LIVRE TROISIÈME

Chapitre VI

Sixième fruit des larmes: La réforme des Ordres Religieux.

Nous avons assez déploré dans le second Livre le relâchement et la décadence des Ordres Religieux : voyons maintenant quelle utilité leur peut apporter la compassion que les gens de bien ont pour eux. La principale est de s’employer à y rétablir l’ancienne ferveur, et à leur rendre leur premier esprit. Cela regarde particulièrement ceux qui les gouvernent. Car c'est à eux sans doute plus qu’à personne, de visiter et de cultiver la vigne que Dieu a commise à leurs soins. En effet, bien que l’Église universelle soit comparée dans les saintes Lettres à une vigne, et que le Sauveur lui-même nous la dépeigne sous cette figure, on ne laisse pas de pouvoir user de la même comparaison pour désigner en particulier chaque Ordre Religieux, comme étant une partie considérable de la grande Vigne, qui remplit toute la terre. Afin donc de coopérer à y mettre la réforme, avec ceux qui en sont les supérieurs et les chefs, je veux expliquer ici en peu de mots quelles sont les conditions que doivent avoir les Sociétés Religieuses pour être vraiment réformées.

Il y a six choses à remarquer dans la vigne, et ces six choses représentent six vertus très nécessaires aux Religieux, l’humilité, la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, l’esprit d'oraison, et la charité. La vigne est un arbre bas, petit, tortu et difforme, sec, fragile, rampant à terre, et qui semble si méprisable, que Dieu en parle dans Ézéchiel, en ces termes : Que fera-t-on de la vigne? En tirera-t-on du bois pour mettre en œuvre? En fera-t-on seulement une cheville pour attacher quelque chose contre la muraille? On a cru qu’il n’était bon qu’à brûler.

Voilà une image de l’humilité de Jésus-Christ, et de l’abjection volontaire que tout Religieux doit embraser avec joie, s'il a bien compris ce précepte de son divin Maître : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. En vérité ceux qui briguent des Prélatures, ou qui croient qu’on leur fait tort de les mettre dans quelqu’une des dernières places, ou qui disputent, soit entre eux, soit avec d’autres Religieux pour le pas et la préséance, ceux-là ont besoin sans doute d’être réformés, et de prendre le vrai esprit de l’Évangile, où l’on ne lit point que le Fils de Dieu, tout Dieu qu’il est, ait jamais disputé le pas à personne; mais où l’on trouve au contraire, que dans une contestation qui s’éleva entre ses Disciples à qui aurait la première place, il leur parla de cette sorte : Que celui qui est le plus grand parmi vous, affecte d’être tenu pour le plus petit; et que celui qui est au-dessus des autres, se fasse semblable à celui qui sert.

Mais ce n’est pas, disent-ils, pour notre honneur particulier que nous contestons; c'est pour l’honneur de notre Ordre, qui étant le plus ancien, doit avoir le premier rang. Si cela est, il faudra donc que chaque Religieux soit humble; mais il sera permis à l’Ordre de ne l’être pas. Je ne trouve point mauvais que ceux à qui il appartient d’assigner les places aux Réguliers, préfèrent les Ordres anciens aux nouveaux; mais que les Réguliers mêmes aient entre eux des disputes là-dessus, c'est ce que je ne puis approuver.

Secondement, si l’on veut que la vigne porte bien du fruit, il faut la tailler, et en retrancher le bois inutile. De là vient que selon la remarque du Sauveur, le Père céleste coupe toutes les branches sèches et stériles, nettoie celles qui portent du fruit, afin qu’elles en portent davantage. Si un étranger qui n’a jamais vu de vignes, les voyait tailler, sans savoir pourquoi l’on en ôte tant de bois, il se moquerait du Vigneron, qui les défigure, en leur ôtant ce qui en peut faire l’ornement dans la saison. Mais le Vigneron sait bien ce qu’il fait, et il n'en coupe les branches, qu’afin d’en recueillir plus de fruit : c'est là un symbole de la pauvreté Évangélique, que le Sauveur et sa sainte Mère ont tant aimée, et que les vrais Religieux doivent préférer à tous les trésors du monde. Or cette vertu consiste à n’avoir rien dont on puisse disposer, suivant ce qui est écrit des premiers Chrétiens, qu’ils n’avaient qu’un cœur et une âme, et que nul d’eux ne considérait ce qu’il possédait, comme lui appartenant plus qu’aux autres; mais qu’entre eux tout était commun.

Comme donc le relâchement s’est introduit avec l’esprit de propriété dans les Ordres Religieux, pour les réformer, il faut commencer par en bannir cet esprit, si contraire à la pauvreté. Certainement si les Religieux, qui s’approprient quelque chose, considéraient avec quelle sévérité Dieu punit Ananie et Saphira, pour avoir péché les premiers en cette matière; et d’autre part quelle récompense auront dans l’éternité, et de quelle paix jouissent dès à présent ceux qui peuvent dire avec saint Pierre :Voilà, Seigneur, que nous avons tout quitté, et que nous vous avons suivi; ils renonceraient de tout leur cœur à toute sorte de propriété. Il n’est pas croyable combien les Saints ont eu ce crime en horreur, et de quels termes ils se sont servis pour en exprimer la grièveté.

Saint Jérôme écrit qu’en Nitrie, un Moine ayant gardé jusques à la mort quelques pièces de monnaie, qu’il tenait cachées, saint Macaire et les autres Pères assemblés ordonnèrent que son argent serait mis en terre avec lui, et que tous diraient à haute voix : Que votre argent puisse périr avec vous! Saint Grégoire dans des Dialogues raconte une histoire toute semblable, d'un Religieux de son Monastère, à qui l’on trouva après la mort trois écus, et qui par son ordre fut enterré avec son argent, non en terre sainte, mais dans un fumier, pendant que les frères autour du corps ciraient d'une voix lugubre: Que votre argent puisse périr avec vous! Punition terrible, mais juste, et capable d’effrayer tous les Religieux qui détournent à leur propre usage quelque chose de la maison, à l’insu de leur Supérieur.

Troisièmement, le bois de la vigne sèche bientôt, et brûle aisément, en quoi il désigne la chasteté dont les Réguliers font profession, et par où ils ont le bonheur d’être semblables aux Esprits célestes. Car rien n’est plus nécessaire pour la conservation de cette vertu, que de dessécher les humeurs, qui sont la matière des flammes impures de l’amour sensuel, et de diminuer le trop d’embonpoint à force de jeunes et d’autres mortifications. De cette sorte la chair étant affaiblie, l’esprit en devient plus fort, et le vieil homme dompté cherche à vivre, comme disait saint Hilarion, et non pas à se divertir. L’âme après cela, comme le bois sec, prend feu aussitôt, et s’embrase du divin amour, n’ayant plus que du dégoût pour les voluptés de la chair, et à l’exemple de saint Augustin, pouvant aisément se passer de ces faux plaisirs, depuis que Dieu lui a donné un avant-goût des douceurs du Ciel. Pour mettre donc la réforme dans un Ordre Religieux, il faut éloigner de ceux qui en sont, tout ce qui peut leur faire perdre le trésor inestimable de la chasteté.

Quatrièmement, on plante les vignes, non pas au hasard ni en confusion, mais de suite et avec ordre, selon le précepte du Poète le plus entendu dans l’Agriculture. Or il est certain qu'il n’y a rien de plus nécessaire ni de plus essentiel aux Sociétés Religieuses que le bon ordre. Aussi les appelle-t-on communément Ordres : on dit l’Ordre de saint Augustin, l’Ordre de saint Benoît, et on les compare justement à des Armées rangées en bataille. Mais en quoi consiste cet ordre? En ce que tous ont la même règle, soit écrite, soit vivante; et ce qu’on nomme règle vivante, c'est le Supérieur, qui de vive voix dirige ceux qu’il a sous sa charge. Une Religion n’a donc pas besoin de réforme, si l’on en veut croire saint Augustin, lorsque tout y est si bien ordonné, que les supérieurs commandent avec beaucoup d’autorité, et les inférieurs obéissent avec beaucoup de soumission. Saint Bernard dit à peu près la même chose; car selon lui, l’ordre est observé dans une Communauté régulière, quand la règle y est gardée, et qu’on rend une obéissance exacte au Supérieur, à moins qu'il n’ordonne des choses manifestement contraires à la Loi de Dieu : car en ce cas-là on lui devrait dire hardiment ce que les Apôtres dirent au grand Prêtre des Juifs : Nous sommes plus obligés d'obéir à Dieu qu’aux hommes.

Cinquièmement, la vigne rampe à terre, si elle n’est soutenue; ce qui montre que le Religieux qui a embrassé un genre de vie très parfait, et ne même temps très pénible, doit se défier de ses forces, et mettre tout son appui en celui qui dit : Vous ne pouvez rien faire sans moi. Persuadé de cette vérité, il aura souvent recours à l’oraison, et, fortifié de la grâce, il ne succombera pas sous le faix, il ne se dégoûtera pas de son état; il éprouvera au contraire qu’il n’y a rien de plus doux que le joug de Notre-Seigneur, rien de plus léger que son fardeau.

Enfin, quoique le bois de la vigne soit difforme, fragile, tortu, et presque inutile à tout, il ne laisse pas de porter un fruit très doux et très agréable, dont on fait le vin qui réjouit le cœur : mais s’il est vieux, et qu'il ne produise plus rien, on l’arrache, parce qu'il n’est bon qu’à brûler. Ainsi un vrai Religieux, qui s’acquitte comme il faut de son devoir, produit des fruits excellents, et qui sont au goût de Dieu et des hommes, parce qu’en tout temps, en tout lieu, en toute occasion il glorifie le Seigneur par le sacrifice qu'il lui fait de sa volonté. Car qui obéit aux Supérieurs, obéit à Dieu. Or il est constant que l'obéissance est une espèce de sacrifice d’excellente odeur, et préférable aux victimes qu’on lui offrait autrefois, puisque selon la remarque de saint Grégoire, dans les victimes on immole une autre chair que la sienne, et que par l’obéissance on sacrifie sa volonté propre.

Que chacun considère donc quel grand trésor de mérites doit acquérir devant Dieu un Religieux dévot et fervent, qui ne fait rien que selon l’ordre de l’obéissance, et qui fait par conséquent tout le long du jour autant de sacrifices que d’actions. Qu’on regarde d’autre part combien de mérites perd à tout moment un Religieux tiède et déréglé, qui n’obéit à ses supérieurs qu’avec répugnance, ou qui par un attachement criminel à sa propre volonté, refuse absolument de leur obéir, c’est-à-dire, d’obéir à Jésus-Christ même, dont ils sont les lieutenants et les ministres.

Après cela je conjure ceux qui ont les premières charges dans les Ordres Réguliers, s’ils gémissent, comme ils doivent, sur les abus qui s’y sont glissés, et que le relâchement de la discipline y a introduits, je les conjure de travailler de toutes leurs forces à les rétablir dans l’état d’où ils sont déchus, et de former de nouveau, dans les maisons qu’ils gouvernent, ceux que leurs pères ont engendrés en Jésus-Christ, jusqu’à ce qu’ils soient de véritables images et des portraits achevés de Jésus pauvre, chaste et obéissant. S’ils s’y emploient tout de bon, ils acquerront devant Dieu et devant les hommes une gloire immortelle. Mais s'ils n’y apportent pas tout le soin qu’ils doivent, et qu’on attend d’eux, ils en répondront à la Justice divine. Et Dieu veuille, que tant qu’ils toléreront le relâchement, ils ne portent par la peine de tous leurs péchés qui se commettront par leurs inférieurs, et du scandale qu'ils causeront non seulement au peuple Chrétien, mais aux Païens même, aux Mahométans, aux Hérétiques, parmi lesquels le nom de Dieu est blasphémé et l’Évangile méprisé.

Je finis en réduisant brièvement à quatre choses principales, tout ce qu’il y a eu de plus important pour la réforme dont nous parlons. La première est de ne donner l’habit de la Religion, qu’à ceux qui y semblent manifestement appelés de Dieu. La seconde, de les éprouver tout de bon dans le Noviciat, et de ne les point admettre à la Profession, qu'ils n’aient donné des marques certaines d’une véritable vocation à ce saint état. Car plus la perfection de la vie Chrétienne est élevée, moins il y a de personnes qui en soient capables. La troisième, de les exercer continuellement dans les six vertus que nous avons dit leur être le plus nécessaires, et de leur montrer plutôt par l’exemple que par la parole à les pratiquer. La quatrième, d’observer exactement le Décret du Concile de Trente, qui défend de recevoir dans la Religion plus de sujets quelle n’en peut entretenir, soit de ses propres revenus, soit des aumônes ordinaires. Car tant que l'on fournira aux particuliers les choses dont ils ont besoin, on sera en droit d’exiger d’eux qu'ils fuient tout ce qui ressent la propriété. C'est ce que remarque saint Jérôme, quand il dit qu’anciennement on ne souffrait pas que les Moines demandassent rien, parce que les Supérieurs ne manquaient jamais de pourvoir charitablement et par avance à tous leurs besoins.

     

 

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