochers se fendirent, comment pourrons-nous y penser, et n’en avoir pas le cœur brisé de douleur, et ne pas former le dessein de mourir plutôt mille fois que de manquer à l’obéissance que nous vous devons? Puis donc, o mon Seigneur et mon Dieu, que vous nous avez tant aimés, et que vous nous commandez de vous aimer de tout notre cœur; quoique notre amour soit encore faible, nous voulons pourtant nous efforcer de vous suivre, et si vous nous attirez après vous, nous courrons à l’odeur de vos parfums. Et afin d’être plus libres, pour nous attacher à vous, et que rien ne nous empêche de vous suivre, nous voulons absolument, avec le secours de votre grâce, renoncer au monde, et à tout ce qui est du monde : nous y sommes résolus, et nous ne pouvons nous en dispenser, quand nous faisons réflexion que depuis le premier moment de votre vie jusques au dernier, vous vous êtes privé vous-même de tous les plaisirs des sens; quand nous vous voyons mourir la bouche pleine de fiel, non dans un lit, mais sur une Croix; et quand enfin nous considérons que bien que vous soyez Roi, vous n’avez point d’autre trône que cette Croix, point d’autre couronne qu’une couronne d'épines, point d’autre pourpre que le sang dont vous êtes tout couvert, point d’autre Cour que deux criminels crucifiés à vos deux côtés. Nous renonçons donc de bon cœur au monde, nous en détestons les vanités et les délices, nous voulons porter la Croix après vous dans ce chemin si étroit et si épineux que vous nous avez frayé. Tout ce que nous vous demandons, c'est qu’après nous avoir donné l’exemple, vous nous aidiez à le suivre.
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