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LIVRE TROISIÈME Chapitre X Dixième fruit des larmes : Le mépris du monde, et l’amour de Dieu. Les larmes que cause l’amour du souverain bien, et le désir de la claire vision de Dieu, dans laquelle consiste notre vraie béatitude, produisent deux fruits excellents, le mépris du monde, et le soin de plaire à Dieu en toutes choses. Quant au mépris du monde, il est clair que c’est un effet du divin amour. Car premièrement le Sauveur du monde assure qu’il est impossible de servir deux maîtres tout à la fois, et qu’il faut nécessairement haïr l’un et aimer l'autre, ou si l’on a du respect pour celui-là, avoir du mépris pour celui-ci. Mais ces deux maîtres si opposés, qui sont-ils? Il le déclare par ces paroles : Vous ne pouvez servir Dieu, et le Démon des richesses. Il veut dire que le service de Dieu est incompatible avec l'amour des biens de la terre. Il en pourrait dire autant de la vaine gloire, et de l’attache aux plaisirs sensuels. Car le monde ou l’esprit du monde est renfermé dans ces trois violentes passions. Je ne parle pas du monde, qui, selon saint Jean, a été fait par le Verbe, et qui comprend le Ciel et la terre avec tout ce qui y est contenu; mais d’un autre qui est ennemi de Dieu, et dont le même Apôtre fait le caractère, quand il dit que dans le monde il n'y a que concupiscence de la chair, que concupiscence des yeux, qu’orgueil de la vie. Si quelqu'un aime le monde, ajoute-t-il, l'amour du Père n'est point dans lui. Il faut donc distinguer deux maîtres, Dieu et le monde. Quiconque aime Dieu, hait et méprise le monde; et quiconque aime le monde, hait et méprise Dieu. Appliquons à ces deux amours ce que dit saint Augustin, de l’amour de Dieu, et de l’amour propre. Deux amours ont bâti deux Villes, l’une terrestre, et l’autre céleste. La première a été bâtie par l’amour propre, qui va jusques au mépris de Dieu; la seconde par l’amour de Dieu, qui va jusques au mépris de soi-même. L’amour propre enferme les trois passions dominantes, qui sont comme nous avons dit, la mollesse, l’avarice et la vaine gloire; ou pour mieux dire, il est comme la racine d'où sortent ces trois grandes branches, qui ne portent que des fruits de malédiction et de mort. Il est donc constant, et c'est notre divin maître qui nous en assure, que comme l'amour du monde inspire le mépris de Dieu, de même l’amour de Dieu inspire le mépris du monde. De là vient que quiconque aime Dieu de tout son cœur, hait aussi le monde de tout son cœur; et l’on doit en être parfaitement convaincu non seulement par l’autorité de l’Évangile, mais par l’exemple de tous les Saints, qui ont témoigné en toute occasion une haine extrême pour le monde. En quoi ils ont imité le Saint des Saints, qui n’a jamais eu rien de commun avec le monde, et qui a toujours préféré la pauvreté, le travail, la douleur, et l’humiliation aux richesses, au repos, aux délices, et aux vaines grandeurs de la terre. Son saint Précurseur s’étant retiré dans un désert, dès ses premières années, n’avait ni biens, ni commodités, ni plaisirs, et vivait seul sans maison, sans toit, sans autre habit qu’un rude cilice de peau de chameau, et sans autre nourriture, que des sauterelles et du miel sauvage. Les Apôtres, avec quelle austérité ont-ils vécu? Saint Paul répondant pour tous; Il semble, dit-il, que Dieu veuille qu’on nous regarde, nous autres Apôtres, comme les derniers des hommes et comme des gens que l'on destine à la mort. Jusqu’à cette heure nous avons souffert la faim, la soif, la nudité; c'est à qui nous donnera des soufflets; nous n’avons point de demeure stable; on n’a pas pour nous plus d'égard que pour ce qu’il y a de plus vil au monde. On peut voir par-là combien étaient éloignés de l’amour des choses présentes ceux qu’on rejetait comme les balayures du monde, quoiqu’ils fussent dignes de tout honneur aux yeux de Dieu et des Anges. J’omets ici les exemples d’un grand nombre de sains Évêques, qui faisant profession de la pauvreté de Jésus-Christ, se sont toujours déclarés ennemis du siècle. Je ne parle point non plus de tant de saints Anachorètes, qui entièrement séparés du reste des hommes, manquaient la plupart du temps des choses nécessaires à la vie, ni de ces troupes innombrables de saints Religieux, qui assemblés dans des Monastères, témoignaient beaucoup plus d’amour pour la pauvreté et pour le mépris, que les mondains ne font paraître de passion pour les richesses et pour la gloire. En un mot, je ne dis rien d’une infinité d’autres personnes éminentes en vertu, de tout âge, de tout sexe, et de toute condition, qui pour l’amour de Notre-Seigneur ont foulé le monde aux pieds avec toutes ses délices et tous ses honneurs. Joignons la raison aux exemples. Il est certain que rien ne semble plus beau ni plus estimable que ce qu’on aime ardemment, et que tout le reste paraît peu de chose en comparaison. Saint Augustin parle d’un jeune homme de son âge et de son pays, pour qui il avait tant d’attachement, qu’il ne pouvait vivre sans lui. Cet ami intime étant venu à mourir, il en ressentit tellement la perte, qu’il s’imaginait avoir l’esprit enveloppé de ténèbres. Tout ce qu’il voyait, lui représentait la mort, tout lui parlait de la mort; c’était un supplice pour lui que de demeurer dans sa maison et dans sa patrie où était mort celui qu'il aimait. Ses yeux cherchaient partout son ami, et son ami ne paraissait point; et parce qu’il ne le voyait plus, il ne voyait rien qui ne lui parût insupportable. Ainsi l’affection qu'il portait à ce cher défunt, lui faisait trouver toutes choses tristes et amères. Si l'amour de bienveillance pour une personne qu’on a tendrement aimée, et dont on est séparé, sans que jamais on puisse espérer de la revoir en ce monde, si cet amour, dis-je, peut nous rendre désagréables tous les plaisirs de la vie, que ne ferait pas l'amour de concupiscence, qui est plus actif et plus fort? Et si l’amour d’une créature mortelle a tant de pouvoir, quel pouvoir faut-il qu’ait l’amour du Créateur, qui est la douceur, la bonté, la grandeur, et la beauté même? ceux-là le savent et l'ont souvent expérimenté, qui loin du tumulte et de l’embarras du monde, contemplent dans une sainte retraite, avec un cœur pur, cet aimable objet. Et je ne m’étonne pas qu'ils en soient charmés; ce qui m’étonne, c'est qu’après cela ils puissent penser ou s’attacher à quelque autre chose. C'est sans doute un excellent fruit de la componction et des larmes, que d’éteindre dans nos cœurs l’amour des choses du monde; mais c’en est un autre non moins estimable, de nous exciter à servir Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l’ardeur possible. Car ceux qui n’aiment point Dieu, ou qui l’aiment peu, ne se soucient guère si ce qu’ils font et ce qu’ils disent, lui est agréable ou non. Aussi accumulent-ils péchés sur péchés; au lieu que ceux qui l’aiment tout de bon, et qui désirent passionnément d’en être aimés, n’ont rien plus à cœur que de lui plaire dans toutes leurs œuvres et dans toutes leurs paroles. Ils s’imaginent entendre toujours le Prophète qui leur dit : O homme, je vous apprendrai ce qui est bon, et ce que le Seigneur demande de vous. Ce qu'il demande, c'est que vous pratiquiez la justice, que vous aimiez la miséricorde, et que vous marchiez avec beaucoup de circonspection devant votre Dieu. La perfection de la vertu consiste donc à savoir mêler la miséricorde avec la justice, et tempérer l’une par l’autre; car sans la miséricorde, la justice dégénère en sévérité, et sans la justice, la miséricorde se tourne en une molle indulgence qui tolère les plus grands désordres. Pour allier ces deux vertus, il n’y a rien de meilleur que de marcher avec circonscription devant Dieu, c’est-à-dire, que d’avoir Dieu toujours présent à l’esprit, et d’examiner avec soin comment on pourra lui plaire en toutes choses. C'est ce que Dieu même recommanda particulièrement au Patriarche Abraham. Marchez, lui dit-il, en ma présence, souvenez-vous que je vous vois, et vous serez parfait. C'est ce qu’observait le Prophète Élie qui jurait souvent par le Seigneur, en la présence duquel il était. C'est aussi ce que l’Apôtre pratiquait excellemment, quand il disait : Nous souhaitons rien tant que de sortir de ce corps, et d’aller à Dieu. C'est pourquoi nous nous efforçons de lui plaire, et durant la vie et à la mort. Et de vrai, il n'y a rien qui excite plus à servir Dieu, et à faire en tout sa volonté, qu’un amour sincère pour lui, et une sainte impatience de le voir et de le posséder à jamais.
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