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LIVRE TROISIÈME Chapitre VIII Huitième fruit des larmes : Les œuvres de miséricorde. Nous avons fait voir dans le Livre précédent, que nous sommes ici-bas comme dans une vallée de larmes, toujours accablés d’une infinité de maux. Car y a-t-il en ce monde quelque condition qui en soit exempte, s’il est vrai que non seulement les maladies, la pauvreté, l’humiliation, la servitude, sont des misères; mais que les choses qui en doivent être les remèdes, la santé, les richesses, les honneurs, la puissance souveraine, sont elles-mêmes des misères, souvent plus grandes et plus à craindre qu’aucune autre? Cependant pourvu que ces maux excitent en nous de vrais sentiments de compassion pour nos frères, et qu’ils servent à ranimer notre zèle pour leur salut, comme naturellement ils le doivent faire avec le secours de la grâce, nous aurons sujet de nous consoler, et il nous en reviendra de grands avantages. Car la miséricorde est comme un arbre fécond qui produit d’excellents fruits et en abondance; c'est elle en effet qui donne à manger aux pauvres, qui visite les malades, qui console les affligés, qui délivre les prisonniers, qui connaissant les périls où sont exposés ceux qui possèdent de grands biens, qui ont beaucoup de santé, qui sont élevés en dignité et en honneur dans le monde, prie instamment le Seigneur de les assister dans le besoin. Job disait que la miséricorde était sortie avec lui du sein de sa mère, et que depuis ce temps-là elle avait crû avec lui. Puis exposant les effets qu’elle avait opérés en lui, il ajoute : Si j’ai refusé aux pauvres ce qu’ils souhaitaient, et si j’ai fait trop attendre la veuve, qui avait les yeux tournés vers moi : si j’ai mangé seul mon pain sans en faire part au pupille; si je n’ai point assisté celui qui, faute de vêtement, allait mourir; et si j’ai laissé le pauvre tout nu, s’il ne m’a remercié de l’avoir garanti du froid, quand je l’ai couvert de la laine de mes brebis, je consens que mon épaule soit séparée de mon corps, et que mon bras soit brisé avec tous ses os. J’ai été, dit-il en un autre endroit, l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux : j’étais le père des pauvres, et quand je ne savais pas bien le fond d’une affaire, dont je devais être le Juge, j’avais un grand soin de m’en faire instruire. Ceux que je voyais abuser de leur puissance, je leur cassais les dents, et je leur arrachais la proie de la bouche. Voilà ce que Job disait de lui-même; par où il déclare que non content de faire part de ses biens aux personnes nécessiteuse, de les nourrir, de les habiller, il les assistait encore de ses conseils : car c’est ce que signifient ces paroles : J’ai été l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux; et de plus, il les défendait contre ceux qui les opprimaient, en arrachant, pour ainsi dire, à ces injustes ravisseurs la proie qu’ils tenaient déjà, et qu’ils allaient dévorer. Quant au mérite des œuvres de miséricorde, on peut juger combien il est grand par les promesses avantageuses que Dieu fait dans les Écritures, aux personnes charitables. L’aumône est louée par les Sages, par les Prophètes, par les Anges, par le Sauveur même. Salomon le Roi le plus éclairé qui fut jamais, assure que celui qui donne aux pauvres, ne sera point pauvre lui-même, et que jamais il ne manquera de rien. Ce que saint Basile explique par une comparaison. Il en est de même, dit-il, que des puits, dont les eaux sont d’autant meilleures et plus abondantes, qu’on en tire davantage, au lieu qu’elles diminuent et se corrompent dès qu’on cesse d’en tirer. Tobie qu’on peut justement compter parmi les vrais Sages, donnait ce précepte à son fils : Faites l’aumône de votre bien, et ne détournez le visage d’aucun pauvre qui vous tend la main; car par-là vous mériterez que le Seigneur ne détourne point la vue de dessus vous. L’aumône délivre de tout péché et de la mort; et ceux qui la font ne tombent point dans l’abîme. Que peut-on promettre de plus souhaitable? Tous ceux, poursuit-il, qui donnent l’aumône, peuvent s’assurer que Dieu leur fera de grands biens. Le Prophète Daniel conseillait à un Roi Païen d’expier ses crimes par l’aumône. Isaïe animé d’un semblable zèle, recommande à tous la pratique des œuvres de miséricorde. Partagez, dit-il, votre pain avec les pauvres, et recevez dans votre maison ceux qui ne savent où loger. Quand vous verrez un homme nu, donnez-lui de quoi se couvrir, et ne méprisez pas votre frère. Alors votre lumière brillera, comme celle du matin; vous serez bientôt guéri de toutes vos infirmités; votre justice ira devant vous, comme portant le flambeau, et le Seigneur dans sa gloire sera votre protecteur. Voilà les magnifiques promesses que Dieu fait aux riches charitables. On ne peut rien imaginer de plus consolant pour eux : car il leur promet de les éclairer d’une lumière céleste, sans comparaison plus claire et plus vive que celle du soleil levant, et de les guérir de la plus mortelle de leurs plaies, qui est le péché; il assure de plus, qu’étant justifiés par sa grâce, ils feront une infinité de bonnes œuvres, qui leur acquerront une gloire solide et durable, non seulement devant lui, mais même devant les hommes; car c’est ce qu’il veut dire par ces mots : Votre justice ira devant vous, et vous serez environnés de la gloire du Seigneur. Enfin il leur dit qu’il leur accordera leurs demandes; ce que les Septante expriment plus clairement en ces termes : Alors vous crierez, et Dieu vous exaucera; vous n’aurez pas encore achevé votre prière, qu’il vous répondra: Me voici. L’Apôtre saint Paul dit beaucoup en peu de paroles, lorsqu’en la personne de son cher Disciple Timothée il avertit tous les Fidèles de donner l’aumône de bon cœur, et d’amasser pour l’avenir un trésor, sur lequel ils puissent fonder une ferme espérance de la véritable vie. Il nous représente l’aumône, comme la disposition à la vie dont nous jouirons après celle-ci. Car amasser un trésor qui serve de fondement à la vraie vie, qu’est-ce autre chose qu’acheter à peu de frais de quoi faire les fondations d’un édifice aussi solide et aussi inébranlable, qu’est la vie ou la béatitude éternelle? Or il n’y a point de vraie vie que celle qui dure toujours; car celle qui passe, n’est rien, ou n’est tout au plus, selon saint Jacques, qu’une légère vapeur qui parait, et qui disparaît presque en même temps. Mais écoutons ce que l’Ange Raphaël dit sur cela à Tobie : L’aumône délivre de la mort, et efface les péchés. C'est par elle qu’on obtient miséricorde, et qu’on gagne la vie éternelle. Voilà comme parle un Ange envoyé de Dieu, et on le doit croire, puisqu’il voit la vérité dans sa source, et qu’ayant pour nous un amour sincère, il ne peut vouloir nous tromper. Enfin Jésus-Christ, qui est la sagesse de Dieu, qui est Dieu lui-même, promet en beaucoup d’endroits de l’Évangile de récompenser libéralement jusques à la moindre aumône. Allez, disait-il à un jeune homme qui lui demandait ce qu’il fallait faire pour être sauvé; allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le Ciel. Quel prodigieux gain fait un homme, qui en donnant à un de ses frères un morceau de pain, ou une pièce d’argent, que la mort lui ôterait tôt ou tard, acquiert un trésor qu’il possédera éternellement dans le Ciel? Notre-Seigneur dit une autre chose fort remarquable; il dit qu’au jour de la Résurrection générale, il mettra en possession de son Royaume céleste ceux qui auront donné aux pauvres, de quoi manger, de quoi boire, de quoi s’habiller; qui les auront retirés chez eux, qui les auront visités dans les hôpitaux ou dans les prisons. Et afin qu’on sache que les œuvres de charité lui plaisent extrêmement, et sont d'un fort grand mérite devant lui, il ajoute : Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un des plus petits de mes frères, vous me les avez faites à moi-même. Par tout ce discours on peut voir combien il importe d’exercer la charité envers le prochain, et combien il est utile, pour s’y exciter, de considérer souvent les misères que souffrent sans aucun secours les membres de Jésus-Christ. Mais on n’aura pas moins de compassion pour les riches cruels et avares, si l’on regarde les terribles châtiments dont Dieu les menace. A l’égard des pauvres, il faut principalement pratiquer les œuvres de miséricorde corporelles; mais les riches n’ont besoin que des spirituelles, c’est-à-dire, de salutaires avertissements, de bons conseils, et de ferventes prières. Car on peut leur appliquer ce que le Sauveur disait de Marthe : Ils sont inquiets, et s’embarrassent de tant de choses, qu’à peine ont-ils un moment ou pour lire, ou pour entendre, ou pour méditer ce qui est de leur salut, et ce qui regarde la vie éternelle. C'est pourquoi ils devraient avoir un ami fidèle et prudent, qui eût soin dans l’occasion de les en faire souvenir. Car on peut dire de beaucoup de gens qui ne s’occupent qu’à conserver ou à faire profiter leur bien, que s'ils s’appliquaient une fois à considérer attentivement que Dieu les a faits pour quelque chose de meilleur que tout ce que l'on estime le plus dans le monde, ils diraient peut-être avec Salomon : M’étant mis un jour à examiner tous les ouvrages que j’avais fait faire, et auxquels j’avais travaillé assez inutilement; (il parle de ses palais, de ses jardins, de ses viviers, à quoi l’on peut joindre ses trésors immenses, ses troupeaux, ses terres, ses vignes, ses prés et ses bois) J’ai reconnu qu’il n'y a en cela que vanité, que peine d’esprit, et que rien n’est stable sous le soleil. Combien voyons-nous de gens dans les charges, soit Ecclésiastiques, soit séculières, qui pour s’appliquer avec trop d’ardeur et d’inquiétude, ou à conduire les auteurs, ou à soutenir leurs droits, et à étendre leur autorité, se négligent tout à fait eux-mêmes, et ne pensent à rien moins qu’à leur salut éternel? Qu’ils seraient heureux, si Dieu, pour les réveiller de leur assoupissement, mettait auprès d’eux une personne qui les avertit de leur devoir avec autant de liberté et de zèle que saint Bernard, avertissait autrefois le Pape Eugène son ancien disciple! Sans doute qu’ils apprendraient à mieux gouverner ceux qui sont sous eux, et à se mieux gouverner eux-mêmes; et que pour des biens temporels, ils n’auraient garde de renoncer aux biens éternels. Pour ce qui est de donner conseil à ceux qui en ont besoin, la vraie charité demande qu’on ne flatte point les Grands, qu’on n’affecte point de leur dire des choses douces et agréables, et que jamais on ne leur déguise la vérité. Car il n’y a peut-être rien de plus nécessaire pour eux qu’un fidèle conseiller, qui leur dise hardiment ce qu’il leur importe de savoir, et qui craigne toujours plus de perdre la grâce de Dieu, que la bienveillance de son Prince, Vivez en paix avec tout le monde, dit le Sage, mais choisissez pour votre conseil, un homme seul entre mille. On trouve en effet assez peu de gens qui puissent ou qui veuillent donner de salutaires conseils. C'est ce que remarque le même Auteur en un autre endroit, où il préfère le conseil d’un homme de bien à celui des sages du monde. Un saint homme dit quelquefois mieux la vérité que sept autres qui observent d'un lieu élevé tout ce qui se passe. Il nous avertit encore de ne pas nous adresser à des personnes qui à cause de leur pauvreté ou pour quelque autre raison, peuvent avoir plus d’égard à leur intérêt qu’au notre : Donnez-vous de garde, dit-il, de celui que vous consultez : sachez auparavant quelles sont les choses dont il peut avoir besoin; car il ne s’oubliera pas lui-même : c’est-à-dire, ne prenez pas aisément conseil d'une personne, qu’auparavant vous ne soyez assuré de sa bonne foi, et de son intégrité. Informez-vous premièrement de l’état de ses affaires; car s'il est pauvre, il n’aura en vue dans tous les conseils qu’il vous donnera, que de soulager sa misère. C'est donc une grande charité que de donner de bons conseils aux Rois et aux Princes, surtout quand on est en place; et c'est pour les Rois et pour les Princes un grand bonheur que d’avoir toujours auprès d’eux de sages et fidèles Ministres; mais s’ils en ont de mauvais, et que faute d’en avoir de bons, ils gouvernent mal leurs sujets, ils ne sont pas pour cela excusables devant Dieu, parce qu’ils sont obligés d’examiner et d’éprouver ceux qu’ils admettent dans leur conseil, et à qui ils donnent l’administration de la Justice ou des affaires. Il reste encore un exercice de charité envers le prochain, dont tous sont capables, et qui est également sûr et facile; c'est la prière. Saint Paul en écrit à Timothée en ces termes : La première chose que je vous demande, c'est qu’on fasse des prières, et qu’on rende des actions de grâces à Dieu pour tous les hommes, pour les Rois, et pour toutes les personnes constituées en dignité, afin que nous vivions doucement et tranquillement. Après que l’Apôtre a ordonné qu’on prie généralement pour tous les hommes, il ordonne qu’on prie pour les Rois en particulier; parce qu’en priant pour les Rois et pour toutes les Puissances, on ne prie pas seulement pour eux, mais pour tous les hommes. Car, de la sage conduite de ceux qui gouvernent, dépend le repos et la paix des peuples; c'est ce qui cause l'abondance, ce qui entretien la piété, et ce qui fait en un mot tout le bonheur des états. J’ajoute qu'il y a encore une raison plus particulière de prier Dieu pour les Princes tant Ecclésiastiques que Séculiers; c'est l’extrême danger où ils sont pour leur salut. Car la tête tourne aisément à ceux qui marchent sur le bord d’un précipice, et plus le précipice est profond, plus la chute sera funeste. Si un homme était obligé de passer une rivière creuse et rapide sur un pont étroit et branlant, sans aucun appui de côté ni d’autre; de sorte qu’à tout moment il fût en danger de tomber et de se noyer, ceux qui le verraient dans les périls, trembleraient pour lui, et touchés de compassion lui crieraient qu’il prît garde à lui, l’encourageraient, et prieraient Dieu de le soutenir et de le conduire. Ce pont si étroit, c'est la voie de la justice et de la vertu. Car la vertu est comme une ligne indivisible sur laquelle il est comme une ligne indivisible sur laquelle il faut marcher, sans se détourner à droite ni à gauche. De là vient que le Fils de Dieu disait, comme en gémissant : Qu’étroite est la porte, et qu’étroit est le chemin qui mène à la vie, et que peu de personnes en trouvent l’entrée! Pour ce qui est des gens du commun, s'ils marchent par la voie étroite, ils marchent toujours sur la terre, et ils n’ont pas grand sujet de craindre, ni que le vent les enlève, ni qu’il leur prenne quelque vertige qui soit cause de leur chute. Au contraire les Grands du monde marchent sur un pont fort élevé, où souffle violemment le vent de l’orgueil, et les soins dont ils ont l’esprit occupé et la conscience troublée leur causent de ces vertiges fâcheux, qui les font tomber jusques dans le fond de l’abîme. Qui est-ce donc, s’il est sage, qui veuille prétendre à ces hauts emplois, ou qui puissent s’empêcher d’avoir compassion de ceux qui en sont chargés? C’est pourtant une nécessité qu’il y ait dans l’Église et dans l’État des personnes exposées à tous ces périls : c'est à nous de gémir pour eux, de compatir à leurs peines, de les assister de nos prières auprès de celui qui seul peut les garantir de tout danger, les rendre humbles dans l’honneur, droits et inflexibles dans la justice, courageux dans le péril, infatigables dans le travail, zélés pour le bien de leurs sujets, autant que pour le leur propre, pieux envers Dieu, équitables à l’égard des autres, sobres et tempérants pour eux-mêmes.
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