LIVRE TROISIÈME

Chapitre IX

Neuvième fruit des larmes : Le soulagement des âmes du Purgatoire.

Nous avons fait voir ailleurs que le Purgatoire est plein d’une multitude d’âmes presque innombrable, et qu’elles y souffrent des peines très rigoureuses et très longues. Il faut montrer maintenant quel fruit on peut recueillir de la considération de ces peines. Certainement si on les regarde avec attention et à loisir, il est impossible que l’on n’en soit attendri et effrayé tout ensemble. La compassion produira un désir ardent et efficace de soulager ces saintes Âmes par des œuvres satisfactoires, par des prières, par des jeûnes, par des aumônes, et surtout par le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ. Or la charité qu’on exerce à leur égard, est une manière de commerce très louable et très juste, par où l’on gagne infiniment; car c’est comme si quelqu’un prêtait son argent à plusieurs personnes, et que chacun d’eux lui en payait tout l’intérêt. Expliquons ceci.

Un homme prie pour les morts par charité, avec dévotion, et avec une ferme confiance en la miséricorde de Dieu. Premièrement il mérite pour lui-même la vie éternelle; car sa prière étant faite en état de grâce et par le motif de la charité, c'est une œuvre sainte et digne par conséquent de la gloire; suivant ce que dit le Sauveur dans l’Évangile : Lorsque vous voudrez prier, entrez dans votre chambre, et ayant fermé la porte, priez votre Père, dans quelque endroit bien caché, et votre Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en récompensera, à proportion de votre mérite. Secondement cette prière est satisfactoire, et celui qui la fait en cède le fruit au mort, pour lequel il prie selon l’usage de l’Église. Elle est dis-je, satisfactoire, parce que c'est une oeuvre pénible, que Dieu veut bien recevoir comme un châtiment volontaire, et comme une juste satisfaction qui se fait à sa Justice. Enfin la même prière par forme d’impétration, est utile au mort, en faveur duquel elle obtient de Dieu, ou qu’il le délivre du Purgatoire, ou qu’il diminue ses peines. Car ce que les Justes demandent, le Sauveur leur a promis qu’il le leur accordera. Croyez, dit-il, qu’on ne vous refusera rien de ce que vous demanderez, et vous l’obtiendrez. Voilà comme on gagne triplement en intercédant pour les morts. Ajoutez que les Âmes pour lesquelles on prie n’oublieront pas la charité qu’on leur fait, et n’en seront pas ingrates; mais que quand elles seront une fois arrivées au Ciel, elles prieront à leur tour pour leurs bienfaiteurs.

Le jeûne offert pour ces Âmes affligées, est aussi d’une grande utilité; car comme il est méritoire, il ne sert pas peu à celui qui jeûne. C'est ce que marquent ces Paroles du Sauveur : Lorsque vous jeûnez, parfumez-vous la tête, et lavez-vous le visage, afin qu’il paraisse que vous jeûner non pour attirer les yeux des hommes, mais pour attirer ceux de votre Père, qui est caché et invisible; et votre Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en donnera la récompense. De plus le jeûne en tant que satisfactoire, soulage les morts. Car ce ne fut pas sans raison que David ayant appris la mort de Saül et de Jonathas, et la défaite d’une grande partie du Peuple de Dieu, jeûna jusqu’au soir, avec tous ses gens. Enfin la personne même qui jeûne en tire un grand avantage; car quand les Âmes, pour lesquelles on jeûne, seront au Ciel, elles sauront bien reconnaître la faveur qu’on leur aura faite. Tout ce qu’elles auront de crédit auprès de Dieu, elles l’emploieront pour leurs libérateurs, et leur prière sera exaucée, comme procédant d'une parfaite charité.

Il en est de l’aumône comme de la prière et du jeûne à l’égard des Âmes du Purgatoire. Car en premier lieu elle est nécessaire aux pauvres, à qui on la fait, et dont on gagne l’affection, afin qu’un jour on en soit reçu dans les demeures éternelles. En second lieu, les morts en profitent, et ce sont aussi de puissants amis que nous nous faisons pour avoir place avec eux et par leur moyen dans le Royaume éternel. Enfin par l’aumône Dieu devient notre débiteur, puisque, comme dit le Sage, c’est lui prêter à usure, que d’avoir pitié du pauvre. Il nous promet par la bouche même de son Fils qu’il nous en paiera l’intérêt. Lorsque vous donnez l’aumône, dit Notre-Seigneur, cachez tellement à votre main gauche ce que fait votre main droite, que votre aumône ne paraisse point; et votre Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en récompensera.

Quant au Sacrifice de l’Autel, tout le monde sait qu'il est très utile et à ceux qui l’offrent, puisqu’ils ne peuvent rien offrir de plus agréable à Dieu, et en général à tous les fidèles soit vivants soit morts, mais surtout aux morts, qui, comme on l’a su par plusieurs visions, souhaitent avec ardeur, et demandent avec instance qu’on l’offre pour eux, afin qu’il plaise à la Justice divine de les délivrer de leurs peines, ou d’en adoucir la rigueur. C'est aussi le sentiment de saint Grégoire, du Bienheureux Pierre de Damien, et du vénérable Bède. Il est rapporté dans la vie de saint Nicolas de Tolentino, qu'un jour il lui apparut un grand nombre d’âmes, qui d'une voix triste et plaintive le conjuraient de les assister de quelques Messes, n’y ayant rien qui fût plus capable de les soulager dans leurs tourments.

Par tout ce que nous venons de dire, il paraît manifestement qu’on gagne beaucoup, soit à faire la charité, soit à jeûner et à pratiquer d’autres pénitences, soit à prier et à offrir le Sacrifice de la Messe pour le repos des Âmes, qui du fond du Purgatoire implorent notre assistance. Mais il y a de certains esprits ou libertins, ou dissipés, qui n’en croient rien, ou qui n’y font nulle attention. De là vient que méprisant ou négligeant un gain si considérable, ils gardent pour eux leurs biens, ou s'ils les emploient, c'est à satisfaire leur sensualité ou leur ambition. Ainsi les biens qui leur devraient servir de degrés pour monter au Ciel, leur servent de degrés pour descendre dans l’Enfer.

Mais ce gain, nous disent-ils, est un gain imaginaire; on nous le promet, et nous ne le voyons point : l’argent, au contraire, nous le voyons, nous le touchons,, il nous sert pour toutes les nécessités, et pour les délices même de la vie. C'est ainsi que doivent parler des hommes charnels, qui jugent des choses plutôt par les sens que par la raison. Dites-moi, qui que vous soyez, lorsque vous semez, plaignez-vous le grain que vous jetez dans la terre, et n’êtes-vous pas bien aise de le perdre dans l’espérance d'en recueillir deux fois plus? Ne donnez-vous pas ainsi volontiers ce que vous voyez, et ce que vous avez entre les mains, pour ce que vous ne voyez pas encore? Vous me répondez que si vous ne voyez pas la moisson, vous prévoyez qu’elle se fera dans son temps; et moi, je vous dis qu’un vrai Chrétien ne peut ignorer que pour peu qu’il donne aux pauvres, il en recevra une très ample récompense. Mais il y a bien à dire entre vous et lui : car votre espérance est incertaine : une trop longue sécheresse, de trop grandes pluies la peuvent ruiner; le blé même dans vos greniers peut se gâter; et êtes-vous sûr que les voleurs, ou par force, ou par artifice, ne vous l’enlèveront point? Mais l’espérance d'un homme de bien n’est jamais trompée; il ne peut manquer de faire une abondante récolte, et s'il se garde de pécher, ce qu’il donnera aux pauvres lui sera rendu au centuple. Car la parole de Dieu demeure éternellement.

Et pour reprendre la comparaison que nous avons déjà faite, ou pour l’éclaircir par une autre toute semblable : si un homme donne mille écus à un négociant, avec lequel il a fait un contrat de société, n’expose-t-il pas son argent à de grands risques? Ne peut-il pas arriver que le négociant périsse sur mer avec tout ce qu’il a d’effets, ou qu’il soit pris par les corsaires; ou que voyageant par terre, il tombe entre les mains des voleurs, ou que, pour avoir tout le gain, il use de quelque supercherie? Tous ces dangers sont communs; et combien de gens qui espéraient de s’enrichir par le commerce, font-ils banqueroute, et sont-ils réduits à la dernière misère? Il en est tout autrement de ceux qui négocient avec Dieu. ils ne risquent rien; et jamais on n’a vu personne, qui pour avoir fait la charité ou aux vivants, ou aux morts, se soit appauvri. Car Dieu qui jamais ne se laisse vaincre en bonté et en libéralité, augmente d'une manière admirable les biens de ceux qu'il voit portés à subvenir aux nécessités de leurs frères.

Nous en avons un exemple mémorable dans la multiplication miraculeuse des cinq pains et des deux poissons; car parce que les Apôtres qui n’avaient que cela pour vivre, le cédèrent de bon cœur à une grande multitude de gens pressés par la faim, dans un lieu désert, où tout leur manquait, Jésus multiplia tellement ce peu de pains et de poissons, qu’après que tout ce grand monde en eut mangé et fut rassasié, ils remportèrent douze corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés, et qui suffirent pour les nourrir durant plusieurs jours. Nous avons beaucoup d’exemples pareils dans les vies des Saints, et particulièrement dans celle de l’admirable saint Jean l’Aumônier, Patriarche d’Alexandrie. Il semble qu’il y eût une espère d’émulation entre Dieu et lui; car plus il faisait de largesses aux pauvres, plus Dieu lui donnait de quoi en faire de nouvelles.

     

 

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